Scritture di sé in sofferenza
Orazio Maria Valastro (a cura di)
M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010
ÉCRIRE ET S'ÉCRIRE EN PRISON
Lionel Rebout
rebout.lionel@live.fr
Après des études en histoire
de l’art, je soutiens une thèse en philosophie au printemps
2009 à Paris Nanterre: «Processus de visibilisation et mode
d’apparaître en milieu carcéral». J’ai observé des détenus
écrire ou étudier en prison, et ai participé à un atelier
d’écriture.
Dans cette contribution,
j’entendrai l’écriture de soi au sens de la subjectivité,
c’est-à-dire un rapport à soi nécessairement recomposé et
remis en cause dans le champ carcéral, cadre décontenançant
par la force des choses et source d’une souffrance originale
dans la vie d’un homme. Et j’entendrai l’écriture de soi dans
ses rapports à l’écriture en tant que technique, pratique
de l’intime pour approcher, saisir, questionner l’autre écriture,
celle de soi. Ainsi j’interrogerai la prison lorsqu’elle touche
au fondement de l’être, de celui qui est enfermé et j’interrogerai
les rapports et les conditions de l’écriture en prison entretenues
pour les détenus et leur environnement.
Ma démarche va s’appuyer dans un premier temps sur l’expérience
carcérale, telle que j’ai pu l’observer ces dernières années,
avant de retravailler des concepts dans un second temps, ceux
de Foucault et de la philosophie plus largement. Prenant conscience
de la place limitée qui m’est offerte ici, place heureuse
néanmoins, je me contenterai de tracer les grandes lignes
d’une réflexion embryonnaire et un début de problématique.
J’ai la faiblesse de croire que ces prémices seraient susceptibles
d’être repris et amplifiés par d’autres. Et ce avec talent.
1. Dire et écrire en prison
D’emblée la prison opère une distinction et même une opposition
entre dire et écrire. Pour dire qu’il est en prison, le détenu
prendra sa plume. Ecrire aux proches afin de signaler sa présence
derrière les barreaux ou plutôt son retrait de l’espace public.
Magnanime, la prison offre les premiers timbres, faute de
voix, et ainsi permettre la courtoisie d’annoncer la sinistre
nouvelle. Voilà donc l’arrivée en prison. Voici donc par ailleurs
la première confrontation à l’écrit dans sa dimension personnelle.
L’autre confrontation à l’écrit serait le dossier de l’instruction
qui s’épaissira à vue d’œil, alourdi par une expertise, une
commission rogatoire, un procès-verbal, acte probant et codifié:
dimension publique et régie de l’écriture, sur laquelle le
détenu ne peut presque rien, sauf à écrire à son avocat, voire
au magistrat instructeur.
Nous sommes là devant une contradiction majeure. La procédure
judiciaire et l’Administration pénitentiaire se plaisent à
utiliser la voie de l’écrit pour notifier, enregistrer alors
que le délinquant est dans la plupart des cas en déficit de
langage, d’élaboration symbolique. D’où son passage à l’acte
souvent selon certaines thèses en sociologie [1].
De ce point de vue, s’installe un hiatus entre la main qui
a méfait, langage agi, et une langue contrainte à écrire,
à défaut de s’écrier.
La quasi-totalité des rapports institués avec l’Administration
se déploient dans l’écrit: formulation d’une demande, d’une
permission, d’une information. Un code s’établit et de fait
constitue matière à un diagnostic. Précisément, il est préférable
de suivre une forme de politesse, l’emploi d’un ton amène.
Sans cela, la demande peut se trouver rapidement au fond d’une
poubelle. Epreuve ou épisode qui permet à l’Administration
de jauger le détenu, son caractère et son évolution. L’écriture
est donc un filtre, un moyen, un poste d’observation, une
zone de contact et de confrontation entre deux parties opposées
par nature.
2. L’écriture: d’un mode de communication à une technique
de soi
En dehors de l’usage de l’écriture, voie principale de la
communication institutionnelle, l’écriture prend ou retrouve
selon le contexte une place autre, un usage plus noble, car
plus constructif pour l’individu détenu. Ecrire réclame du
temps en fonction de l’importance de l’exercice.
Il existe en prison des vrais temps d’écriture: la nuit, le
week-end, en vue d’envoyer le courrier au bon moment; existe
aussi une économie de l’écriture: recherche d’enveloppes et
de timbres, conseils pour toucher au but, notamment pour ceux
qui manient moins bien la langue. L’écriture permet aussi
de faire passer le temps. C’est une pratique occupationnelle
ou voulue comme telle. Bien des détenus s’appliquent à écrire
et retrouvent le sens de l’écriture. Et ce d’autant plus,
lorsqu’il s’agit d’écrire à la famille, à l’épouse, liens
à conserver, à entretenir [2].
D’où des précautions malgré les fatales incompréhensions et
maladresses.
La relation épistolaire ouvre le champ de l’intime: il faut
se raconter, raconter la prison et l’affaire, se justifier
peut-être face aux critiques. C’est là dans l’écriture qu’une
souffrance s’expose, est rendu lisible à l’autre dont on attend
un réconfort. La prison est souvent synonyme de souffrance:
remords lorsqu’on est coupable ou en capacité de se sentir
coupable; éloignement forcée de la compagne et des enfants;
deuil d’une vie passée, d’une vie perdue; vie déracinée, tronquée,
une vie placée à l’ombre. D’où des difficultés à apparaître
au grand jour.
Parfois des détenus retrouvent les joies de l’écriture par
la reprise des études. Mais plus encore quand c’est le moyen
de communiquer avec l’extérieur. Certains détenus diront apprécier
ces moments d’écriture et la tournure qu’elle prend quand
il y a derrière les mots une vive émotion. J’ai entendu des
détenus dire qu’ils écrivaient pour la première fois à leur
compagne ou qu’ils n’avaient jamais eu ce type de moments,
a priori de qualité avec celles-ci. Etrange impression. Autre
façon d’apparaître.
3. La prison: une nouvelle écriture de soi
La prison impose par son cadre exceptionnel pour celui qui
est détenu et parfois pour celui qui y travaille une nouvelle
relation à soi-même. En cela la prison n’est pas directement
une nouvelle écriture de soi mais davantage une tournure stylistique
différente, adaptée. Dit en des termes plus sociologiques
des adaptations secondaires (Goffman). La prison entraîne
par son poids, sa routine ou par le choc de l’arrivée et par
la durée une forme de violence et une recomposition de l’individu
incarcéré. C’est la subjectivité de la personne détenue dont
il est question ici. En cela nous attirons l’attention sur
ce que l’écriture autorise, permet dans son nouveau rapport
à soi; sur la prison quand elle induit, incite des comportements
autour de l’écriture au travers des animations comme un atelier
conduit par un écrivain; sur ce que permet l’écriture quand
elle parle de souffrance, de l’être enfermé.
Ici il ne s’agit pas de reproduire avec une certaine candeur
généreuse le poème d’un détenu quand bien même serait-il de
grande facture; il s’agit de gratter plus loin, de déceler
le palimpseste de l’âme qui souffre derrière une écriture
sociale de l’être, une écriture obligée et codifiée, elle-même
source de souffrance. Comment s’écrire en prison? Comment
déployer une subjectivité, un rapport à soi lorsque le détenu
est empêché d’apparaître au grand jour? Lorsque sa prérogative
tronquée qu’est la présentation de soi le place dans le corps
d’exception? Alors qu’il y aurait d’autres voies de passage,
comment l’écriture vient tracer des passerelles entre les
sphères publiques et privées? Comment l’écriture retourne
sans cesse comme un boustrophédon l’intime et l’extime?
Une voie d’accès au champ carcéral est d’interroger le détenu
dans son incapacité à apparaître au grand jour, sujet de la
thèse que j’ai achevée récemment. De ce point de vue, l’écriture
permet une première apparition, diaphane sans doute, hésitante
et vacillante, mais apparition tout de même. Si je définis
le mode d’apparaître comme l’entrée symbolique d’un individu
au monde (Arendt) [3], sa
mise au monde en quelque sorte, je dois admettre que l’écriture
de soi serait une première mise en scène, un acte théâtral,
s’appuyant sur une grammaire pour partie universelle, un donné
anthropologique, destiné à communiquer et à rendre consistant
le mollusque que nous sommes.
En tant que pratique l’écriture est une manifestation de ce
mode d’apparaître, un acte fort, un acte de dignité (une dignité
en acte), un acte qui fait dialoguer des symboles entre eux.
Et c’est précisément à cet endroit que la prison blesse l’individu
qui sort du monde de l’apparition par son entrée-exit de l’espace
carcéral. L’herbe se fait moins verte; la vie s’essouffle,
se dégonfle. Dit autrement, l’individu incarcéré s’amoindrit
sur le plan de ses relations aux autres, des symboles employés,
un tout censé l’engager dans le monde en tant qu’être entier
et de plein droit.
4. Pratiquer l’écriture: apparition et subjectivité
Alors qu’il s’agit d’une pratique solitaire voire introvertie,
l’écriture est probablement une manière d’apparaître en prison.
Ecrire, c’est entendre différemment sa voix intérieure, une
voix si intérieure qu’elle n’offrirait aucune épaisseur particulière.
Ecrire représente un premier détachement de soi, sans pour
autant s’oublier. Bien au contraire, l’écriture naît de soi
et revient vers soi. Comme une pellicule qui se détache doucement
et qui finira par se décanter. Il s’agit là d’un mouvement
lent et irréversible si le candidat à l’écriture l’emploie
et s’emploie à la solliciter souvent au travers d’exercices
bénins mais toujours significatifs, au moins pour soi-même.
Cela peut se nicher dans un courrier au chef de détention.
Des détenus aiment écrire en acrostiche ou en rime, peut-être
à l’aide de contrepèteries; user de mots rares ou à double
sens. Ces manifestations pourraient nous faire douter de la
catégorie que l’on plaque sur les détenus, celle qui veut
que ces derniers seraient en langage restreint, c’est-à-dire
en déficit de langage ou de symbolisation.
Certaines batailles se jouent dans ces mots qui circulent,
des mots qui ne servent à rien en apparence mais qui sont
le champ de la lutte entre l’Administration et le détenu.
Autre seuil, celui-là plus symbolique que matériel. Façon
d’apparaître, de conserver cette prérogative et au final d’exister
au travers d’une subjectivité construite et donnée en propre.
L’écriture permet, appuie et maintient une subjectivité. La
sphère de l’écriture s’étend de la prise de notes sur son
affaire (notes marginales dans le dossier, lettres diverses)
jusqu’à une écriture qui revêt un caractère créatif (poèmes,
nouvelles).
Le propre de l’écriture est le retour sur soi, l’analyse de
soi, le début d’un accouchement de l’âme, un soulagement,
une soupape de sécurité. Pour certains détenus l’écriture
équivaut pour ces effets à un transport chimique (légal ou
non). L’association des deux n’étant pas exclusif l’un de
l’autre. Les motifs d’inspiration sont étendus.
L’écriture est à la fois le moment et l’opérateur d’une surprise
de soi dans un double mouvement de saisissement et dessaisissement;
de recueillement et d’abandon tout à la fois. L’individu apparaît
dans l’interstice, dans le marque-page glissé négligemment
là. Finalement propulse l’intéressé plutôt, ne le freine jamais
vraiment. L’écriture avance comme l’eau, rien ne l’arrête.
Si je tiens l’apparaître comme le grand instant de la subjectivité,
lorsque celui-ci se produit au cours d’une rencontre primordiale,
pourquoi ne pas retenir l’écriture comme l’autre grand instant
de la subjectivité, une subjectivité isolée à la différence
de la première? L’écriture fait apparaître l’individu et l’individu
fait surgir en même temps l’écriture. Dans une sorte d’exercice
où elle est conductrice, médiatrice du flux électrique de
l’être qui s’éprouve.
Etre détenu, c’est revenir à l’essentiel de l’existence. La
liberté s’est volatilisée, sanction oblige; ne reste que l’os:
la chair est partie. Dans ce contexte, l’écriture permet de
faire vivre ou d’entretenir cet essentiel de couture, ce bagage
à main, ce nécessaire au voyage carcéral. Pourquoi ne pas
dire une boite à outil de la subjectivité carcérale? L’écriture
a ce je ne sais quoi de prodigieux qui prolonge par d’autres
moyens la subjectivité alors que la parole même se perd de
plus en plus profondément dans la gorge du détenu. Là de nouveau,
on peut reprendre la distinction entre dire et écrire. Dans
l’expérience carcérale, la parole du détenu s’absente, s’amoindrit,
se détourne des mots, ceux qui ont été appris par le monde
et son instituteur. Ainsi, l’écriture a bien plus de chances
de réussir quand la parole échoue fatalement.
5. L’écriture: une boîte à outil de la subjectivité
Ci-contre je vais tenter de dire en quoi l’écriture serait
une boîte à outil de la subjectivité, une condition de celle-ci.
Il faut entendre l’écriture comme une ressource, un conducteur
de la subjectivité. Que reste-t-il au détenu pour s’opérer
en tant que sujet une fois pris dans la tourmente carcérale?
A l’arrivée même dans l’enceinte de la prison, après une multitude
de portes et de couches à défaire, de procédures et de fouilles,
le nouveau venu ressent une dépossession de soi. Sentiment
qui se niche dans la perte des objets usuels, des objets de
la vie civile: effets personnels (portefeuilles, clés, petits
trucs, etc.). Sentiment qui se construit par le mouvement
irréversible que l’on subit: odeur de renfermé, lumière tamisée.
Et surtout premier jour et première nuit dans la cellule,
une cellule déjà occupée par plus rompu que soi dans l’exercice.
Dans un deuxième temps, il y aurait besoin de signaler l’affaiblissement
de la parole, sujet inépuisable, déjà esquissé plus haut.
J’ajouterai que pour ceux qui vivent la prison de l’intérieur
la parole est cadenassée ou empêchée par des dispositifs pour
ce faire. Alors qu’à certains moments, la parole est organisée
au travers de groupes dit de paroles (notamment pour les délinquants
sexuels), au travers de l’aumônerie par exemple, le détenu
fait le rude constat que sa parole est vaine, inutile, quand
bien même chercherait-il à crier ou à répéter.
Dans un troisième temps, la subjectivité en prison est remise
en cause au travers des relations au quotidien que l’Administration
pénitentiaire entretient avec ses pensionnaires. Tout d’abord,
le canal de la relation est très étroit. Le temps passé hors
de la cellule est de deux à trois heures en maison d’arrêt.
Ensuite, la relation se joue dans cet espace très particulier
et informel qu’est le seuil de la porte [4],
seuil articulé aux moments des repas pour l’essentiel. Ce
qui explique le commerce et les stratégies qui s’y développent
avec une force peu commune.
Si je résume en quelques traits, la prison constitue un frein
majeur à la subjectivité. Tandis que le cadre carcéral s’impose
aussi aux personnels de l’Administration, cette dernière s’emploie
dans sa relation au détenu à signifier du mépris ou de l’indifférence.
Notamment, il y a un manque de soin flagrant des personnes.
En cela le détenu peut ressentir légitiment un déni de reconnaissance
(Honneth) [5], origine d’une
souffrance allant jusqu’au suicide. Derrière les barreaux,
on observe un mal être, un mal d’amour qui se traduit par
une série de pathologies touchant à la santé du corps ou de
l’esprit.
Egalement sur un autre plan, le détenu est retiré de l’espace
publique et souvent ses droits sont bafoués. C’est ce point
qui m’a amené à m’interroger sur la pertinence du concept
du corps d’exception appliqué aux détenus, individus qui ne
sont plus ordinaires.
Décliné sous trois figures (le corps infirme, le corps invisible,
le corps furieux), le concept du corps d’exception s’entend
à dénoncer la construction politique et sociale d’individus
inférieurs dans le corps politique. Ce concept traduit la
perception sociale des personnes à exclure par la mise en
place de dispositifs légaux destinés à entériner cette différenciation.
Là encore comment peut se réaliser une subjectivité pleine,
une subjectivité portée par les mêmes outils que les autres
personnes du groupe?
On en revient donc à l’écriture qui dit la subjectivité, qui
rend possible la subjectivité, comme s’il s’agissait du rempart
ultime face à l’iniquité lors de bataille juridique, face
à la souffrance des êtres subissant jour après jour l’humiliation
d’une fouille, le mépris d’une requête, l’indifférence dans
une relation des plus élémentaires. Doit-on dire à la manière
de Foucault que la subjectivité n’existe pas, n’existeraient
que les moyens qui la rendent possible? En prison, y aurait-il
par ailleurs d’autres moyens que l’écriture pour maintenir,
assurer, alimenter une subjectivité coûte que coûte?
6. Ecriture pour soi
Quand la parole est rentrée dans la gorge parce que la porte
se referme brutalement sans un mot (pourquoi parler quand
on referme une porte?), ne resterait plus que la main. Celle
qui a mal agi, celle qui est condamnable, celle qui a parlé
plus que de raison, celle qui a outrepassé le droit pour choisir
le gauche…, celle qui est sollicitée une fois encore pour
délier la langue. On retourne à la main, celle que l’on cherche
à dompter en prison; tout y est fait: absence de paroles,
travail pénal qui privilégie la main dans l’ouvrage (tri,
manipulation, montage de petites pièces).
Ainsi le détenu retourne la main non pas contre son maître
mais dans l’usage qu’on lui impose, celle qui a induit la
perte de liberté, peut rendre un espace différent dans la
cellule. De la à dire espace de liberté nous obligerait à
verser dans le poncif! Il faut seulement dire pour l’instant
que la main qui écrit ouvre un espace pour soi, dans l’entre
soi, un espace très difficile à pénétrer car les mots écrits
ici ou là seront lus par la même personne. Il est rare que
le codétenu surplombe l’épaule de l’écrivant ou que l’Administration
en vienne à s’insérer jusque là, sauf peut-être après un suicide
ou autre événement grave engageant la vie d’une personne.
Sauf si l’écrivant consent à s’ouvrir au regard tiers.
Qu’est-ce qu’être détenu? Voilà la question qui se pose ici
pour mieux comprendre ce que signifie écrire en prison. Qu’est-ce
qu’être détenu? Voilà la question que se pose au jour le jour
le détenu au fond de sa cellule. Etre détenu, c’est éprouver
les limites de sa cellule de 9 à 15 m², seul ou à deux, voire
à trois. Très vite le détenu comprend qu’il ne maîtrise pas
l’ouverture de la porte; il faut 15 à 20 jours pour intégrer
l’idée d’être enfermé. Etre détenu, c’est être coupé de sa
vie d’avant, ne plus avoir prise notamment sur l’extérieur,
sentiment peu habituel en Occident. Etre détenu, c’est attendre
et encore attendre, la fin ou le début d’une multitude de
choses n’ayant pas nécessairement d’importance. Etre détenu,
c’est être dépouillé de certains attributs ou d’habitudes
qui constituaient l’individu auparavant; c’est donc éprouver
une certaine vacuité, que d’aucuns qualifieraient d’ennui.
Etre détenu, c’est rarement une chance ou une occasion de
faire autre chose d’inconnu ou participer à une activité autrement.
C’est rarement un plaisir ou un bonheur. Enfin, être détenu,
c’est éprouver une angoisse vis-à-vis de la peine que l’on
va subir, une angoisse face à l’éloignement de l’épouse, des
enfants; c’est s’énerver face à ce que l’on ne peut plus faire,
c’est-à-dire gérer un espace plus ouvert ou conçu comme tel,
un espace qui rendait possible sa vie d’avant.
Ainsi, être détenu, c’est revenir sans cesse à soi et au temps
de la prison; c’est toujours revenir à soi malgré des détours,
malgré des fuites, des expédients, des ersatz de vie (jeux
ou consommations diverses). C’est se penser autrement; c’est
être obligé de se penser autrement. Le mur n’offrant aucune
réponse, c’est se parler le jour, la nuit quand on ne dort
pas. Etre détenu, c’est être obligé de se faire autre, en
accentuant un trait, une aptitude en sommeil depuis l’enfance,
en apprenant quelque chose de nouveau. C’est finalement par
rapprochement procéder à une opération semblable à celle de
l’écriture.
Quelques détenus plus ou moins naturellement, pour ceux qui
connaissaient déjà l’exercice, se placent devant une petite
table avec un stylo, la même table qui sert à prendre le repas,
voire à travailler quand le travail pénal s’effectue en cellule.
Se crée ainsi un espace privilégié dont l’incitation peut
être l’encellulement ou alors le groupe de parole, une émission
à la télévision, choses vues ici ou là, choses entendues à
l’aumônerie. L’incarcération oblige l’individu à reconsidérer
les espaces qui le composent à partir de lui-même, le noyau
initial jusqu’à plusieurs cercles en temps ordinaire. Dans
l’incarcération, les cercles les plus éloignés disparaissent
ou s’estompent (l’espace public); se resserrent donc au plus
près de la personne, plus prompte à user de ce qui lui est
nécessaire dans cette situation extrême. Faute d’espaces ouverts
et élargis, le détenu va multiplier les nuances de ces cercles
au fur et à mesure qu’il se rapprochera de ce qu’il croit
être son espace ultime, un noyau indivisible, lui-même. Quand
la pensée fuse, regard sur les murs, regard à la fenêtre,
l’écriture est l’espace de la nuance, l’espace de la cristallisation
de ces cercles. L’écriture permet de se raconter, de faire
revivre des souvenirs, d’expliquer la faute et de s’en justifier.
Biens des détenus diront le bien que cela représente d’écrire.
De vrais besoins d’évacuer, d’identifier les choses, de les
nommer existent. De ce point de vue, on serait tenté de dire
que l’écriture à l’égal de la parole aurait une capacité performative.
Cela signifierait qu’écrire vaudrait dire dans certaines situations.
L’individu accéderait à une réalisation de soi-même, celle-ci
sans détriment causé à un tiers, à une remise en ordre ou
à une remise en marche de ce qui ne fonctionnerait plus.
L’entre soi créé par l’écriture existe dans le temps de l’exercice
sous la forme d’une pleine adéquation, une pénétration intérieure.
L’écrivant se loge dans l’écriture, espace virtuel dans lequel
il peut flotter, être dur, oublier l’extériorité subie par
la prison. A parler de cercles, je crois pouvoir décrire ce
moment comme un espace réel de quelques mètres autour de l’individu.
L’esprit est pénétré par l’acte d’écrire, une concentration
intense qui repousse l’autre réalité. Si écrire est ardu,
la difficulté ne se fait pas sentir, ne connaît aucun trouble
alors même que la porte s’ouvre sans prévenir. L’individu
rentre dans l’acte d’écrire après quelques préparatifs en
appuyant sur un commutateur qui annonce le moment d’écrire.
Là je décris ce que j’ai observé en prison et notamment quand
l’écriture se veut profonde, œuvre de création ou exercice
orientée dans un au-delà d’un petit mot pour le voisin.
Ainsi l’individu écrivant a loisir d’aller et venir grâce
à ce commutateur ou devrais-je dire disjoncteur du temps carcéral,
et ce d’autant plus facilement qu’il tombera régulièrement
dans l’exercice d’écrire. L’écriture offre par conséquent
une autre relation à la prison et au temps carcéral. La subjectivité
qui s’y développe est propre, endémique au lieu si on peut
dire. Elle tient grâce à des supports parfois ténus par des
effets répétés et maintenus. Cependant, en dehors de la cellule,
il existe également des espaces d’écritures différents créés
et proposés par l’Administration : les ateliers d’écriture.
7. Ecrire avec les autres
Dans quelques maisons d’arrêts, tel a été mon expérience,
des ateliers d’écritures sont proposés aux détenus qui consentent
à y participer. Effet du temps présent et avec un succès divers,
les ateliers se développent autant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
La population candidate à ce type d’atelier est disparate
avec néanmoins quelques lignes de force. Participent des individus
ayant un parcours scolaire élevé (le bac et plus); des individus
qui ont une forte activité d’écriture dans leur cellule ou
qui désirent être tirés vers le haut; des individus curieux
qui profitent d’une activité calme et d’une occasion pour
sortir de leur cellule, voir un copain, faire un peu de trafic.
Alors que l’écriture en cellule peut prendre soi en point
de mire ou en point de départ, l’écriture en atelier touche
à d’autres prétextes. Les thèmes ou les techniques abordées
proviennent de l’animateur qui prépare la séance et qui l’organise
selon son bon vouloir. En règle générale, le thème mis sur
la table renvoie à autre chose que la prison. Cependant, l’expression
y revient pour une part importante ou s’en déduit. Ceci est
d’autant plus sensible pour les nouveaux venus: ils puisent
dans une matière proche d’eux. Petit à petit, s’en détachent
pour atteindre des tournures très originales; le style s’élabore
également au fil des semaines.
Dans la pratique les séances se déroulent sur deux heures
environ, composées du temps de l’accueil, du règlement de
détails divers, de sorties s’il y a convocation, de lecture
de textes rédigés précédemment, puis commentaires et discussions,
enfin mise au point de nouvelles consignes pour rebondir et
alimenter une nouvelle livraison. Toute forme de style apparaît,
peu importe la valeur. L’atelier parle de tout ou presque.
En raison du climat créatif de l’atelier, la prison se fait
moins sentir et devient une thématique qui recule un peu à
la différence des sujets de conversation au cours des promenades
et retrouvailles diverses.
Au sein de l’atelier, quelle est la place de la voie intérieure
qui se développe dans l’écriture pour soi? Il y a toujours
le candidat qui écrit à l’atelier comme il écrit dans sa cellule,
hermétique aux autres et gardant un style qu’il met en avant,
outil de sa subjectivité. Une subjectivité propre, objet de
discussions et d’échanges qui ne démentiraient ni Hegel, ni
Honneth, quand il s’agit de pointer des processus de reconnaissance.
Là justement se trouve l’intérêt de l’atelier d’écriture dans
ce qu’il permet de s’ouvrir aux autres. Les participants y
consentent comme une condition intrinsèque de leur participation.
L’atelier par son fonctionnement et par sa forme dessine un
forum qui articule deux types de posture, celle qui veut que
l’on parle de soi et de l’autre, celle qui veut que l’on se
taise et que l’on écrive.
La seconde ne réclame que peu de commentaires; la première
intéresse davantage les relations vis-à-vis d’un tiers. L’entre
soi se trouve dépassé par le forum au cours duquel on apprécie
la production de son voisin. Il ne s’agit plus de la même
écriture dans la pratique que celle qui s’élabore dans la
cellule: exercice au jour face à un exercice de la nuit.
* * *
Au final, mon interrogation s’est portée sur la subjectivité
en prison au travers de la pratique de l’écriture. Et sans
cesse labourer la question de la subjectivité dans l’expérience
limite de la prison, dans ce qu’elle a d’exceptionnel et bouleversant
dans la vie d’un homme.
Je retiens que la prison favorise la pratique de l’écriture
en raison du poids de l’environnement: un retour sur soi intervient
ainsi ou s’amplifie. Dans ce contexte, le papier s’avère être
un réceptacle pertinent. Mais il n’est pas le seul, d’autres
privilégient davantage le corps. De la même façon, les deux
écritures (de la main et de soi) se superposent dans un processus
pour partie semblable au travers de l’entre soi décrit plus
haut.
D’autre part, si l’écrit reste un sommet dans l’expression,
paradoxalement l’écrit vient souvent cacher un déficit de
paroles. A l’inverse le passage à l’écrit doit être considéré
comme le début d’un accouchement de soi, au sens psychanalytique.
J’ai observé quelques effets dans ce sens: des détenus comprenaient
davantage leur passage à l’acte.
Indéniablement, la prison permet une écriture de soi, pour
partie liée au milieu spécifique de la cellule, mais une écriture
qui se déplace par ses moyens et le terrain où elle s’inscrit.
Cette nouvelle écriture permet-elle de se sentir mieux ou
plus heureux? Question qui peut paraître absurde mais qui
a déjà été posée par Bentham avec son Panoptique [6].
Le moins qu’on puisse dire, la prison oblige à des adaptations
et des conciliations qui profitent parfois au détenu.
Reste à dire ce que serait cette écriture de soi après la
prison, une fois le détenu libéré. Si l’on considère l’individu
comme une oscillation sur un graphique, comment pourrait-on
représenter les différentes phases de l’écriture de soi? La
sortie de l’individu serait-elle synonyme d’une reprise de
la vie d’avant? Pour ce que j’en ai observé, il est difficile
de plaquer des modèles trop théoriques, prompts à répondre
à toutes de questions. Tout est dans la nuance: le plein et
le délié.
Je me propose d'étudier l'écriture de soi en prison au travers
de l'expérience personnelle des détenus. Plus précisément
encore leur rapport à l'écriture de leur souffrance exposée
seule dans leur cellule ou plus collectivement dans des ateliers
d'écriture.
J'ai le projet de réfléchir sur la manière qu'ont les détenus
pour s'écrire pour eux-mêmes dans des pratiques, des exercices
intimes, parfois plus ouverts dans des petits groupes conduits
par un intervenant tiers. Qu'est-ce qu'écrire en prison pour
des personnes en souffrance? Comment en prison l'écriture
autorise une écriture de soi pour soi et vis-à-vis d'autres
qui trouveraient par là un miroir, un échange? Comment en
tant que institution la prison fait pour faciliter ou freiner
l'écriture de soi? Comment la prison comme lieu à part sur
l'échiquier politique et personnel d'un individu induit naturellement
l'écriture? Quelle identité accorder à l'individu détenu au
travers de son écriture de soi, son inscription dans la société?
Notes
1] Bessette Jean-Michel 1982:
Sociologie du crime, Paris: Puf.
2] RICORDEAU Gwénola 2008:
Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à
l’ombre des murs, Paris.
3] ARENDT Hannah: Condition
de l’homme moderne, Calman-Lévy.
4] Voir le chapitre de ma
thèse sur le seuil de la porte pour comprendre ce qui se passe
dans cet espace temps très court.
5] Se référer à l’ensemble
de son travail et surtout La lutte pour la reconnaissance.
6] Voir la pensée de l’utilitarisme
et les écrits de Bentham sur le Panoptique et le bonheur.
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