Scritture di sé in sofferenza
Orazio Maria Valastro (a cura di)
M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010
DU DÉSESPOIR: ÉCRITURE DE SOI EN SOUFFRANCE DANS L’ŒUVRE DE DANIELLE COLLOBERT
Corinne Godmer
corinne.godmer@wanadoo.fr
Doctorante à Paris IV-Sorbonne,
thèse intitulée « Écriture en souffrance (Mathieu Bénézet,
Danielle Collobert, Benoît Conort, Franck Venaille, Jean-Louis
Giovannoni) » sous la direction de Didier Alexandre.
Quel sens donner
à l’écriture de soi en poésie? Figure du poète, représentation
sociale, personne physique, et jeu narratif, le sujet de l’écriture
se présente comme une entité complexe. L’œuvre poétique cependant
se nourrit de ces différentes individualités, en quelque sorte,
qui parviennent, entre union et tension, à produire une unité
de sens. Quelle serait dès lors la place d’un auteur singulier
dont l’œuvre s’envisage en souffrance?
L’œuvre de Danielle Collobert nous apparaît en effet comme
particulièrement intéressante dans cette indistinction des
genres. Les données biographiques la concernant nous permettent
de retracer un destin singulier, entre disparition très tôt
programmée [1] et une certaine
indépendance dans la pratique de l’écriture.
Il nous semble alors que l’écriture de soi en souffrance serait
ici une écriture en souffrance de la souffrance, ou comment
envisager en vis-à-vis l’écriture de soi et l’écriture de
la souffrance, l’écriture en souffrance et la souffrance d’écrire.
Ou d’être, plus simplement. Pour expliciter cette intuition,
nous nous intéresserons à cette écriture qui se singularise
et peine à proposer une continuité de genre. Une approche
plus précise de l’écriture de soi chez Danielle Collobert
sera cependant nécessaire, nous permettant d’en distinguer
les limites comme les non-dits. Enfin, nous tenterons d’expliquer
comment et pourquoi l’écriture de soi rejoint l’écriture de
la souffrance.
Pour mener à bien cette étude, nous nous limiterons à quelques
extraits tirés de Meurtre [2]
et Il donc [3]. Nous porterons
également une attention soutenue aux Cahiers [4],
sorte de journal de vie qui viendra illustrer la complexité
de cette écriture de soi.
Écriture en souffrance, entre cassure et mouvement
Poèmes en prose longuement menés puis, d’un recueil à l’autre,
mise en forme minimale, l’écriture de Danielle Collobert n’apparaît
pas comme linéaire et fluide mais s’envisage plutôt en choix
indifférenciés, sorte de mouvement des genres qui lui donne,
aussi, une certaine force. Le genre évolue en effet sans cesse,
s’appuyant sur des souvenirs soigneusement repris, mis en
scène sous le jeu de la réécriture, ou bien livrant une dénomination
brute où les mots s’égrènent sans lien syntaxique apparent.
Dans cette nébuleuse de genres, deux textes, par leur comparaison,
nous permettront de figurer plus précisément cette incertitude
formelle.
Un extrait de Meurtre, tout d’abord, nous présente une écriture
de facture classique: «C’est étrange cette rencontre de l’œil
intérieur, derrière la serrure, qui voit, et qui trouve l’œil
extérieur, pris en flagrant délit de vision, de curiosité,
d’incertitude. Celui qui regarde au-dehors, pour voir hors
de lui, ce qui se passe dans le monde, peut-être, ou à l’intérieur
de lui-même, mais d’une manière hésitante, tellement imprécise,
que lui-même, cet œil, ne sait plus s’il regarde dans le vide,
dans l’air, dans l’autre, ou dans un paysage lointain, qu’il
a fait naître, comme un souvenir, un décor voulu, choisi,
une force élémentaire, qui pourrait être la toile de fond
de sa vie. Alors cet œil, assis sur cette chaise, qui regarde
par la serrure, ou peut-être bien par la fente comprise entre
les deux lattes de bois qui forment le dossier de cette même
chaise, cet œil, je dis, ébloui par le soleil qui vient dans
mon dos, sur mon dos, dans moi, par les épaules, chauffées
comme un acier, a le pouvoir, ou mieux, la puissance de deviner
les choses […]» [5].
L’écriture, ample, aux scansions bien marquées, ne présente
pas de coupures syntaxiques majeures ou de déconstructions
formelles. Attentifs aux objets, aux impressions d’un sujet
narratif dont la présence est marquée, le texte semble construit
de façon cohérente. Il nous entraîne également dans une sorte
de monologue intérieur, comme un retour sur soi de l’écriture,
dont la thématique rejoint l’écriture de soi. Mais cette écriture
de soi déguisée, que nous dit-elle? Une partie du corps propre
se singularise en effet puisque l’œil semble ici tenir le
rôle ascendant, par l’usage des verbes d’action qui le caractérise,
mais également par sa reprise anaphorique. Les verbes employés
le retournent en sujet agissant, provoquant situation et prise
de conscience du narrateur, comme si ce dernier obéissait
aux impulsions d’un élément organique tiré de son propre corps.
Mais l’œil est un élément particulier du corps, dans la mesure
où il se constitue aussi en symbole de ce qui constitue un
rapport au monde comme à soi. L’œil est en effet ce qui permet
d’appréhender le monde, de se représenter concrètement ce
qui entoure puis d’assimiler ce qui a été vu. Il est aussi
«œil intérieur», intéressante métaphore de l’inconscient qui,
de même, enregistre, soumet au cerveau puis transforme en
message qu’il convient d’interpréter. Force psychique active,
l’inconscient, comme l’œil ici, permet d’entrer en mouvement
à partir de ce qui a été constaté puis assimilé.
Ce choix se présente dès lors comme un détournement des motifs
habituellement employés, notamment en poésie, puisque la partie
du corps généralement citée se concentre sur la main, sur
le toucher, sur ce qui permet donc le contact entre la feuille
et le poète, comme entre le poète et le monde. Ce motif particulier
de l’oeil se double aussi d’une réflexion sur ce que l’écriture
de soi peut prendre comme «apparence», pourrait-on dire, puisqu’il
est ici question de vision. L’écriture de soi suppose en effet
de se construire soi-même sous la double contrainte de la
représentation, celle-là même à l’œuvre dans l’écriture, mais
également de la connaissance de soi. Cet extrait, dans son
apparent classicisme formel, se présente ainsi comme une rupture.
Mais la poésie de Danielle Collobert nous fournit également
des cassures plus formelles et plus apparentes.
Cette rupture des codes s’inscrit cependant dans une querelle
idéologique dont nous rappellerons brièvement les enjeux.
L’oeuvre de Danielle Collobert se comprend en effet sous la
visée littéraliste, ce mouvement né dans les années 70 qui
prône une mise à plat du langage. Expérimentations, déconstruction
formelle, l’écriture littéraliste s’inscrit en faux contre
un lyrisme poétique dont elle dénonce, parfois violemment,
les formalités.
Un poème tiré de Il donc nous donne un exemple intéressant
de cette rupture:
ou bien - contraire - finalement accepte la forme future -
déjà inscrite à l’intérieur des mots -se voit écrit - à la
fin - dernier mot dernier signe écrit lumière
dernier de l’écrit - muré - tombeau - si tenté l’inscription
sur la porte - tandis que derrière le corps en poudre - l’écrit
absolu imaginaire - un nom
un nom sujet
absent le corps
aucune identité nulle part dans la poussière
sujet le nom - au corps
la verticalité du visible
entouré de visions infiniment
transmis
tandis qu’identifiable
rejeté sur les mots
le lit du temps
couché là - l’espace horizontal délié [6].
Phrases nominales, rythme scandé, voire cassé, par les tirets,
le poème présente d’importantes coupures syntaxiques. Aucune
majuscule, une présentation que nous pourrions qualifier de
brute, les vers s’enchaînent en déconstruisant langage et
mode d’apparition classiques du poème. Une unité sémantique
se reconstruit cependant par le rythme même qui, suggérant
une respiration haletante, permet aussi une accélération de
la vitesse de lecture, et, paradoxalement, entraîne une compréhension
peut-être plus fine ou du moins différente d’une lecture habituelle.
Il s’agirait en effet pour le lecteur de saisir dans cette
rapidité ce qui fonde le sens même du poème, les mots prenant
valeur de pépites, en quelque sorte, qu’il lui appartient
de saisir. Notons qu’ici encore le rapport à l’inconscient
est possible, dans le décousu de ces mots qui dénotent malgré
tout une organisation réfléchie; dans cette obligation, également,
d’utiliser l’association d’idées pour en lire le sens.
Cette même association nous permet cependant de lier le poème
à l’écriture de soi. La récurrence des mots liés à l’écriture
ne rencontre finalement en vis-à-vis que le sujet, «nom sujet»,
«sujet le nom», ce même sujet qui accepte, dans l’écriture,
d’être conçu par elle, c'est-à-dire de ne se représenter que
par la signature future. La trace mnésique sera ainsi celle
du nom, inscrit sur le livre comme il pourrait l’être sur
une pierre tombale puisque le corps tombe en «poussière» puis
dans «l’absence». Ce sera aux mots de remplir cet «espace
horizontal délié», c'est-à-dire la ligne du poème, en place
du sujet-corps dans sa «verticalité du visible». L’écriture
de soi, ici, pourrait être celle qui tente de reconstruire
un sujet dans une écriture en souffrance. De projeter également
corps, nom, sujet, dans un au-delà de la présence physique
pour ne la matérialiser que sous la forme de l’écriture, la
seule à même de défier «le lit du temps». Cette écriture,
nous rappelle le poème, est également celle qui sera finalement
identifiée, c'est-à-dire qu’elle seule donnera au nom une
réalité, voire une identité.
Écriture de soi en souffrance donc, pour un poète qui signant
de son nom en détourne l’usage comme les apparitions. Longs
poèmes en prose, courts poèmes déstructurés, l’écriture de
Danielle Collobert casse les modèles canoniques et semble
rechercher dans ces expériences formelles le sujet même de
l’œuvre. Ce sujet, cette présence narrative personnalisée,
nous en trouvons en effet difficilement la trace au cœur des
poèmes.
Écriture de soi dépersonnalisée
Associer l’écriture de soi à l’œuvre de Danielle Collobert
semble, dans un premier temps, surprenant. Les données personnelles
sont en effet peu présentes et si quelques éléments biographiques
figurent dans l’œuvre, ils ne sont souvent reconnus comme
tels que parce que validés par des sources proches ou des
données biographiques extérieures [7].
Le lecteur doit, en quelque sorte, reconnaître par lui-même
des éléments personnels qui lui ont été signalés.
La Bretagne, et plus particulièrement Rostrenen où Danielle
Collobert a passé ses premières années d’enfance, imprègne
ainsi l’œuvre de son souvenir. La mer, même si elle se trouve
très souvent associée à la noyade ou à la perte, se constitue
en paysage récurrent. Mais c’est tout un environnement qui
se retrouve également reconstitué, assimilé à l’écriture de
soi: «J’ai une mer intérieure, pas bien grande, mais elle
m’emplit tout entier. Ce n’est pas une eau tranquille, dormante,
comme on dit. Suivant les jours, les heures, elle se gonfle,
me secoue. Elle suit le rythme des marées, les miennes. Les
vagues montent et roulent dans ma tête. Elle se rue sur mes
digues. Elle frappe de toutes ses forces mes rochers, elle
s’engouffre dans mes cavernes, les grottes les plus reculées,
elle se brise contre mes falaises. […] Autour de nous, bascule
dans le soir, une large baie, très douce, avec des îles, émergeant
à peine, comme des bancs de sable, recouvertes de varech,
de buissons d’herbes épineuses ; des odeurs. Dans les parties
basses, stagnent des marais. De là, parfois, partent vers
le large, au-dessus de nos têtes, des vols d’oiseaux lourds,
et dans le soleil, lorsqu’il affleure au ras de l’eau, dans
les rayons, dorés, montent des milliers d’insectes, au-dessus
des joncs. Dans la même ligne que son front, passent des barques
noires qui amènent, en glissant dans la baie, leur voile triangulaire,
couleur de terre brûlée» [8].
Le poème se construit en effet autour de la double désignation
d’un état psychique et d’un lieu, «mer extérieure» contre
«mer intérieure». Il désigne, dans un premier temps, une assimilation
aux caractéristiques de la mer. Ce n’est plus le poète qui
décrit le phénomène des marées mais ces mêmes phénomènes qui
deviennent symptomatiques des souffrances du poète, comme
si l’élément extérieur décrit devenait finalement, et par
retournement, le substrat psychique. Il ne s’agit plus simplement
ici de se référer à la mer comme une métaphore d’un état intérieur
mais bien de signifier un déplacement de l’objet vers le sujet.
La deuxième partie de cet extrait se concentre sur une longue
suite descriptive, un procédé plutôt rare dans l’œuvre de
Danielle Collobert. L’énoncé est précis, s’attarde sur les
couleurs et le relief, apportant un soin particulier aux formes
également. Les odeurs ne sont pas oubliées, tandis qu’une
mise en perspective spatiale dessine progressivement un paysage
pour les yeux du lecteur. Mais plus étonnant est ce mouvement
qui semble émaner de la description, comme si le texte, par
l’accumulation de précisions, dépassait la forme visuelle
pour acquérir une force motrice. Ce mouvement est celui des
éléments du paysage, faune et flore agités par la nature ou
leur décision propre. Il s’observe cependant aussi dans la
première partie du texte, celle-là même construite sur cet
état psychique animé par l’assimilation à la mer. Il s’agirait
donc ici d’un mouvement ample, emmenant avec lui un sujet
qui perd son pronom pour se fondre dans un «nous» puis un
«nos» détaché. Les phrases, plus amples, emporteraient dans
leur finale un possessif attribué à l’autre, «son», le sujet
s’absentant peu à peu. Ce dernier nous semble cependant simplement
caché, laissant à la description, et à elle seule, le droit
de se déployer. En prenant, en quelque sorte, la place du
sujet, la thématique maritime, détaillée dans ses représentations
comme par ses perceptions, permettrait au narrateur de se
maintenir. Ce sujet nous semble également perceptible, sous
le jeu de l’association libre, dans certains termes choisis.
«Parties basses», «émergeant à peine», telle serait ainsi
la position d’un sujet effacé au profit de ce qu’il énonce.
D’un souvenir d’enfance reconstitué, se dessine ainsi la problématique
apparition d’un sujet fantôme, présent puis absent, caché
mais surgissant sous forme de signifiant. L’écriture de soi,
parce qu’elle n’est pas manifeste, demande un travail de creusement
dans les jeux de l’écriture.
Une autre difficulté se présente lorsqu’il s’agit d’associer
l’œuvre de Danielle Collobert à l’écriture de soi: la singularité
de ce sujet écrit. Les Cahiers de Danielle Collobert se présentent
ainsi comme un journal de ses pérégrinations, nous permettant
d’envisager une tournure plus personnelle de ses écrits. Pourtant,
malgré son existence en tant que journal, la retranscription
des souvenirs affronte ce que Thomas Clerc relève être une
«rupture de l’embrayage personnel» [9].
Les phrases nominales abondent en effet, souvent construites
sans le support du «je» et de ce qui constitue donc la trace
d’une subjectivité. Cette disparition du «je» entraîne dès
lors une rupture de l’acte énonciatif et une dépersonnalisation
du texte. Plus étonnant encore, remarque Thomas Clerc, l’apparition
même du «je» suscite des questionnements, retournant la subjectivité
en interrogation : qui est ce «je» soudain qui intervient?
Le pronom apparaît ainsi comme un élément extérieur au poème,
alors même qu’il devrait en permettre le mouvement. Ainsi,
cet extrait, daté de janvier 1962, nous permet d’observer
cette subjectivité en souffrance:
rester à vide
cette histoire - pas même écrire - pas même parler -
éclater - rester là dans la gorge - étouffer - bloquée-
rien à faire - des jours
quelqu'un parle et tout à coup - comme un cri -
nouée -
comment faire
retours à des impressions très anciennes -
est-ce que je vois?
changement d’un jour à l’autre?
incapacité - rester dans l’imaginaire
imaginer des actes jusqu’au moment de leur réalisation
- ne pas arriver au bout [10].
Il se présente en effet comme une radicalisation de la non
subjectivité puisqu’une seule référence à la première personne
apparaît. La succession de phrases nominales aux nombreux
verbes à l’infinitif semble signifier l’effacement du sujet
jusque dans son action. Ni nommé, ni maître de son verbe,
le sujet se manifeste par l’absence. Pourtant, le choix de
ces mêmes verbes appelle à une présence indirecte: «rester»,
«écrire», «parler», ou «imaginer» se réfèrent à l’écriture,
à ce qui nous renvoie donc au sujet de l’écriture, au narrateur
effacé de ce poème. Ces verbes nous rapportent aussi un état
psychique, tel qu’il est ressenti par le narrateur: «éclater»,
«étouffer», sont des termes forts qui supposent, s’il nous
est permis d’analyser ici a posteriori, une certaine colère
face aux évènements. Notons par ailleurs la présence, par
deux fois, du verbe «faire», verbe d’action, sans sujet donc
mais qui se constitue, en quelque sorte, en relais du sujet.
Cet extrait, s’il témoigne d’une subjectivité difficile à
mettre en regard de l’écriture de soi, nous apporte également
des «impressions», en référence à un passé ou par anticipation
du futur. Il figure des questionnements, une inquiétude, qui
représentent les bases de la présence du sujet. Le poème signe
ainsi un sujet plus effacé qu’absent, un sujet en retrait
de son propre texte et qui se contente de l’essentiel pour
aller au plus vite. Malgré son énonciation dépersonnalisée,
les poèmes se caractérisent donc par une «subjectivité indirecte»
[11]. Il nous semble également
que l’isotopie lexicale participe à cette présence du sujet,
imprimant dans le poème une force émotionnelle rare. Cette
écriture de soi en souffrance dépasse la question de la biographie,
de la retranscription brute de faits réels ou réécrits. Elle
relève plutôt d’une écriture qui tente, en cachant son sujet,
d’en livrer le plus intime, la souffrance.
Écriture de la souffrance en souffrance
L’écriture de soi, lorsqu’elle s’organise difficilement, suppose
de s’interroger sur les raisons de cet élan qui semble nécessaire
et se construit pourtant dans le chaos. Et en effet, pourquoi
parler de soi? La réponse la plus évidente serait qu’il y
a quelque chose à dire, quelque chose de si important que
cela transcende la difficulté d’écrire. Ce que nous pourrions
dire de ce quelque chose est qu’il apparaît dans la douleur
même de l’écriture, qu’il nous renvoie, en fait, à la souffrance
même du poète. Le lien entre écriture et souffrance serait
de l’ordre de l’intrication, l’écriture de soi participant
de cette dynamique. Chez Danielle Collobert, cette souffrance
apparaît comme le substrat même de l’œuvre. Elle transparaît
jusque dans le choix de ces deux titres Meurtre, Survie, à
mettre en parallèle avec cette suite Dire I, Dire II [12].
Elle recouvre les motifs de l’œuvre, s’installe dans les descriptions,
la disposition graphique des poèmes et touche jusqu’à l’écriture,
saccadée à l’extrême. La souffrance éclate enfin dans cette
confession:
J’écris parce que je vais mourir.
Il me reste un an à vivre - peut-être moins [13].
L’énoncé est direct et ne s’embarrasse pas de fioritures.
En épurant son style, Danielle Collobert prononce finalement
la sentence de son écriture. Elle y marque une subjectivité
de la souffrance comme élément constitutif de son oeuvre,
malgré l’entreprise de dépersonnalisation. Cette subjectivité
de la souffrance impose peut-être aussi de parler de soi,
quel que soit le mode choisi. Mais comment dire le je alors?
Nous l’avons mentionné, l’apparition du «je» constitue dans
l’œuvre de Danielle Collobert une source de confusion, entraînant,
paradoxalement, des interrogations sur l’identité de ce sujet.
Peut-être faudrait-il alors s’interroger sur ce que nous dit
ce «je» lorsqu’il intervient et ce que cela nous apprend de
son implication. Cet extrait, tiré une nouvelle fois des Cahiers
nous livre une réflexion autour de l’écriture et de la souffrance:
«à U. Bonsoir - j’ai déjà voulu souvent t’envoyer un mot ça
ne s’est pas fait - pourquoi - tu sais - on écrit toujours
pour se parler à soi-même - toujours - je n’ai pas vraiment
écrit une ligne depuis longtemps- à part des poèmes - mais
tu sais bien - ça n’est pas écrire quelque chose […] Et pourtant
quand je me retourne il y a ce malaise - le souvenir que je
suis mal - que j’ai besoin parfois des autres - c’est si fort
en ce moment que je voudrais qu’il arrive n’importe qui -
j’ai de la boue au bout des doigts – il faut que je fasse
quelque chose - que j’écrive - […] pas de besoin d’écrire
- pas de nécessité - je le fais peut-être parce que les jours
s’écoulent et que je les meuble par ce qu’il y a de mieux
pour moi - en tout cas - pas écrire pour quelqu'un - pour
les autres - et puis composer - imaginer des personnages -
je ne peux pas - c’est faux…» [14]
Sous forme de lettre, donc indépendante de l’écriture poétique,
les émotions de l’auteur reflètent une plus grande authenticité.
Elle s’y autorise un peu de recul également, revenant sur
son rapport à l’écriture. Celle-ci devient écriture à soi
plus qu’écriture de soi, moyen de composer machinalement pour
échapper à l’angoisse sans être pour autant reconnue comme
telle. Apparaissent ici d’importantes contradictions entre
cette écriture qui dénie la poésie, que ce soit ici un jugement
sur son travail ou sur la pratique en général, et ce besoin,
aussitôt nié, d’y avoir recours. Notons cependant cette allusion
à Baudelaire par la mention de cette «boue au bout des doigts»
qui, par le jeu des assonances et allitérations, nous signifie
bien la présence de la poésie au cœur même d’un texte qui
en conteste l’utilité. L’écriture du je, dès lors, se trouve
ici confrontée à une hésitation qui en complique les modalités.
Pourtant, cette impossibilité de composer ou d’«imaginer»
des personnages nous semble liée au refus du «je» de travestir
une émotion préexistante au poème et qui apporte, en quelque
sorte, un gage de sincérité.
Le «malaise» s’apparente ainsi à un mal-être qui semble tourner
en rond à la recherche d’une issue. Celle-ci peut venir sous
les traits de l’autre, pourtant lui aussi soumis à la contradiction.
Si l’écriture s’envisage en solitaire, en dialogue de soi
à soi, «écrire pour se parler à soi-même», «pas écrire pour
quelqu'un», elle désigne aussi autrui comme une force extérieure.
Rappelons qu’il s’agit tout de même d’une lettre, d’un texte
donc adressé, dont le destinataire est invité au dialogue
ou du moins à la lecture attentive. Autrui, comme la poésie,
relève de la relation trouble. Appelé, mais indésirable, «l’autre»
est placé au cœur d’une réflexion sur l’écriture, pris entre
ce que cette écriture peut dévoiler de la souffrance et ce
que ce regard autre en comprend. Autrui se présente en effet,
dans l’œuvre de Danielle Collobert, comme une modalité de
l’écriture de soi.
Les poèmes ne se réfèrent donc pas à une identité fortement
marquée, troublant le jeu de la subjectivé. Mais, ainsi, le
poème invite le lecteur à se projeter dans le texte. Cette
«mer intérieure», cet «œil intérieur» ne seraient finalement
qu’un appel au regard en miroir du lecteur, obligé d’entrer
dans le monde intérieur du poème, de faire de ce moment qui
appartient au poète un retour sur soi. Ce serait donc autant
la subjectivité du lecteur que celle du poète, comme si l’écriture
de soi, finalement, serait celle d’une expérience commune
qui nourrit l’un et l’autre. Puisque peu d’éléments se réfèrent
à l’intime, puisque le «je» s’efface de son propre récit de
soi, il ne reste au lecteur qu’à s’immiscer dans l’absence,
ou, comme nous avons tenté de le faire, de jouer de l’association
libre et d’interpréter le texte, utilisant au besoin les données
biographiques existantes.
Ces données nous renvoient également à une autre facette d’autrui,
envisagé cette fois comme une mémoire de la souffrance. Certains
évènements évoqués dans l’oeuvre sont en effet de nature biographique
mais ne renvoient pas à l’histoire personnelle de l’auteur.
Ils s’appuient plutôt sur des traces mémorielles qu’un travail
de recherche seul permet d’identifier. Lorsque Danielle Collobert
évoque par exemple un «garçon en bleu - pendu par un crochet
au balcon de la maison à l'angle de la place - et les Allemands
autour -» [15], il s’agit
d’une reprise, nous apprendnJean-Pierre Nédelec, d’un évènement
réel, identifiable aisément pour «[une] population, qui y
reconnaît Louis Briand, dix huit ans, sacrifié par la Wehrmacht,
au lendemain du débarquement, et en représailles aux actions
d’une résistance offensive en pays de Poher» [16].
Cette mémoire de la souffrance joue sur le mode du partage,
elle s’énonce sans référence, fermant le lien à l’évènement
historique, mais permet, par cette omission, de désigner une
figure collective de la souffrance.
Autre donnée biographique, et qui appelle au même constat,
la mention, déguisée, d’un élément de l’histoire familiale.
La tante de Danielle Collobert a en effet été arrêtée puis
déportée à Ravensbrück. Pendant un bref moment, qu’elle n’a
pas saisi, une fuite aurait pu être possible [17].
Si Danielle Collobert insère cet évènement dans Meurtre: «Ils
sont venus me prendre. Je les attendais. Pourquoi n’être pas
parti » [18], elle ne mentionne
pas le lien familial et utilise un accord de l’adjectif au
masculin pour empêcher toute identification de la victime.
Elle offre cependant une trace mnésique à toutes les autres.
Ces faits biographiques ne sont en effet retracés par l’auteur
que pour transmettre une mémoire. Mais la force de la mémoire
constitue aussi une des bases de l’écriture de soi. C’est
par la transmission et le travail de mémoire que se constitue
l’être humain dans sa singularité. Par le choix des mémoires
recomposées, l’écriture de soi nous livre une nouvelle expérience
commune autour de la souffrance.
Motifs invoqués, subjectivité du poète appelant à celle du
lecteur, histoire personnelle offerte sur le mode collectif,
l’écriture de la souffrance rencontre son miroir dans l’écriture
de soi. Mais ne s’agit-il pas, dans toute écriture de la souffrance,
d’une écriture de soi?
L’écriture de soi en souffrance prend, dans l’œuvre de Danielle
Collobert, l’acuité d’une incertitude formelle, hésitant entre
prose et déstructuration. Dans ces expériences, le sujet peine
à marquer sa subjectivité, s’effaçant derrière le texte même.
Pourtant, cette présence narrative reste palpable, par des
émotions, des traces d’implication disséminées dans l’œuvre.
L’écriture de soi chez Danielle Collobert dépasse en effet
la retranscription brute et tente, malgré et par un sujet
effacé, de nous livrer un quelque chose de l’écriture intime.
Ce quelque chose serait de l’ordre d’une subjectivité de la
souffrance. Substrat même de l’œuvre, la souffrance trouve
en effet dans l’écriture de soi un mode opératoire aussi bien
qu’un miroir. L’écriture de la souffrance s’y engage cependant
par la contradiction, notamment face à autrui, invité et repoussé,
appelé et craint. Écriture de soi par l’autre, il lui permet
cependant de poser une mémoire de la souffrance, fondement
même de l’être dont la trace tente de s’effacer mais demeure.
Écriture de soi ou écrire malgré soi, le poète compose ainsi
avec sa psyché propre, il se dévoile de façon plus ou moins
explicite mais imprègne l’œuvre de sa subjectivité. L’écriture
de soi, finalement, consiste peut-être en ce qui reste de
l’émotion lorsque forme et style ne déstabilisent plus notre
lecture du poème.
Notes
1] Danielle Collobert s’est
donnée la mort le jour de ses 38 ans dans une chambre d’hôtel
à Paris.
2] Meurtre, Paris, Gallimard
[1964], repris dans Œuvres I, Paris, POL, 2004.
3] Il donc, dans Œuvres I,
op. cit.
4] Cahiers, 1956-1978, Seghers
Laffont, [1983], repris dans Œuvres II, Paris, POL, 2005.
5] Meurtre, op. cit., p.
23.
6] Il donc, op. cit., p.
408-409.
7] Signalons ainsi un numéro
du «Cahier du Refuge» qui lui est consacré et qui comprend
le témoignage de sa mère, ainsi qu’une bio-bibliographie assez
conséquente; voir Le Cahier du Refuge, «Danielle Collobert»,
centre international de poésie, Marseille, juin 2006.
8] Meurtre, op. cit., p.
45-46.
9] Thomas Clerc, «Le journal
d’écrivain dans la littérature française du XXe: sémiostylistique
d’un genre», Thèse d’État, direction Georges Moliné, 1999,
p. 404.- Cette thèse s’appuie en partie sur les Cahiers de
Danielle Collobert.
10] Cahiers, op. cit., p.
304.
11] Ibid, p. 405-406.
12] Tous ces recueils se
trouvent rassemblés dans le premier volume Œuvres I, op. cit.
13] «Textes manuscrits laissés
inédits, (vers 1959)», dans Œuvres II, op. cit., p. 35.
14] Cahiers, dans Œuvres
II, op. cit., p. 293-294.
15] Cahiers, dans Œuvres
II, op. cit., p. 297.
16] Jean-Pierre Nédelec,
Danielle Collobert et la Bretagne, Blanc Silex, 2002, p. 11.
17] Voir le récit qui en
est fait par Jean-Pierre Nédelec, Danielle Collobert et la
Bretagne, op. cit., p. 16.
18] Meurtre, op. cit., p.
51.
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