Scritture di sé in sofferenza
Orazio Maria Valastro (a cura di)
M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010
EXPÉRIENCE VÉCUE DE LA SOUFFRANCE DANS LES RÉCITS DE LA GUERRE DE 1870 EN ÎLE-DE-FRANCE
Olivier Berger
magma@analiqualitativa.com
Doctorant en histoire contemporaine
à Paris IV-Sorbonne sous la direction d’Edouard Husson, je
travaille sur les crimes de guerre allemands en 1870-1871.
Mes recherches me conduisent à explorer des thèmes inédits:
administration, représentation de l’ennemi, vie quotidienne
et esprit des troupes. Parmi des articles à paraître, j’ai
publié une étude sur l’administration allemande pendant l’occupation
dans le cadre du colloque d’Orléans, « France occupée, France
occupante, le gouvernement du territoire en temps de crise »
ainsi qu’un article sur les rapatriés: « Des Français rapatriés
d’Afrique du Nord à Palaiseau, le cas de la résidence du Parc
d’Ardenay», RFHOM, déc. 2007. Rattaché au Centre d’histoire
de l’Europe centrale depuis 2008, je fais aussi partie du
laboratoire Poexil de Montréal et d’un groupe d’études sur
les mémoires au Centre Alberto Benveniste de l’EPHE.
La défaite de 1870
est vécue comme une grande souffrance par les civils français.
Si cette souffrance physique a déjà été étudiée à travers
les combats sanglants et les dommages de guerre, la souffrance
morale n’a pas été suffisamment prise en compte. Et pourtant
il existe un baromètre de cette douleur vécue par soi, à travers
les récits des témoins de la guerre.
En effet, la confiance perdue en la nation, en l’Etat, en
l’armée, se traduit par l’écriture sur le papier de son trouble
intérieur. Une personnalité se reconstruit par le récit, exprime
ses pensées et ses craintes au jour le jour, dans l’incertitude
du lendemain, en présence des Allemands dans sa commune, voire
dans sa maison. On vit l’absence de ses proches et l’exil
lointain d’un fils à l’armée, d’un parent réfugié en Belgique,
ou d’un prisonnier interné en Allemagne. On exprime sa souffrance
et on la fait connaître en publiant son récit, en tant que
témoin-victime, insistant sur l’authenticité narrative. Ecrire
parce qu’on a conscience de vivre des événements extraordinaires
qui tombent injustement sur soi. Témoigner comme une preuve
sur le vif des exactions allemandes, avec l’expression d’une
souffrance intense.
Notre corpus est constitué de journaux ou mémoires de maires,
de curés ou d’érudits, écrivant la douleur, l’expérience d’un
traumatisme vécu, avec les malheurs du quotidien, le sentiment
d’étrangeté éprouvé devant les Allemands, un exil intérieur
... (Sœur Givodan, Journal, 1871, cité par Abbé Lieutier,
1914, pp. 189, 201-202). Parmi les sources, les témoignages
de notables sont prépondérants puisqu’ils étaient instruits
et prenaient le temps de noter les faits dont ils étaient
spectateurs. Même si nous manquons d’éléments présentant le
point de vue de gens de milieux plus modestes, les différents
recoupements révèlent des convergences de points de vue et
des sentiments largement partagés. Un sujet aussi riche méritait
donc une mise au point.
A travers le récit, comment s’exprime la souffrance, l’impuissance
des civils devant un désastre? Comment une nouvelle identité
se reconstruit-elle sur le traumatisme? Par cette catharsis,
comment le sujet se reconstruit-il paradoxalement à partir
de l’expérience du malheur? Pourquoi publier son récit autobiographique,
pour partager une souffrance ou témoigner sur les événements
de l’actualité?
Nous examinerons d’abord le désarroi et la solitude des témoins
de la guerre avant de voir le sentiment d’étrangeté éprouvé
devant l’ennemi, après quoi nous finirons par étudier les
thèmes de renaissance et de réforme du pays après la guerre.
I) Désarroi et solitude: causes de souffrance
A) Un sentiment partagé d’abandon
Dès les premières rumeurs de l’arrivée des ennemis, certains
maires de la banlieue parisienne préfèrent s’enfuir, pour
se réfugier à Paris ou en province comme leurs administrés.
Rares sont ceux choisissant délibérément de rester afin d’être
utile, de faire face en limitant les dégâts propres à une
situation d’occupation, tel est le devoir qu’ils s’imposent.
Toutes les archives municipales donnent un état des lieux
de l’administration locale: des maires sont considérés comme
défaillants, remplacés par un «administrateur provisoire»
avec des conseillers municipaux, renouvelés au besoin par
le départ de leurs collègues. Ainsi les maires de Draveil,
Orsay, Vauhallan, Chilly-Mazarin, Marcoussis, et ceux de la
banlieue nord-est sont-ils remplacés par un adjoint ou un
conseil élu dans l’urgence. Pour eux les problèmes ne font
que commencer.
Le début de l’occupation d’une commune est marqué par la remise
des armes et leur destruction, des ordres de réquisitions
de denrées en quantité, et le logement des troupes chez l’habitant,
tradition militaire d’ancien régime. Bientôt s’ajouteront
les impôts exigés par un préfet allemand, instrument de l’administration
occupante installée à Reims puis dans chaque région envahie.
Tout le poids des responsabilités de la commune pèse sur les
épaules du maire, transformé par les Allemands en intermédiaire,
otage potentiel garant de la tranquillité de ses concitoyens.
Les notables ne sont pas en reste puisqu’ils doivent aussi
répondre de leurs personnes et avancer des fonds, en l’absence
des autres habitants.
Donc, les personnalités locales comme les notaires, médecins,
curés, instituteurs, se trouvent sinon en première ligne,
du moins en butte aux exigences allemandes. Ainsi s’exprime
le docteur Louis Fleury à Villiers-sur-Marne, livré à lui-même,
dans ce qu’il nomme son «douloureux récit» (Docteur Fleury,
Occupation et bataille de Villiers…, 1871, p. VI). Les notables
se sentent abandonnés par l’Etat d’autant plus que le régime
impérial est tombé le 4 septembre, au profit d’un gouvernement
républicain. On ne sait à quel saint se vouer et les instructions
des autorités ne sont pas claires. Isolés qu’ils sont dans
leurs villes respectives, les notables ont peur des jours
à venir, du traitement que les occupants vont leur réserver.
Face à la déliquescence de l’autorité centrale et préfectorale,
les notables demeurent les seuls représentants de l’Etat sur
place. Souffrant de sa solitude, le Docteur Rétali, face au
problème des impôts dus aux ennemis, n’a que la nuit comme
conseiller (Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois,
1903, p. 67), en dehors de son journal.
S’ouvre alors une période d’incertitude, des maires se montrent
même complaisants vis-à-vis des Allemands, bien qu’ils soient
minoritaires, ils choisissent cette attitude car ils ne savent
pas de quoi demain sera fait. Ajoutons à cela le manque d’informations
fiables sur la situation en province, Paris bloqué et coupé
du pays, puis l’interdiction par les Allemands de tous les
journaux à l’exception de leur organe de propagande, le Moniteur
Officiel. Chez les ecclésiastiques, on se sent isolé, abandonné
des hommes mais Dieu seul semble être resté parmi eux. En
témoigne la Sœur Angèle Givodan, qui note à Bourg-la-Reine
que «les quelques personnes qui étaient encore [en ville]
s’en vont et notre solitude est plus grande», par la suite
l’apparition des premiers uhlans devant les sœurs «[les] a
tout de même émues». Constatation valable dans toute l’Île-de-France.
Mais pourtant, malgré ce sentiment d’abandon, elles sentent
que Dieu les a visitées «par la souffrance». (Sœur Givodan,
Journal, 1871, pp. 174-175, 183-5).
La métaphore du flot, des vagues d’ennemis se déversant sur
la région cause une souffrance au civil. On regrette leur
nombre important. Si «à Fontenay il y avait moins de Bavarois
que dans les villages environnants, il y en avait encore trop»
selon Georges Leloir, magistrat fontenaisien (Leloir, Journal,
1871, cité par Michel Leloir, L’Echo des Hauts-de-Seine, 1982).
Après une sortie meurtrière sous Paris, on se réjouit à voix
basse des pertes ennemies.
L’effroi continue pendant les premiers bombardements (Sœur
Givodan, Journal, 1871, p. 175). Plus le temps passe et plus
les jours sont longs, aggravant la souffrance intime, tel
l’abbé Hébert, curé d’Ablon-sur-Seine, détenu à Orly. Il note
la désertion totale du village où seuls les soldats allemands
occupent les maisons, bientôt un compagnon de cellule le rejoint,
«rattaché à ma vie par le lien commun de la souffrance et
du patriotisme» (Abbé Hébert, Le Dernier jour…, 1878, pp.
6-8). A cela s’ajoutent les rumeurs les plus farfelues qui
circulent, diffusant la peur, la souffrance là où elle n’avait
pas encore pénétré. De son exil provincial, George Sand pâtit
du manque d’informations, croyant un temps à la nouvelle de
la mort du Docteur Morère, victime du dévouement à la mairie
de Palaiseau, bientôt démentie en octobre, il n’empêche qu’elle
ne dormit pas «cette nuit». (Sand, Journal d’un voyageur pendant
la guerre, 1871, pp. 93-95; Delerot, Versailles…, 1900, p.
47). C’est bien l’absence des êtres chers, la suspension des
correspondances avec eux et l’incertitude de leur sort qui
causent le chagrin, outre les défaites militaires.
En revanche, l’abandon et la peur du lendemain paraissent
trouver une justification dans un prétendu châtiment que subit
la France pour ses erreurs.
B) Le châtiment de la France impériale, une pénitence
Pour les auteurs républicains ou les «cléricaux» on paye les
insuffisances du régime impérial bonapartiste. Trop de fantaisie
et de légèreté pour certains, trop de démagogie pour d’autres,
l’invasion allemande est là pour conforter leur opinion sur
la responsabilité du régime dans la défaite.
A partir de là, les contemporains laissent libre cours à leurs
idées sur les moyens de sortir de cette impasse: donner plus
de pouvoir au peuple et à ses représentants, se repentir de
ses fautes et retourner à la religion, améliorer l’armée et
le système scolaire en vue d’avoir des soldats professionnels
bien instruits. Partout on souligne l’incurie des fonctionnaires
impériaux et des officiers, à tort ou à raison. De plus les
tentatives de sortie de l’armée de Paris se soldent presque
toujours par un échec. C’est bien le mauvais sort qui frappe
la France. A commencer par cette remarque de Mme Charles Moulton,
châtelaine à Sucy-en-Brie, voyant que les maisons de son village
abandonnées par ses propriétaires ont beaucoup souffert: «Oh,
pauvre Paris, malheureuse France. Je rage du matin au soir,
je ne vois nul moyen de sortir du gouffre» (Mme Moulton, lettre
de 1871 citée par Bernard Méa, Nouvelle histoire de Sucy…,
1996, p. 82). Et l’état de son château, Petit-Val, «cela fait
saigner le cœur». Et le marquis de Mun d’ajouter, dépité:
«N’attendez pas, mes enfants, que je vous refasse un compte-rendu
détaillé de cette détestable époque où le ridicule le disputait
à l’horreur». Refaire le tableau de la guerre et de la Commune
est une entreprise écœurante, même sur des pages. Cette guerre
n’est que «malédictions, juste punition […] punition de Dieu
[…] pour notre orgueil» (Mun, Un château en Seine-et-Marne,
1876, pp. 184-188, 270).
Côté allemand, on attribue les ravages que subit la France
à son arrogance, au bonapartisme, au chauvinisme des ex vainqueurs
d’Iéna. Des maisons incendiées pendant l’armistice à Saint-Cloud
et Garches sont couvertes d’inscriptions en français, par
les soldats allemands; l’une porte le graffiti «résultat du
plébiscite». Bien entendu, ce panorama sinistre arrache des
mots de souffrance au directeur de l’hospice Brézin, le Docteur
Bourdereau: «Nous revîmes de cette excursion le cœur navré
[…] nous rentrâmes tristement à Brézin, seul asile resté debout
et intact au milieu des décombres [... ] Nous avons eu de
grandes craintes et de vives émotions […] au jour le jour,
exposés aux violences de l’ennemi et aux obus.» (Docteur Bourdereau,
L’Hospice Brézin…, 1879, pp. 62-63).
Dans ce châtiment vécu, et accepté avec résignation, les souffrances
morales et physiques arrivent à égalité. Déporté en Prusse
pour avoir été considéré comme un espion, l’abbé Brugalé de
Bezons note, de sa prison où il s’ennuie: «Enfin que dirais-je
de mes souffrances? Considérées tant physiquement que moralement,
elles étaient immenses», d’autant plus qu’on lui interdit
de visiter les blessés français et de leur célébrer la messe.
Mais c’est surtout le souvenir de sa patrie perdue qui donne
à son exil un caractère d’épreuve compliquant ses souffrances.
Publier un récit de celles-ci est sinon un acte de revanche,
du moins une dénonciation du traitement réservé aux prisonniers
civils. En résumé, la guerre est un mal nécessaire, mais la
souffrance a du sens. On ne tombera pas deux fois dans le
même piège (Abbé Brugalé, Ma captivité en Prusse, 1871, pp.
52-57).
Malgré tout, la souffrance de l’homme seul, châtié, fait place
aussi à un sentiment d’étrangeté, ou cohabite avec lui.
II) Un sentiment d’étrangeté
A) Quand l’ennemi est chez soi
Beaucoup expriment le thème de la souillure due à la présence
de l’étranger, vécue comme une souffrance intime. En effet,
à cause des groupes de soldats installés dans les maisons,
dans chaque commune, on n’est plus chez soi mais à l’étranger,
inversement paradoxal: l’envahisseur devient autochtone et
l’envahi devient étranger dans sa propre patrie, dans sa maison.
Alphonse Daudet, dans ses Souvenirs d’un homme de lettres,
semble le mieux placé pour décrire ce sentiment ambivalent,
lorsque les Poméraniens habitent sa maison de Draveil, courant
1871. Etouffant sous la pression allemande, il quitte la maison
pour se réfugier au jardin, hors de la tyrannie du capitaine
qui, nouveau propriétaire des lieux, interdit à Daudet d’entrer
dans telle ou telle pièce (Daudet, Souvenirs d’un homme de
lettres, 1888, pp. 101-110). A Villiers-sur-Marne, le Docteur
Fleury part avec les siens vivre dans un chalet à la marge
de sa propriété, pour ne plus avoir à supporter la vue et
la présence de l’ennemi (Docteur Fleury, Occupation et bataille
de Villiers…, 1871, p. 20). Pourtant, les auteurs exagèrent
un peu quand ils affirment se croire en Allemagne, car la
langue et les lois allemandes n’ont jamais été imposées par
l’occupant. Seules les «tricots de Poméranie» séchant sur
les volets de Daudet lui rappellent qui sont les maîtres.
Image si forte qu’il la réutilise dans Le Prussien de Bélisaire,
une nouvelle des Contes du lundi. D’ailleurs, il présente
le personnage de Robert Helmont, blessé accidentellement et
cloué chez lui, en s’inspirant de lui-même.
Toujours est-il que le logement des troupes chez soi est une
souffrance, beaucoup de soldats pillent, saccagent tout ce
qui leur tombe sous la main, au désespoir des propriétaires
qui faiblissent devant leur sans gêne (Docteur Rétali, Occupation
allemande de Sannois, 1903, p. 20). A Saint-Denis ce n’est
que pleurs, rixes avec les hôtes indésirables, des habitants
deviennent fous suite à cette promiscuité (Monin, Siège et
occupation de Saint-Denis, 1911, pp. 183, 237). Les Allemands
pillent pour justifier que les habitants partis ont eu tort,
car selon leur mentalité militaire, ils auraient manqué à
leur devoir traditionnel (Docteur Fleury, Occupation et bataille
de Villiers…, 1871, p. 54; Docteur Rétali, Occupation allemande
de Sannois, 1903, p. 18). Un véritable viol symbolique mal
supporté, répugnant.
Voir l’ennemi, le sentir et entendre ses bruits, est insupportable.
Chaque marche accompagnée de musique n’est autre qu’une agression
au yeux du témoin anonyme des Allemands en France à Massy
(Les Allemands en France, huit jours dans Seine-et-Oise, 1872,
pp. 80-81). Emile Delérot à Versailles n’en pense pas moins
face à l’orchestre jouant La Marseillaise comme pour humilier
davantage les vaincus (Delérot, Versailles…, 1900, p. 24).
En plus le temps semble ralentir durant l’occupation, comme
pour aggraver davantage la souffrance personnelle. Chez le
maire de Sannois, trois jours semblent durer autant que trois
mois. Qui peut oublier l’odeur de l’Allemand? mélange de tabac,
lard, graisse, sueur, cuir, poudre, déjections, parfums lourds,
souffrance olfactive marquante. Même après le départ de la
troupe, la trace reste (Docteur Rétali, Occupation allemande
de Sannois, 1903, pp. 24, 86).
La prise de possession d’une commune par son évacuation forcée,
bien que rare, n’a pas laissé indifférents acteurs et témoins.
Un exemple avec des habitants de Garches évacués, dont les
cris de douleur et les sanglots s’entendaient de loin sur
la route (Docteur Bourdereau, L’Hospice Brézin…, 1879, pp.
27-28). Ne pouvant les accueillir faute de vivres suffisantes
pour tous les pensionnaires de l’hospice, le directeur les
envoie sur Versailles, puis craque, brisé par l’émotion, il
«fondit en larmes». Quant aux Allemands, ils riaient des lamentations
des expulsés. De même pour la joie allemande, encore à travers
la musique des orchestres militaires, qui provoque les pleurs
d’un père et d’une mère de famille dont les enfants sont au
front (Mun, Un château en Seine-et-Marne, 1876, pp. 23, 46,
63). Paul Darblay à Corbeil répond aux militaires fêtant Noël
avec des masques en papier, qu’il a un neveu sous la tente,
raison pour laquelle il ne s’amuse pas (Darblay, Mes souvenirs,
1904, p. 33).
Rire et souffrance sont liés comme Eros et Thanatos, quand
les Français souffrent les Allemands rient, les Français rient
des Allemands qui souffrent, exemple de Delérot, cherchant
des signes de démoralisation chez les soldats (Delérot, Versailles…,
1900, p. 218).
Il s’opère parfois une transfiguration de la souffrance dans
le rire.
B) Quand la souffrance devient un thème comique
Larmes et rire sont intimement mêlés. Il s’agit parfois de
ridiculiser les Allemands pour surmonter le traumatisme; oubliant
la peur ressentie au jour le jour, les témoins transforment
dans le récit des scènes dramatiques vécues en scènes comiques.
Tel ce soldat qui boit le punch dans un pot de chambre, croisé
par Adolphe De La Rue. Tel ce général abusé par le mensonge
d’un homme hébergé chez Paul Darblay, maire de Corbeil, et
qui se fait passer pour son beau-frère (Darblay, Mes souvenirs,
1904, pp.37-40). Toujours à Corbeil, Desjardins se moque d’un
officier allemand qui entend d’un paysan parlant mal qu’il
est «riche en cuirs» et envoie une réquisition de peaux pour
les culottes de ses hommes (Desjardins, Tableau de la guerre
des Allemands…, 1882, p. 30). A Longjumeau, un Français s’étonne
de la discipline allemande, quand un soldat est souffleté
par un supérieur, tout en demeurant impassible, «une scène
révoltante» (Les Allemands en France…, 1872, p. 76). Nos témoins
détournent leur dépit en joie.
Saleté, crédulité, langue française prise pour argent comptant,
discipline humiliante, à chaque moment les Français veulent
voir une confirmation de la barbarie allemande. Un malheureux
Bavarois en garnison à Versailles vole une photo de femme
dans un album privé puis l’exhibe en disant qu’il s’agit de
sa «fiancée» [sic] (Delérot, Versailles…, p. 202). On préfère
alors se moquer de son geste, sans compréhension pour un homme
séparé des siens, dans une guerre loin de sa patrie. L’ironie
serait-elle un remède à la souffrance? Il faut le croire.
Certes, il est difficile de faire de l’auto dérision sur ses
propres souffrances, tel est le cas pourtant de Gustave Desjardins,
deux fois victime de la guerre comme Lorrain et Français (Desjardins,
Tableau de la guerre des Allemands…, 1882, p. II, 51). Pour
lui on peut rire de tout, comme pour mieux repousser à distance
son pathos: «Presque partout l’ennemi est installé dans nos
maisons et il mange à nos tables les meilleurs morceaux. Nous
sommes chargés de l’entretenir en force et en santé pour qu’il
soit plus en état de nous battre». Toujours est-il qu’il résume
bien l’absurdité du système de réquisition, parfaitement légal,
qui veut que le vaincu livre au vainqueur toutes les marchandises
qui lui sont nécessaires.
Comment soulager la douleur d’être pillé quotidiennement?
Encore par l’humour, à l’instar du géographe Malte-Brun: «le
vol était à l’ordre du jour chez les Bavarois, et chaque jour
c’était le même ordre du jour» (Malte-Brun, Marcoussis…, 1871,
p. 16). Autre réflexion acerbe relative à la cupidité des
occupants, «des gens pratiques qui ne luttaient pas seulement
pour la gloire» selon le maire de Sannois (Docteur Rétali,
Occupation allemande de Sannois, 1903, p. 128). Mais la souffrance
s’atténue aussi sans recourir forcément au comique, pour preuve,
Desjardins paraît satisfait de relever des traits d’honnêteté
chez certains soldats et officiers ennemis, rapportant des
objets pillés par d’autres (Desjardins, Tableau de la guerre
des Allemands…, 1882, pp. 63-64).
Emile Delérot à Versailles, écrit aussi sur un ton ironique,
exprimant sa souffrance devant le spectacle de la troupe colonisant
la ville du Roi Soleil. Satirique, il sait que sa plume acérée
est un moyen de vengeance, de faire du mal aux Allemands,
la guerre se gagnerait non par les armes mais sur le papier.
Idée reprise selon laquelle les Français auraient malgré tout
gagné la guerre sur le plan moral, ayant des qualités supérieures
aux Allemands, un génie créatif qui n’appartiendrait qu’à
eux. Qu’il est loin pourtant le modèle révolutionnaire, influent
en Europe après 1792 ! (Docteur Fleury, Occupation et bataille
de Villiers…, 1871, pp. 14-21; Docteur Bourdereau, L’Hospice
Brézin, 1879, p. 35).
Non seulement on se sent étranger dans sa propre demeure,
on se moque de son propre malheur, mais on gagne un espoir
que la saignée, bénéfique, aidera le pays à se relever.
III) D’une saignée à la régénération de la France
nouvelle
A) Le thème de la réforme
S’il était un message commun des auteurs, ce serait celui
du sens de la souffrance. Elle a bien un sens, à en croire
le géographe Victor Adolphe Malte-Brun, de lointaine origine
germanique, à Marcoussis. Toutes les épreuves traversées par
la France auront au moins servi à la purifier: «la France,
si heureusement dotée de mille sources de richesses […], pansera
ses blessures, réparera ses pertes, et dans quelques années
sortira forte et puissante de ces terribles épreuves»(Malte-Brun,
Marcoussis…, 1871, p. 29). Saignée d’argent issu de spéculations,
saignée d’hommes peu enclins à se battre pour leur pays, balayage
d’un régime jugé incapable, une France nouvelle devait émerger.
Desjardins espère que le seul parti politique du futur sera
un parti de patriotes, unis dans la reconstruction comme ils
l’étaient dans le malheur (Desjardins, Tableau de la guerre
des Allemands…, 1882, p. 131). Halte à la division, dixit
le marquis de Mun. Louis Fleury n’espère pas mieux. Quant
à Brugalé, il espère que son exil forcé ait eu un sens: servir
la gloire de Dieu, ses paroissiens, et la sanctification de
son âme (Abbé Brugalé, Ma captivité en Prusse, 1871, p. 68).
Moins pieux, le marcheur qui traverse la Seine-et-Oise considérant
la France au point historique le plus bas, a foi dans l’avenir
lorsqu’il interroge le passé, voit la capacité de reconstruction
du pays, son «inépuisable fécondité», «l’immensité de ses
ressources qui ne sont que paralysées» (Les Allemands en France,
1872, p. 64). A la sortie du tunnel une France transformée
se prépare.
En fait les auteurs sont à la fois acteurs et témoins de cette
régénération. Leur souffrance leur a ouvert les yeux, le patriotisme
est la vraie valeur, il faut donc aspirer à l’union et la
paix sociale, après les désordres de la Commune, mal perçus
par les habitants de la banlieue. Ne serait-ce pas une souffrance
supplémentaire que cette inutile guerre fratricide? Malgré
un pessimisme ambiant, tous les auteurs voient le futur avec
enthousiasme, comme si cette phase n’était que provisoire,
ils ont touché le fond pour mieux refaire surface. A la prochaine
génération de prendre le flambeau de la revanche, mais pas
seulement par les armes: «C’est par l’étude, le travail, l’union,
et l’amour vrai de notre beau et riche, que nous devons désormais
nous efforcer de reconquérir ce prestige» (De La Rue, Sous
Paris pendant l’invasion, 1871, pp. 364-365).
Il semble que la souffrance, latente ou manifeste, en tout
cas présente, a des échos sur l’écriture de soi.
B) Quels échos de la souffrance dans l’écriture?
Après avoir donné un aperçu des différents récits, tous plus
riches les uns que les autres, et sans épuiser le sujet, nous
trouvons des sentiments divers: sympathie vis-à-vis d’officiers
jugés corrects ou peu exigeants, identification avec la souffrance
de ses concitoyens, partage de la douleur, conscience d’une
confraternité du malheur, comme le cas de l’abbé Hébert, solidaire
des angoisses de son codétenu (Abbé Hébert, Le Dernier jour…,
1878, pp. 10-18). Selon De La Rue, «les malheurs supportés
en communs resserrent des liens qui […] rapprochent les hommes»
(De La Rue, Sous Paris pendant l’invasion, 1871, p. 171).
On communie dans la douleur. On pense aux autres qui souffrent
tel Rétali qui parle de son collègue le maire d’Ermont (Docteur
Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, p. 99). Cette
expérience est à la fois individuelle et collective. En effet,
les auteurs ont conscience de faire corps avec la nation,
d’être des porte-parole de leurs concitoyens, vivant les mêmes
tourments: la parole, le témoignage de l’un, sont valables
pour les autres.
Tout est souffrance: voir l’ennemi victorieux, le loger chez
soi, entendre les fausses nouvelles de sa propagande, payer
ses contributions de guerre, subir ses réquisitions, ses pillages,
toutes les humiliations. Sans oublier encore les dévastations,
arrestations et exécutions ou pire, la déportation en territoire
ennemi. Scène de fusillade parmi d’autres, à Orly, dont l’abbé
Hébert est témoin: «J’étais pâle, je tremblais, je me sentais
tout épouvanté de […] ce supplice qui me touchait, j’aurais
voulu rester là». Avant de finir par se plaindre du hourrah
de triomphe des soldats: «Quellesouffrance morale de supporter
l’étranger chez soi, de subir sa brutalité, quelque fois sa
pitié!» (Abbé Hébert, Le Dernier jour…, 1878, pp. 37, 49).
Arrêtons-nous un instant sur la désinformation, sans doute
cause de souffrance morale en raison des mauvaises nouvelles
diffusées dans le Moniteur prussien, faute d’autre source,
le contemporain y jette un œil mais lit ces lignes «le cœur
navré», comme le dit Pierre Paul Rétali. Chaque défaite française
brise l’espérance, cette dernière étant le seul remède pour
supporter l’occupation, avis du largement partagé par les
autres édiles (Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois,
1903, pp. 55, 75).
Malgré une apparence de surenchère de souffrance entre les
récits, on préfère insister sur les souffrances morales, et
non sur les souffrances physiques, refoulées alors qu’elles
sont réelles, et égales voire supérieures aux premières. A
La Ferté-Alais, la population «a plus souffert moralement
que physiquement» (Milliard, Les Allemands à La Ferté-Alais,
1871, pp. 2, 132) selon le notaire devenu maire, tel est le
leitmotiv présent sous la plume de tous. Du reste, l’écriture
se révèle bénéfique, apaisante pour les malheureux témoins.
Ainsi le mal a été exorcisé.
Par delà la motivation du témoignage, les auteurs donnent
une leçon aux générations à venir, elles ne doivent pas se
laisser aller et vivre dans un régime autoritaire. Bien au
contraire, afin d’éviter un nouveau malheur, elles devront
remplir leur devoir vis-à-vis de la République et de la patrie.
Gardons Retali pour le mot de la fin, face à des relations
d’événements signifiants en période de guerre: «J’en appelle
surtout au souvenir de ceux qui ont eu à souffrir [les] exigences
et parfois [les] violences, et ils ne sont pas rares à Sannois»(Docteur
Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, p. 88). Et
ailleurs aussi, vu les archives. On ne pouvait mieux dire.
La souffrance de soi s’exprime d’abord par la description
de la situation d’occupation, par la relation des excès allemands,
puis la narration des solitudes des auteurs. Désespérés, ils
tentent de rompre un isolement par l’écriture, sous forme
de notes ou de journal, comme Robert Helmont de Daudet, œuvre
largement autobiographique, ou de récit destiné à publication
sans remaniements. Une souffrance structurante se fait jour,
en tant que fil conducteur du récit.
Grâce à la découverte de valeurs supérieures à celles de son
ennemi, observé méticuleusement, et jugé comme un miroir inversé
de soi, le sujet se libère de sa souffrance, se défoule sur
le papier, livre ses impressions intimes sans tabou, sincère
avec lui-même, tirant profit du malheur. Il sort ainsi comme
le gagnant de la guerre avec une identité renforcée, grâce
à une supériorité morale.
Exutoire à la solitude, à l’isolement, le récit personnel
purifie son auteur. Il se recréé sur sa propre misère, reprend
des forces comme l’herbe qui repousse sur le terreau des cimetières.
Si le malheur a du bon, c’est parce qu’il entraîne une réforme
profonde de la société à commencer par les institutions, la
naissance de la IIIè République en est la preuve.
L’auteur publie afin de partager un sentiment d’étrangeté,
des angoisses, de la souffrance; une identification du public
s’opère avec lui d’où le succès de ce type de livre. Il touche
le cœur d’un lecteur compatissant. Bien que la plupart des
récits viennent des notables, ils sont bien représentatifs
du vécu de la majorité des civils. Il s’en dégage une mentalité
chez les deux peuples, une peur de l’autre, à l’origine de
multiples clichés sur son «ennemi héréditaire». Mais la publication
ne sert pas qu’au partage de la douleur, elle permet de témoigner
sur l’actualité de guerre, avec une teinte d’authenticité
revendiquée. On a vu ce qu’on raconte. On va donc transmettre
une mémoire négative, appeler à la vengeance la jeune génération
pour qu’elle n’oublie pas. Aussi les crimes de guerre allemands
sont-ils enregistrés pour toujours. Publication à double tranchant.
Enfin, on met à distance la souffrance par le rire et l’ironie,
pourtant on était moins gai devant le fusil du soldat allemand.
Au fond les auteurs veulent prouver à la postérité que parfois,
l’Enfer peut exister sur Terre, par le fait des hommes.
Bibliographie
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Paris, Librairie générale, 1872, 107 p. Bibliothèque Nationale
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1982, Musée de l’Île-de-France à Sceaux.
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pendant l’invasion allemande, 15 septembre 1870-10 février
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de la Sorbonne.
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