Scritture di sé in sofferenza
Orazio Maria Valastro (a cura di)
M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010
DE PROFUNDIS D’OSCAR WILDE: LA QUÊTE D’IDENTITÉ DU DANDY EN PRISON
Agathe Brun
agathe.brun@voila.fr
Doctorante en
deuxième année en littérature anglaise à l’Université de Nice
Sophia-Antipolis, sous la direction du professeur Michel REMY.
Elle a consacré son mémoire de Master 2 à la représentation
et l’esthétique wildiennes dans Le Déclin du Mensonge et De
Profundis. Ses recherches actuelles portent sur l’art du faux
dans l’écriture fin de siècle dans la littérature d’Oscar
Wilde, Walter Pater et Marcel Schwob. Elle est membre de la
Société Oscar Wilde en France.
«Être devenu un
homme plus profond est le privilège de ceux qui ont souffert.
Et c’est ce que je crois être devenu.» [1]
Plus d’un siècle après sa mort, Oscar Wilde continue de susciter
l’intérêt tant pour son œuvre que pour sa vie. Dandy toute
sa vie, d’une taille hors du commun, ce n’est pas seulement
l’artiste mais aussi l’homme qui a marqué son siècle et continue
d’enthousiasmer le lecteur du vingt-et-unième siècle. Oscar
Wilde a fait parler de lui pour ses pièces, ses poèmes, son
roman et ses théories esthétiques jusqu’au jour où la société
qui avait fait de lui un prince l’a bousculé de son piédestal.
Ainsi, à la période faste qui voit Wilde devenir le roi de
l’art et l’invité attendu des salons de Londres se substitue
le temps des règlements de compte: Wilde est allé trop loin,
il a fait l’éloge inconditionnel de la jeunesse et a perverti
celle-ci. Il a vécu pour le plaisir et oublié la condition
de pécheur de l’homme. Il a aimé la beauté grecque et la société
perçoit en lui le catalyseur de la déchéance britannique,
déchéance mise en exergue par les théoriciens de l’eugénisme
à une période où la fin du siècle approche et où le contexte
politique et social plonge le pays dans la crainte [2].
Alors il faut faire vite et condamner ce fauteur de trouble
qui fait des jeunes gens les instruments de sa perversion.
C’est en tout cas ce que pense Lord Queensberry et beaucoup
d’autres personnes lorsque le couperet tombe: Wilde est condamné
à deux ans de travaux forcés pour pratiques homosexuelles.
Deux années coupé du monde gracieux de l’art et de la gloire,
mais une vie entière ruinée, anéantie sous couvert de punir
«l’amour qui n’ose dire son nom», vers tiré du poème de Lord
Alfred Douglas, «Two Loves» publié dans The Chameleon en décembre
1894 - dans le même numéro que les Formules et Maximes à l’usage
des jeunes gens d’Oscar Wilde - et utilisé contre Wilde au
cours du second procès. Au cours d’une seule vie, il connaît
le succès, la honte, l’emprisonnement, le rejet, et tombe
de bien plus haut que quiconque. Elevé au rang d’idole, il
est aussi vite plongé dans les cercles de l’enfer de Dante.
Dans ce contexte, quand Oscar Wilde entame la rédaction de
la longue lettre que nous connaissons sous le nom de De Profundis,
c’est un homme brisé par la servitude, la solitude et l’anonymat
qui prend la plume pour faire entendre sa douleur depuis le
fond de sa cellule. De Profundis a longtemps et est encore
souvent mis à part dans les études portant sur Oscar Wilde.
En effet, de nombreux critiques mentionnent le texte en termes
élogieux mais ne s’attachent pas davantage à son étude. La
raison de cet «oubli» ne provient certes pas de la qualité
du texte mais sans doute plus de son statut ambigu: parmi
les autres œuvres d’Oscar Wilde, pièces, poèmes, dialogues
et essais, De Profundis fait figure de texte plus personnel,
plus hermétique et ne requérant pas - à première vue - une
audience similaire à celle d’une pièce ou d’un essai sur l’art.
Alors, il a suffit bien souvent de mettre de côté ce «texte»
alors que c’est l’écrit de Wilde qui se rapproche le plus
d’un travail autobiographique [3].
Mais de quel Wilde parlons-nous? Car, il n’est en fait plus
«Wilde», nom honorable et rattaché à un héritage culturel
fort, nom de du dramaturge et de l’artiste, nom du dandy aux
cheveux longs et aux costumes extravagants; le nom en soi
n’est rien s’il est coupé de ce qu’il représente. Alors après
le procès, en prison, c’est le prisonnier C. 3. 3. qui écrit,
qui cherche ce qu’il reste d’un certain Wilde, car comment
s’écrire quand on n’est plus? Lorsqu’on est en souffrance,
qu’est ce qui peut pousser à exprimer celle-ci par l’écriture?
Les conditions de l’écriture en prison
Sur vingt-quatre mois d’emprisonnement, Wilde passe les dix-huit
derniers à Reading Goal et c’est dans cette prison qu’il écrit
enfin après avoir attendu en vain une lettre du jeune Bosie.
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir eu le désir d’écrire
et de donner libre court à son besoin d’expression. Mais à
Reading, on est libre de rien, même pas d’épancher sa peine
par les mots. En effet, le malheureux Wilde est transféré
à Reading alors que le contrat du colonel Isaacson touche
à son terme, et ce dernier ne recule devant rien pour priver
les prisonniers de liberté physique d’abord, morale ensuite:
installations sanitaires moyenâgeuses, planches de bois en
guise de lit viennent compléter l’harassement provoqué par
les travaux forcés inutiles auxquels se livrent les prisonniers.
De même, il leur est strictement interdit de communiquer entre
eux. L’enfermement physique s’accompagne ainsi d’un enfermement
psychologique total. Mais l’arrivée à l’été 1896 du major
Nelson, directeur bienveillant et humain, change la détention
de Wilde: on lui accorde quelques privilèges en raison de
sa santé fragile, il travaille moins dur et a accès à la bibliothèque
de la prison avec plus de facilité… mais il reste un numéro
parmi tant d’autres.
Privé de son public, de son allure de dandy, privé de ce qui
faisait de lui un personnage célèbre, Wilde se tourne vers
ce qu’il sait faire mieux que quiconque, qui a fait de lui
un prince mais l’a aussi précipité en prison, l’écriture.
Il faut prendre conscience du fait que le port même de la
tenue de forçat a eu sur Wilde plus d’impact qu’il aurait
pu en avoir sur n’importe qui d’autre: le personnage Wilde,
tel qu’il s’est lui-même construit, est brillant tant dans
son langage et son écriture que dans sa prestance, sa présence
et ses codes vestimentaires. Alors que l’apparence compte
plus que tout aux yeux de Wilde, que le superficiel l’emporte
sur l’essence, Wilde est privé de tout ce qui compte pour
lui. L’anecdote rapportée par Ellmann à propos de la séance
de coupe des cheveux est en ce sens particulièrement révélatrice:
«Un gardien fut charger de lui couper les cheveux […] ‘Faut-il
les couper? demanda Wilde, les larmes aux yeux. Vous n’imaginez
pas ce que cela représente pour moi.’ On le tondit.» [4]
Le gardien ne pouvait en effet pas comprendre ce que cela
représentait pour Wilde.
Le changement de direction de l’établissement pénitentiaire,
la «longue et vaine attente» (Wilde, 565) d’une lettre de
Douglas, toutes les pensées qui ont pu assaillir Wilde laissent
enfin place au mode privilégié d’expression de l’artiste Wilde
même s’il avertit Douglas que «tout ce qui, à me lire, est
source de douleur pour toi, est pour moi, à l'écrire, source
de douleur plus grande encore » (Wilde, 567). Car Bosie est
bien sûr le destinataire de cette lettre: «si je t'écris à
présent comme je le fais, c'est parce que ton silence et ta
conduite durant mon long séjour en prison l'imposent» (Wilde,
601). Et pourtant, témoignage d’une souffrance trop grande,
la «lettre» de Wilde semble avoir eu besoin d’un plus grand
auditoire que Douglas et son «égoïsme étroit» (Wilde, 612)
et il est possible qu’au fil des mois, Wilde ait envisagé
une publication qui n’était pas prévue au moment où il a commencé
la rédaction de la lettre. Il peut enfin écrire mais il dispose
d’une marge de manœuvre toujours très restreinte, on lui retire
définitivement ses écrits en fin de journée - ils lui seront
uniquement rendu à sa sortie de prison - et il ne peut écrire
autre chose que de la correspondance. Alors voilà le nouveau
défi de Wilde: garder le fil de sa pensée au fil des jours
pour poursuivre sa tâche d’écriture.
Un regard sur le passé
Tout commence par un coup d’œil par-dessus l’épaule. Quand
la rupture entre le passé, le présent et, s’il y en a un,
l’avenir est si forte que lorsqu’on est banni de la société
après en avoir été roi, aucune tentative de reconstruction
de la vie et de soi ne peut être conçue sans un regard sur
le passé. Wilde tente alors de se réconcilier avec celui-ci.
Dès les premières pages de la lettre, il signifie à Bosie,
ou tout autre lecteur du texte, son intention première de
ne pas laisser la haine fermer son cœur en écrivant «l’idée
que l’aversion, l’amertume et le mépris puissent jamais prendre
en mon cœur la place qu’y tint jadis l’amour m’attriste profondément»
(Wilde, 565). C’est ce qui pousse Oscar Wilde à faire ce constat
à la fin de De Profundis: «Ce qui s’offre à ma vue, c’est
mon passé. Il faut que je parvienne à le regarder avec des
yeux différents, à convaincre le monde de le regarder avec
des yeux différents, à convaincre Dieu de le regarder avec
des yeux différents. Cela je ne puis le faire en refusant
de le voir, en le méprisant, en le louant, ou en le récusant.»
(Wilde, 689)
Wilde parle de sa vie avant le scandale, de sa célébrité,
de ses sorties et de son train de vie mondain. Wilde tente
de se libérer de la noirceur de ce passé qui l’a conduit en
prison et pense qu’en l’extériorisant, il pourra s’en débarrasser.
Il insiste néanmoins pour mettre en avant le fait que sa vie
a commencé à changer avec Bosie; malgré le grand attachement
qu’il éprouve pour le jeune homme, il reconnaît qu’il a commis
l’erreur de se laisser priver de volonté propre par amour.
Leur relation pour le moins tumultueuse et donc l’issue funeste
est l’emprisonnement d’Oscar Wilde semblait préparer Wilde
à l’expérimentation de la douleur. Il écrit alors: «Moi aussi
j'avais mes illusions, je croyais que la vie allait être une
comédie étincelante et que tu en serais un des nombreux personnages
pleins de grâce. J'ai découvert que c'est une tragédie révoltante,
répugnante, et que la sinistre cause de la grande catastrophe
– sinistre par sa concentration sur l’objectif unique et par
la force de volonté extraordinairement restreinte qu'elle
manifestait - c'était toi, dépouillé de ce masque de joie
et de plaisirs qui m'avait, tout autant que toi, trompé et
dévoyé.» (Wilde, 595)
Et Wilde d’accuser Douglas d’avoir entraîné sa perte: brisant
la créativité d’abord, la volonté ensuite. Bien que son jugement
sur Bosie soit particulièrement dur, Wilde se défend de vouloir
lui faire de la peine ou le blâmer, il pense en fait donner
une leçon de vie au jeune homme grâce à son expérience nouvelle:
«Après ma terrible condamnation, quand j’eus revêtu l’habit
de prisonnier et que la prison se fut refermée sur moi, je
me retrouvai assis parmi les ruines de ma vie merveilleuse,
écrasé d’angoisse, hébété de terreur, étourdi de douleur.
Mais je refusais de te haïr.» (Wilde, 605)
Ecriture de vie et réflexion sur la souffrance et
l’enfermement
Wilde connaît à présent les ravages que la souffrance du corps
inflige à l’esprit et il ne lui viendrait plus l’idée de dire
comme il l’a fait dans L’âme de l’homme sous le socialisme
que «l’opinion publique n’a pas la moindre valeur» (Wilde,
939) ni encore moins qu’«après tout, même en prison un homme
peut être tout à fait libre. Son âme peut être libre. Sa personnalité
peut rester sereine. Il peut être en paix» (Wilde, 940). Et
Ellmann de conclure: «On a écrit beaucoup de sottises sur
la prison, et Wilde le premier avant d’en faire l’expérience»
(Ellmann, 517). Mais Wilde comprend bien vite que l’âme n’est
pas libre en prison, que la souffrance, l’éreintement du corps,
la faim et le manque de sommeil ne sont pas des mots mais
bien une réalité et un mur dressé contre la réflexion et qu’il
n’y a ni imagination ni rêve que puissent totalement le libérer.
Oscar Wilde découvre le monde de la souffrance et de la douleur,
il lui faut maintenant en faire le récit. On perçoit très
clairement que par-delà la fatigue et la faim, la souffrance
que Wilde met le plus en avant est celle provoquée par la
sensation d’arrêt du temps. En effet, il fait référence à
une anecdote de sa vie avec Bosie qui a eu lieu en 1894 et
fait le commentaire suivant: «Trois ans se sont écoulés et
c'est pour toi une durée très longue. Mais pour nous qui vivions
en prison, et qui ne connaissons dans notre vie d’autres événements
que la souffrance, les élancements de la douleur et le souvenir
des instants cruels sont la mesure du temps. Nous n’avons
rien d’autre à penser. La souffrance, si curieux que cela
puisse te paraître, est le seul moyen grâce auquel nous existons,
car c’est le seul moyen qui nous permette d’avoir conscience
d’exister ; et le souvenir de la souffrance passée nous est
nécessaire, car il est le garant, la preuve, de la persistance
de notre identité. Un abîme me sépare du souvenir de la joie,
qui n’est pas moins profond que celui qui me sépare de la
joie dans sa réalité.» [5]
(Wilde, 582)
Et il semblerait que ce sentiment de temps figé soit l’une
des principales causes de souffrance de Wilde: revivre indéfiniment
les minutes de sa relation catastrophique avec Bosie, sa déchéance,
son procès, la mort de sa mère, la honte qui s’est abattue
sur sa femme et ses enfants. Douleur sans fin du souvenir,
c’est cela le nouveau quotidien de Wilde: «Pour moi, c’est
comme si les choses s’étaient passées, je ne dis pas hier,
mais il y a un instant. La souffrance est un long moment unique.
Nous ne pouvons la diviser en saisons. Nous pouvons tout au
plus en enregistrer les états successifs, et relater leur
retour. Pour nous le temps lui-même n’avance pas. Il tourne
sur lui-même. Il donne l’impression de pivoter autour d’un
centre de douleur. (…) Pour nous il n’est qu’une saison, la
saison de la douleur. Même le soleil et la lune, nous avons
l’impression qu’ils nous ont été ravis. Dehors, le jour est
peut-être d’azur et d’or, mais la lumière qui se glisse au
travers du verre profondément obscurci de la petite fenêtre
à barreaux sous laquelle nous sommes assis est grise et parcimonieuse.
Dans notre cellule, c’est toujours le crépuscule, comme dans
notre cœur il est toujours minuit. Et dans la sphère de la
pensée tout autant que dans la sphère du temps, le mouvement
est aboli.» (Wilde, 612)
La quête du nom
Un autre intérêt manifeste du texte pour évoquer le sujet
de l’écriture de soi en souffrance est la particularité de
la rédaction, faite de fluctuations, d’hésitations mais aussi
d’affirmations qui montrent, ou en tout cas laissent entrevoir
l’artiste et le monde à travers un travail minutieux de représentation.
Ici, il convient de noter que lorsque nous parlons de représentation,
nous entendons par ce terme la mise en scène et la re-création
artistique du monde réel ou de l’âme de l’artiste à travers
l’art. Loin d’être synonyme de copie fidèle de la réalité
ou d’expression des sentiments, la représentation est ici
comprise comme la traduction du monde et de l’esprit telle
qu’elle est perçue par la sensibilité et la subjectivité de
l’artiste. C’est également la manifestation d’un désir de
mettre en exergue sa personnalité et de découvrir son identité:
Wilde se met en représentation lorsqu’il emprunte le costume
du dandy et se crée un personnage qui fait sa gloire.
En prison, privé de son mode d’expression physique, il doit
se recréer une nouvelle identité et se met à nouveau en représentation.
Mais cette fois, il affiche un nombre grandissant de masques:
il est le pêcheur, le Christ, celui qui implore le pardon,
celui qui comprend la souffrance et espère recevoir et donner
encore de l’amour. Il cherche ce qu’il est devenu et ce qu’il
pourrait devenir, espérant tour à tour retrouver sa place
dans la société puis perdant toute illusion d’un quelconque
retour à la civilisation. Wilde évoque ce qui l’attend à sa
sortie: «Bien sûr je sais que d’un certain point de vue les
choses seront plus difficiles pour moi que pour d’autres (…).
Car je suis passé, non pas de l’obscurité à la célébrité momentanée
que donne le crime, mais d’une sorte de gloire éternelle à
une sorte d’infamie éternelle.» (Wilde, 631)
Il tâtonne et nous offre une multitude de représentations
de lui-même au gré de ses hésitations et de sa quête d’identité.
Forcé de partir à la redécouverte de lui-même, l’artiste superpose
les masques et nous oblige à nous demander s’il existe une
représentation «à nu» de Wilde, laquelle serait enfin le vrai
visage de l’artiste révélé par l’art de l’écriture. La disparition
du nom est d’ailleurs un thème récurrent du texte et prouve
l’importance du nom du père dans la création identitaire.
Wilde comprend très tôt que son nom est désormais lié dans
l’esprit de ceux qui l’ont condamné à tout ce qu’il y a de
plus sordide: «[Ma mère] et mon père m’avaient légué un nom
auquel ils avaient donné honneur et noblesse non seulement
en art, en littérature, en archéologie et en science, mais
aussi dans l’histoire officielle de mon pays, dans son évolution
en tant que nation. J’avais à tout jamais déshonoré ce nom.»
(Wilde, 613)
Mais le nom est perdu, il ne rime plus avec gloire mais avec
déshonneur. Comparant son statut à un tour en enfer, il écrit:
«dans la fange la plus infâme de Malebolge, je siège entre
Gilles de Rais et le marquis de Sade» (Wilde, 575) puis rapporte
à nouveau cette comparaison plus loin dans le texte: «il y
avait quelque ironie (…) de me voir installé entre Gilles
de Rais et le marquis de Sade» (Wilde, 610). Mais l’humiliation
de s’arrête pas là puisque si le nom de ses parents devient
honteux, lui, ne peut même plus le porter: «Dans cette grande
prison où j’étais incarcéré j’étais seulement le numéro et
la lettre d’une petite cellule dans un long couloir, l’un
des mille nombres sans vie et l’une des mille vies sans vie»
(Wilde, 607). C. 3. 3., voilà la nouvelle identité de Wilde,
identité bien médiocre car ne correspond qu’à un numéro sur
une porte, il a été attribué à d’autres avant lui et à d’autres
encore après. C’est aussi pour cela que Wilde raille Douglas
lorsque celui-ci se fait «rappeler à son bon souvenir» sous
le pseudonyme léger et enfantin de Prince Fleur-de-Lys. C’en
est plus que l’homme devenu C. 3 3. ne peut en supporter et
il écrit: «Ah! si ton âme avait été, comme elle aurait dû
l’être pour atteindre à sa propre perfection, blessée de douleur,
courbée sous le remords, rendue humble par la peine, ce n’est
pas ce déguisement qu’elle aurait choisi pour chercher à entrer
dans la maison des douleurs!» (Wilde, 608)
La re-connaissance de soi
Si ce sont les écrits de Wilde tout autant que son personnage
de dandy qui l’on rendu célèbre, ce sont également eux qui
l’ont en partie condamné; Wilde trouve néanmoins la force
d’écrire sa souffrance et sous sa plume naît une nouvelle
œuvre d’art. Peut-être le portrait de l’artiste à nu? Plus
vraisemblablement un nouveau masque car qui peut prétendre
se connaître? C’est en tout cas ce que suggère Wilde lui-même
dans De Profundis. Avant tout, rappelons-nous que l’artiste
n’a pas toujours accordé une valeur particulière à la nature
de l’être, bien au contraire. Il écrit d’ailleurs dans les
Formules et maximes à l’usage des jeunes gens que «le premier
devoir dans l'existence, c'est d'être aussi artificiel que
possible» (Wilde, 969) et que «seules les personnes superficielles
se connaissent. (…) Seules durent les qualités superficielles.
La nature profonde de l’homme ne tarde jamais à être mise
à nu.» (Wilde, 970)
Alors lorsque Wilde connaît enfin la vraie nature de la vie
de prisonnier, son opinion change, privé de nom, privé de
vie, il comprend que le monde et l’aspect sous lequel on y
apparaît ne sont que mise en scène de la vie et non la vie
elle-même. Il écrit alors dans De Profundis que «le vrai sot,
(…), c’est celui qui ne se connaît pas lui-même» (Wilde, 566),
en référence au précepte qui figure au fronton du temple de
Delphes: le fameux «connais-toi toi-même». Il va même plus
en avant dans sa réflexion sur la connaissance de soi au fil
des pages et déclare que selon lui «il est bien sûr nécessaire,
comme le déclare l’oracle grec, de se connaitre soi-même.
Mais reconnaître qu’une âme humaine est inconnaissable, voilà
l’ultime réalisation à laquelle puisse parvenir la sagesse.
Notre mystère ultime, c’est nous-mêmes.» (Wilde, 655) La superficialité
n’a plus lieu d’être, le superflu et le futile ont perdu leur
saveur pour un homme assoiffé de liberté et privé de l’essentiel:
la reconnaissance par la société et par lui-même de son identité.
Ainsi, «la faute suprême, c’est d’être superficiel» (Wilde,
567) et c’est bien cela qu’il peut reprocher à Douglas. Le
jeune homme semble atteint, en effet, selon Wilde de «ce vice
suprême (…) d’être superficiel.» (Wilde, 605)
Un nouveau Wilde
A priori, l’expérience de la souffrance est transformée pour
donner naissance à un nouveau Wilde transfiguré par la connaissance
et la compréhension de la vie. Il semble qu’il existe une
fonction performative de l’écriture dans De Profundis: un
nouveau Wilde voit le jour en même temps qu’il décrit son
expérience et sa quête de lui-même. Prisonnier anonyme accroché
à l’espoir de reconstruire son identité, Wilde établit un
parallèle entre ses erreurs du passé, ses théories erronées
sur la valeur de la vie et sa nouvelle conception de celle-ci:
«Je vivais autrefois pour le plaisir, et pour lui seul. J’évitais
douleur et souffrance sous toutes ses formes. Je les exécrais
l’une et l’autre. […] Elles n’avaient pas de place dans ma
philosophie» (Wilde, 633). A présent, Wilde adopte une position
schopenhauerienne en constatant que la souffrance est la pierre
angulaire de l’existence lorsqu’il écrit «je vois à présent
que la douleur, qui est la suprême émotion dont l’homme soit
capable, est en même temps le modèle et la pierre de touche
de tout grand art.» (Wilde, 634)
«Derrière la douleur, on trouve toujours la douleur. La souffrance,
à la différence du plaisir, ne porte point de masque. La vérité
en art est l’unité d’une chose avec elle-même; l’extérieur
devenu expressif de l’intérieur; l’âme devenue chair; le corps
doué d’esprit. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de
vérité comparable à la douleur.» (Wilde, 635)
Oscar Wilde se projette dans le futur et nous offre son portrait
après sa sortie de prison: celui d’un homme brisé mais qui
a appris la valeur de la vie, qui ne s’occupera plus de mondanités
et vivra de plaisirs simples. Il croit cependant toujours
que la vie a des choses à lui apporter car «la découverte
de la douleur l’a mené à la découverte de la consolation»
(Ellman, 549): «Je sais également que bien des choses délicieuses
m’attendent au-dehors, depuis ce que saint François d’Assise
appelle ‘mon frère le Vent’ et ‘ma sœur le Pluie’, deux choses
adorables, jusqu’aux vitrines et aux couchers de soleil des
grandes villes. […] Je puis être parfaitement heureux tout
seul. Avec la liberté, des livres, des fleurs, et la lune,
qui ne serait heureux? (Wilde, 657-58)
L’écriture de soi en souffrance, comme nous le voyons à travers
De Profundis, aboutit à la preuve que son génie artistique
est intact. Avons-nous entrevu le «vrai» Wilde? Nul ne peut
le dire, pas même Wilde lui-même puisqu’il cherche à se découvrir.
En revanche, si Oscar Wilde a réellement considéré la souffrance
comme repère de l’existence pendant son séjour en prison,
alors il nous a prouvé que celle-ci n’annihile en rien son
talent. L’écriture combat la souffrance de l’isolation et
de la déchéance, mais dans le cas de Wilde, c’est également
le moyen de se reconstruire en tant qu’homme et en tant qu’artiste:
il n’a plus de nom, plus de reconnaissance par les hommes,
mais le texte, que Wilde l’ai pensé ou non, est une nouvelle
œuvre d’art qui montre la capacité et la force de l’esprit
en condition d’oppression.
Notes
1] Oscar WILDE, «De Profundis»
dans Œuvres, introd. Pascal Aquien, trad. Jean Gattégno. Paris:
Gallimard/Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 657. Les références
suivantes à l’œuvre sont inclues dans le texte au format (Wilde,
numéro de page).
2] La première guerre des
Boers a révélé les faiblesses de l’armée britannique et la
perte de cohésion progressive de l’Empire. De plus, l’industrialisation
a provoqué une vague incontrôlée d’urbanisation provoquant
insalubrité et paupérisation au sein des villes surpeuplées.
Les théoriciens de l’eugénisme, tel Francis Galton, se sont
appuyés sur ses données pour montrer l’affaiblissement de
la «race» et la dégénérescence annoncée de celle-ci.
3] Notons cependant les études
récentes sur le texte qui suscite de plus en plus d’intérêt,
comme par exemple celle de Joséphine M. GUY et Ian SMALL,
«Reading De Profundis» in English Literature in Transition
1880-1920. Gale Group, Vol. 49, 2006. pages 123 et suivantes.
4] Richard ELLMANN, Oscar
Wilde, trad. M. Tadié et P. Delamare, Paris : Gallimard, 1994,
p. 529.
5] Il poursuit en ces termes:
«Si notre vie commune avait été ce que le monde s’imaginait
qu’elle était, une vie faite simplement de plaisirs, de dissipation
et de rires, je serais incapable d’en évoquer un seul moment.
C’est parce qu’elle a été pleine d’instants et de jours tragiques,
amers, inquiétants par ce qu’ils présageaient, ternes ou affreux
par la monotonie de leurs scènes et l’inconvenance de leurs
violences, qu’il m’est possible de voir ou d’entendre chaque
incident distinct dans tous ses détails, et qu’en vérité je
suis presque incapable de voir ou d’entendre rien d’autre.
La douleur est à ce point la raison de vivre des hommes qui
habitent en ce lieu, que mon amitié pour toi, telle que je
suis obligé de me la rappeler, me semble toujours un prélude
qui s’harmonise avec ces divers modes de souffrance qu’il
me faut chaque jour éprouver; que dis-je? elle me paraît les
rendre nécessaires: comme si ma vie, quoi que j’aie pu en
penser ou que les autres aient pu en penser, avait constamment
été une véritable symphonie de la souffrance (…)» (Wilde,
582).
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