Scritture di sé in sofferenza
Orazio Maria Valastro (a cura di)
M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010
LES ÉQUIVOQUES DE LA SOUFFRANCE CHEZ JEAN BODEL
Gabriela Tanase
gabriela.tanase@utoronto.ca
Université de Toronto; Maîtrise
en littérature française à l’Université McMaster (2001-2003);
Licence en langues et littératures anglaises et françaises
à l’Université de Bucarest (1997-2001); Membre de la SATOR
(Société d’Analyse de la Topique Romanesque).
Atteint d’un mal
(v. 43) [1] qu’il désigne
plus loin comme la lèpre, Jean Bodel prend congé des arrageois
et établit ainsi un genre poétique [2]
qui, au début du XIIIe siècle, représente la première manifestation
en littérature française de la perspective ironique du poète
envers lui-même. Les Congés de Bodel semblent se fonder sur
un «jeu de la souffrance et de la honte, du ‘dire’ et de ‘se
cacher’» [3] et, par une
variante du thème de la chantepleure [4],
ils anticipent la poésie lyrique du XVe siècle. Bien que dans
une moindre mesure que Baude Fastoul, qui paraît écrire ses
Congés dans des circonstances similaires [5],
Bodel place son portrait sous le signe de la marginalité,
voire de l’abjection. S’il insiste sur les réactions psychologiques
qu’il éprouve face aux autres, s’il se dit écrasé surtout
par la honte, le poète évoque aussi la dimension physique,
où l’image du corps n’est pas sans renvoyer aux portraits
«de laideur», rattachés au thème de l’horreur en domaine narratif.
On l’a souligné, il y a une certaine discrétion dans l’évocation
de la maladie [6], et pourtant
l’image que Bodel offre de lui-même témoigne, ne serait-ce
qu’en partie, du «surgissement abrupt et massif d’une étrangeté»
[7], qui met en rapport
souffrance et abjection. Nous nous proposons de réexaminer
la fonction de ce portrait peu rassurant et, en tenant compte
du cadre littéraire, social et historique, nous désirons mettre
en valeur certains aspects qui redéfinissent les enjeux entre
le moi poétique, la souffrance et la structure textuelle des
Congés.
L’Horreur entre suggestion et affirmation: une lecture
«de surface» de la douleur
Retenons dans un premier temps les métaphores caractérisant
le corps affecté par la maladie. Dès la deuxième strophe s’affirme
d’ailleurs l’opposition entre le cœur et le corps, opposition
qui, ainsi que nous allons le rappeler, se traduit sur un
plan spirituel. En conformité avec un topos de la littérature
médiévale, le poète envoie donc son cœur «sain» à ses amis,
en signe de fidélité [8]:
«Purement mon cuer vous envoi: / Tant a en moi remés de sain.»
(v. 23-24). Cette dichotomie entre l’intégrité du cœur et
la dégradation du corps se retrouve dans un vers qui résume
à première vue la condition douloureuse du poète, «souffert»
par les autres comme «Moitié sain et moitié porri» (v. 60).
La douleur renvoie par-dessus tout à une souffrance morale,
issue de la honte, et non à une souffrance physique, car l’un
des symptômes de la lèpre est l’insensibilité, l’anesthésie
des sens [9]. Mais la description
du corps reflète justement ce déchirement que le poète dit
être sien et qu’il assume avec auto-ironie. La lèpre, qui
n’est nommée explicitement qu’une seule fois (v. 96) [10]
est identifiée à la pourriture, image saisissante, révélant
l’horreur [11]. L’image
est reprise à l’égard des compagnons attendant le poète aux
léproseries de Miaulnes et de Biaurain, compagnons qui «sont
porri au fardel» (v. 168), pourris en dedans [12].
Comme Bodel l’affirme, son corps est en proie à «Enferté et
poison et plaie» (v. 77) [13],
ce qui réunit encore abjection et marginalité, d’autant plus
que la société médiévale tient à l’écart les infirmes et les
malades, cibles de la dérision mêlée à la peur [14].
Les lépreux en particulier sont regardés comme dangereux et
accablés de traitements durs et cruels [15].
Le poète désigne son corps comme «enferm» (v. 272), attribut
soulignant à la fois le déplorable état physique et l’exclusion
par rapport à la société. Bodel prétend donc s’en aller «malades
et enfers» (v. 374), et tout au long des Congés, il se représente
à l’écart, en route sur les chemins de traverse, humilié à
cause de sa condition, mais aussi craignant qu’il ne «nuise»
(v. 12), qu’il ne soit importun. Parfois l’aspect physique
est défini par antithèse: ainsi, Wibert de la Sale a «gentil
cors / Ou il n’a ne sor os ne gale» (v. 92-93). Bodel se souviendra
donc avec amertume et nostalgie de ce corps bien fait, qui
n’a pas de tumeurs osseuses ni de callosités. L’abattement
moral du poète, qui descend dans son cœur (v. 85), est mis
en relation également avec la déformation de son visage, meurtri
et pâle (v. 86).
Avec une puissante expressivité, Bodel évoque les symptômes
de la lèpre plutôt que de les exhiber avec «réalisme». Il
semble s’agir bien de la lèpre blanche, dont les cliniciens
modernes identifient deux formes [16].
Apparemment, Bodel décrit une forme mixte de l’affection et
hasarde même une plaisanterie sur ce qui constitue un point
commun des descriptions anciennes de la lèpre, à savoir le
fait que «la totalité du tégument externe était blanc comme
neige» [17]. En effet,
le poète dit qu’il «fleurit» - entendons qu’il se recouvre
de taches ou de boutons - en hiver, et qu’il se couvre de
givre en été: «Que je floris quant il yverne / Et quant il
fait esté je rime» (v. 197-198).
Ce qui est juste suggéré ou bien au contraire, exprimé dans
des termes assez choquants - comme le «porri» - s’accorde
donc avec une réalité médicale. D’autres détails s’y ajoutent,
tels que la présence des tubercules lépreux sous la langue.
Ainsi Bodel prétend que la souffrance («anuis») l’empêche
de parler: «Anuis, qui m’estoupes la gueule» (v. 133). La
symptomatologie de la lèpre est toujours rappelée lorsque
le poète mentionne que son médecin s’est donné beaucoup de
peine à «solder et reprendre» (v. 308) sa chair - le médecin
a eu donc du mal à fermer les plaies. Enfin, celui-ci a dû
également retrancher les excroissances de la tête et l’inciser
(v. 311-312).
L’abjection [18] caractérise
alors surtout le physique, ce corps qui est devenu «impropre»,
objet de répulsion. L’ambiguïté sur le plan éthique est néanmoins
sous-jacente à l’image inquiétante de la maladie - d’où peut-être
aussi l’insistance sur la honte. Assumant la lèpre, le poète
réactualise en fait une riche symbolique qui associe cette
maladie d’abord à une faute morale. En effet, au Moyen Âge,
la pensée théologique voit la lèpre comme le signe du péché,
de la souillure, qui traduit le plus souvent une transgression
sexuelle. Cette perspective, ancrée dans les récits de l’Ancien
Testament, avec l’exemple de Job [19],
se fonde aussi sur une opinion liée à la manifestation de
la maladie. La mauvaise odeur, reconnue comme un signe incontestable
de la lèpre, fait que le peuple soupçonne les lépreux d’être
atteints par une spermatorrhée ou par un flux de sang continuels
[20]. Un autre symptôme,
l’ardeur [21], cette «brûlure»
[22] au corps, influe sur
la mentalité de l’époque, qui rattache la lèpre à l’incontinence
et à la débauche. Par conséquent, sur le plan éthique, il
y a d’abord cette perception négative à l’égard du lépreux.
À première vue, Bodel crée un portrait quasi-monstrueux de
lui-même, où, malgré l’insistance sur la séparation entre
le corps et le cœur, le physique infléchit les qualités morales
ne serait-ce qu’en les juxtaposant à une symbolique autour
de l’idée de péché. Le poète transpose ainsi dans le discours
lyrique ce qui constitue déjà un motif des récits narratifs.
Certes, puisqu’il tient d’un discours à la première personne,
le portrait de Bodel est moins objectif et plus fuyant aux
yeux du lecteur que les portraits relevant de l’horreur dans
les romans ou les chansons épiques. Mais le poète reprend
quand même, quoique partiellement et subjectivement [23],
une imagerie qui est affirmée dans la littérature du temps.
Les romans sur Tristan exploitent ce portrait de laideur,
de maladie, d’abjection, et on peut supposer que Bodel, en
tant que literatus [24],
connaît ces récits. D’une manière plus générale, les images
d’«ensauvagement», dont le portrait bien connu du gardien
de taureaux dans Yvain de Chrétien de Troyes [25],
jouent sur l’ambiguïté entre l’apparence répugnante et le
sens [26]. À l’exemple
des auteurs qui ont su faire de la laideur ou du monstrueux
[27] l’indice d’une signification,
Bodel tire parti du fait que l’horreur «ne saurait s’abreuver
d’une synonymie sémantiquement restreinte ne ceignant que
l’épouvante et la répulsion, l’aversion et l’atrocité» [28].
Son autoportrait fonctionne en fait comme un masque, et demande
alors un déchiffrement.
Bodel semble en offrir la clé lui-même. Se servant toujours
de la symbolique de la lèpre, de ce qui est en fait une évolution
dans les mentalités, le poète accepte sa maladie comme pénitence
envoyée par Dieu. En effet, après la première croisade, lorsque
les chevaliers retournent en France atteints de lèpre, l’Église
propage la croyance que Dieu a choisi cette maladie comme
moyen de salut [29]. Pour
Bodel, la souffrance trouve alors sa motivation profonde dans
la foi, dans l’espoir que l’humiliation et la mort prochaine
mèneront à la grâce divine. Par ailleurs, du point de vue
du christianisme mystique, l’abjection de soi est la preuve
suprême de l’humilité devant Dieu [30].
Le poète formule ainsi la prière que la douleur éprouvée dans
ce monde soit récompensée dans l’au-delà (v. 70-71). Apparemment,
Bodel, croyant à la justice divine, ne peut s’imaginer que
Dieu le frapperait deux fois, en le faisant souffrir ici-bas
et dans l’autre monde, en lui destinant donc «deus enfers»
(v. 72) [31]. Toutefois
que révolté, Bodel est finalement résigné à son sort, à son
mal dont Dieu le frappe au moment même où il voulait le servir
en partant pour la croisade [32].
Si révolte il y a, elle est saisissable à travers le motif
de la roue de Fortune et celui des jeux de hasard. Dès le
début, le poète dit que Dieu lui a «joué de bondie» (v. 7),
qu’Il lui a donné le signal du dernier combat [33].
Le verbe «jouer» n’est peut-être pas choisi par accident -
au fond, Bodel aurait pu employer l’expression «sonner a la
bondie» [34] - et il anticipe
le motif du jeu par rapport à la relation avec le divin. Le
poète est poussé par Dieu à faire sa volonté («Diex qui a
lui servir m’espire» - v. 82), car, quel que soit le méreau
qu’il déplace sur la table du jeu (v. 84) [35],
il a perdu la partie («au cors est mes jeus li pire» - v.
83). Une nouvelle mention du jeu fait coïncider Dieu et Fortune.
Autrefois en haut de la roue et capable d’accomplir tous ses
désirs (v. 118-119), le poète doit maintenant «perdre le giu»
(v. 120). La même idée de l’échec à la partie de jeu s’exprime
au vers 206, dans une strophe qui introduit le motif de l’argent:
Bodel veut croire que son corps subit la pénitence afin que
son âme soit «fors de dete» (v. 216), libérée de dette. Le
jeu de dés est évoqué à son tour lorsque le poète, se référant
toujours à la divinité, affirme qu’elle l’a destiné à jeter
le plus petit nombre de points: «Diex m’a contee ma cheance,
/ Si m’a fait geter ambes as» (v. 359-360). Plus loin, le
jeu de paume représente la métaphore de l’exclusion du poète
qui emporte l’«estuef» (la balle) (v. 386), et qui fait donc
ses adieux aux autres et à la vie.
Vu le motif du jeu, la révolte est aussi auto-ironie et, bien
plus, redéfinition de la souffrance comme sentiment ambigu,
oscillant entre la douleur et la joie. Douleur de voir le
corps rongé par la lèpre et de supporter l’ignominie, joie
à la pensée de la résurrection («une mort dont on puet revivre»,
v. 288) - la souffrance du poète traduit une hésitation ou
plutôt, une impossibilité: «Doubles pensers qui me court seure,
/ Joie et douleur en mon cuer neure; / Ri et souspir, et chante
et pleure.» (450-452). Cette impossibilité indique la condition
même du poète qui a désiré transformer sa souffrance en l’exprimant,
non seulement comme «projet religieux», mais aussi comme «projet
littéraire» [36]. Or, identifiée
au processus même de l’écriture - rappelons que Bodel emploie
le mot «matere» avec le sens de sujet littéraire (v. 1) et
de propos concernant son affection (v. 3) [37]
- la maladie traduit la condition du poète en général, car
le poète vacille entre le social et le littéraire, sans appartenir
pleinement ni à l’un, ni à l’autre [38],
mais il tire sa force créatrice justement de cette marginalité.
Bodel revendique son exclusion et, à côté de la honte, il
est hanté par le désir de se dissimuler, de rester dans la
banlieue (v. 343). Le fait-il surtout afin de tirer «de cors
enferm parole saine» (v. 272), avec la double intention de
quitter ses compagnons en leur adressant des paroles d’amitié,
et de dire sa souffrance épurée par la lumière du divin? [39]
Mais Bodel semble conscient surtout de l’inconfort de sa situation,
de l’impasse où s’inscrit tout acte créateur. L’antinomie
corps-cœur relève alors autant de la perspective religieuse
que de la condition de poète. Bodel inaugure en cela une tradition
qui, fondée sur le portrait du poète miséreux, définit l’œuvre
poétique à la frontière entre l’accomplissement et l’échec.
L’opposition à la base de nombreux vers indique, au-delà du
spirituel, le statut de poète: «A mon sens et a mon esgart,
/ Sui je et desouz et et deseure: / Li cors s’en va, l’ame
demeure; / Ainsi demeure, ainsi m’en part.» (v. 453-456).
Projetée sur le fond de la croyance, l’antithèse jour-nuit
(v. 324), lumière éternelle-ombres de la mort, appartient
elle aussi à la série d’antilogies où le poète apparaît à
la fois perdant et gagnant. Mais ce n’est là que l’une des
équivoques de la souffrance…
Souffrance ou divertissement? Hypothèse de la lèpre
comme «masquage rhétorique»
Puisqu’il s’agit de jeu et, en fin de compte de jeu d’écriture,
l’on devrait s’attarder davantage sur ce motif et revenir
à la mention des jeux de hasard. Un détail historique bouleverse
tout d’un coup les repères qui spécifient dans les Congés
le rapport avec la divinité. Certes, Bodel fait du jeu de
hasard la marque de la fatalité, l’action par laquelle Dieu
manifeste sa volonté et offre - au moins le poète l’espère
- la possibilité de rachat. Il y aurait donc une valeur spirituelle
sous-jacente à ce topos. Mais garde-t-on la même opinion sachant
que les jeux de hasard sont tenus pour immoraux à l’époque
et qu’ils sont même interdits par Philippe-Auguste? [40]
Effectivement, populaires au Moyen Âge, les jeux de dés, assez
variés, sont des jeux de coquins, parce que les dés ont des
formes irrégulières et sont mal équilibrés. Bien plus, l’enjeu
est l’argent, les parties étant donc «intéressées» [41].
Chez Bodel, l’expression de la piété nous semble ainsi douteuse,
d’autant plus que, par le motif du jeu, le poète suggère,
outre l’image d’un Dieu tricheur et cupide, l’imaginaire de
la taverne [42], qui s’accommode
mal avec la présence du divin. D’autre part, cette «partie»
jouée avec Dieu renvoie à l’idée de sorcellerie, car le jeu
de dés peut prendre un caractère divinatoire [43].
Bodel n’est-il pas téméraire de placer Dieu dans un cadre
qui a tant de connotations négatives, et de le faire à une
époque où les blasphémateurs et les hérétiques sont condamnés
à la mutilation ou au bûcher? [44]
Malgré les nombreuses invocations de la divinité [45],
tout porte à croire que la dévotion du poète est équivoque.
Le Jeu de Saint Nicolas, premier miracle en langue vernaculaire,
dont Bodel est l’auteur, a lui aussi un sens plutôt ambigu,
parce que le conflit entre les chrétiens et les païens est
souvent oublié au profit des scènes de taverne. Inspirés des
Vers de la mort d’Hélinand de Froidmont [46],
moine cistercien qui expie ses péchés après avoir renoncé
à une vie mondaine, les Congés nous paraissent toutefois obscurs
quant à leur valeur spirituelle.
De surcroît, le portrait d’abjection, qui devient en fait
un stéréotype [47] subordonné
à un imaginaire concret, et le topos du jeu de hasard peuvent
témoigner, comme chez Rutebeuf [48],
d’une «entreprise de destruction des idéologies, et en particulier
de l’idéologie courtoise» [49].
Après tout, dans les récits narratifs, l’une des premières
caractéristiques des personnages hideux n’est-elle pas celle
de s’opposer au monde courtois? Combien plus troublante cette
vision de l’horreur prise sur soi et qui, en plus, doit divertir!
Avant de rendre compte du côté «discursif» ou «théâtral» des
Congés, qui nous ramène à l’idée de divertissement, notons
qu’il y a une identification de la lèpre au jeu - jeu de hasard,
mais aussi jeu littéraire. Cette assimilation part d’un terme
clé qui désigne la maladie et qui est aussi le plus poignant,
à savoir le «pourri». Tout en le dissimulant, le vers 327
dévoile le transfert de sens entre la lèpre et le jeu. Bodel
mentionne une poursuite judiciaire («ochaison honteuse et
laide», v. 326 - ferait-il allusion au risque qu’il assume
peut-être en exploitant une thématique équivoque du point
de vue moral et religieux?); et il ajoute que cet appel en
justice l’a obligé à changer d’état (v. 327). Or, le mot «estage»
renvoie également au jeu d’estages, qui apparaît explicitement
chez Fastoul (v. 131), jeu où on désigne par le «pouri» soit
le perdant, soit le lieu qui lui est assigné [50].
Si Fastoul exploite ouvertement la polysémie du «pouri», en
disant qu’il a perdu au jeu d’estages avec Dieu et il a eu
ainsi la lèpre (v. 131-132), Bodel crypte cette correspondance
entre pourriture (maladie) et jeu.
La dissimulation partielle nous semble importante, parce que,
à notre avis, Bodel prend plaisir à cacher et à révéler par
un seul mot le ressort principal du contrat discursif, qui
est, non pas l’expression poétique de la vérité autobiographique,
mais la mise en scène comme lépreux. Fastoul exhibera la superposition
de la lèpre au jeu et probablement, elle passera ainsi presque
inaperçue sur le plan de l’esthétique de la composition, pour
ne dévoiler qu’une prétendue amertume personnelle. Mais Bodel,
du fait même qu’il la rend obscure, donne à réfléchir sur
la nature du masque de l’abjection. Bien qu’il parle maintes
fois de sa maladie comme d’une conséquence du jeu du Hasard,
Bodel préfère ne pas identifier explicitement la pourriture
et le «pouri», dont l’un des sens annule en réalité l’horreur
et indique le passe-temps et la réjouissance. Sens qui indique
peut-être aussi que la lèpre n’est que le prétexte, la façade
destinée à choquer, le paravent d’un autre motif, celui du
jeu de hasard, qui, problématique du point de vue moral, ne
peut s’avancer que masqué. Dernier détail à l’égard du mot
«porri» chez Bodel: lorsqu’il affirme que les lépreux sont
«porri au fardel» (v. 168), n’indique-t-il pas de nouveau
la coïncidence entre la maladie et le jeu? «Fardel» a posé
certains problèmes d’interprétation et les érudits ont conclu
que le mot doit indiquer le fait que les lépreux sont atteints
à l’intérieur, consommés en dedans. Mais «fardel» a aussi
le sens d’«enjeu» [51],
qui n’a pas été remarqué. Toujours d’une manière chiffrée,
à côté du «porri», c’est l’image du jeu de hasard qui l’emporte
sur celle de la lèpre.
Par conséquent, comme dans la mention des autres jeux de hasard,
Bodel aurait pu se déclarer perdant et revendiquer le «pouri».
Néanmoins, il ne le fait pas, mais choisi de se présenter
«moitié sain, moitié porri» (v. 60), formule dont la première
signification se rapporte à la maladie, mais dont le sens
caché révèle en clin d’œil la mystification à la base du poème.
À des siècles de distance, Villon se dira «Ne du tout fol,
ne du tout sage» (Testament, v. 3) [52],
et dressera ainsi le piège d’une interprétation fondée sur
la dimension biographique, en même temps qu’il aimera laisser
entendre le caractère d’un discours fuyant, où le plaisir
de créer se confond au plaisir de jouer avec les attentes
du public.
Bodel est avant tout un écrivain professionnel, un écrivain
innovateur, qui s’exerce dans une multitude de genres. Rappelons
qu’il est l’auteur des premières pastourelles attribuables
en langue d’oïl, des premiers fabliaux, de la première pièce
dramatique en langue vernaculaire, de l’une des premières
chansons de geste «romancées» [53].
Cette diversité dans la création a d’ailleurs occasionné des
hésitations quant à la paternité des œuvres: on a refusé de
croire que l’auteur de La Chanson de Saisnes a pu s’abaisser
à écrire des fabliaux, considérés comme un genre mineur, sinon
«ignoble». L’intérêt exercé par les Congés paraît avoir résidé
dans le fait qu’on les a cru composés à partir d’un fait biographique.
Trouver le courage de dire sa souffrance, de la taquiner avec
tristesse et sourire, de l’accepter en faisant ses adieux
au monde, enfin, de la transfigurer par une forme poétique
élaborée, telle a été la fascination à l’égard des Congés.
On a signalé la forme stéréotypée de ce genre poétique, le
fait qu’il témoigne d’une «illusion de confidence sans fard»
[54] et qu’il tient du
genre du dit [55], accordant
une large place à la théâtralité, et pourtant, il y a eu comme
un retour à la dimension autobiographique. Des études plus
récentes ont attiré l’attention sur le fait que la biographie
de Bodel est «dépendante de ses textes» [56].
Rien n’assure au fond que le poète ait été atteint par la
lèpre. Le nom de «Bodel» - mais s’agit-il du poète? - inscrit
au Nécrologe de la Confrérie des jongleurs et des bourgeois
d’Arras, n’indique autre chose que le versement de la cotisation
pour les frais des obsèques [57].
Le poète est ainsi à la fois acteur, narrateur [58]
et régisseur: objet de son poème, il est également récitant,
«jongleur» qui doit amuser le public [59].
La «théâtralité» des Congés repose sur une mise en scène du
poète, qui débouche sur le plaisir de la récitation. Certaines
miniatures représentent Bodel, qui, recouvert de taches suggérant
la lèpre, est en train de réciter son poème à des auditeurs
[60]. Si on peut bien
douter de la réalité de ces scènes, étant donné l’incertitude
autour de la vie du poète et le fait qu’il est peu probable
qu’un lépreux, évité par les autres, soit autorisé à entrer
en contact avec le public, on remarque en échange l’insistance
sur la théâtralité [61],
sur le «spectacle» où retentit la parole. La «parole saine»
(v. 272) en arrive à désigner ainsi le jeu littéraire, le
discours établi sur un «masque rhétorique», sur le «cors enferm»
(v. 272), sur ce portrait d’horreur qui s’apparente à l’auto-apologie
par antiphrase et qui relève en fait de l’hyperchleuasme,
mystification par laquelle le poète se présente sous une lumière
défavorable [62].
Dès les premiers vers, Bodel mentionne le plaisir qu’il prend
à composer: «[…] en ce me deduise / Que jo sor ma matere die.»
(v. 2-3). Puisque ceci est rattaché à Pitiez [63],
qui semble inspirer le sujet littéraire, on a vu un projet
poétique puisé dans la biographie et donc dans la souffrance.
Mais il peut s’agir d’un aveu de «jongleur» dont les paroles
trompent sur la vérité et cherchent à susciter le plaisir.
Ce plaisir visant le public est d’abord ressenti par le poète,
qui aime inventer, assumer à la première personne (dire sur
sa «matere»), ce qui participe au fond de l’artifice. Cette
esthétique de composition est tantôt chiffrée dans le poème,
comme nous croyons que l’exemple de l’identité entre la lèpre
et le «porri» le montre, tantôt révélée par l’homonymie. Effectivement,
Bodel fait allusion à la composition de l’œuvre en disant
«Et quant il fait esté je rime» (v. 198).
«Masque rhétorique», la lèpre est inhérente au nom même du
poète. «Bodel» peut représenter une forme picarde du «bordel»,
cabane exiguë du lépreux [64].
S’agirait-il d’un autre jeu du trouvère arrageois? En tout
cas, il signe presque toutes ses œuvres, ce qui est plutôt
inhabituel à une époque où la plupart des textes littéraires
ne portent pas le nom de leur auteur [65].
Le nom de «fabliau», consacré comme genre par Bodel, renvoie
pour sa part à «flavel», cliquette du lépreux, mais aussi
au mensonge, synonyme peut-être de l’invention poétique [66].
Dans les Congés, Bodel associe son nom à l’allégresse (v.
157), qu’il prétend voir chassée par la souffrance, mais qu’il
peut réserver en réalité à ses auditeurs, réjouis à écouter
une parole dont l’unique certitude est le talent du poète.
Bodel est en cela le tributaire d’une tradition «jongleresque»
où l’esprit d’invective est crucial. Dans la littérature d’oc,
dont Bodel a dû avoir de solides connaissances, la compétition
entre deux jongleurs [67]
est immortalisée par des pièces lyriques où le premier jongleur
accuse son rival d’incompétence et de débauche [68].
L’invective fonctionne ainsi comme un faire-valoir de l’habileté
poétique et, supposant un effet de liste - car le premier
jongleur énumère les défauts de son rival tout en se magnifiant
lui-même - elle débouche sur le plaisir de manipuler la parole,
de réciter devant un auditoire [69].
Plus important, il arrive que les qualités négatives dont
le jongleur accable son adversaire soient transférées sur
lui-même, et le poème révèle ainsi l’«exubérance de l’ivresse
poétique et [la] conscience de ses limites» [70].
Néanmoins, jusqu’à Bodel, ce transfert des attributs négatifs,
ne paraît pas avoir été assumé à la première personne. Cette
évolution dans la lyrique n’est pas aisée à expliquer, pourtant
Bodel s’inscrit dans une tradition de composition, qu’il innove
en lui adjoignant une poésie à la première personne, une poésie
d’inspiration religieuse. Bien plus, à notre avis, Bodel détourne
celle-ci au profit du seul jeu littéraire.
Les Congés nous semblent alors plus rapprochés du fabliau.
Au XIIIe siècle, le fabliau Saint Pierre et le jongleur emploie
les motifs du jeu de dés et du jongleur qui perd et gagne
du même coup la partie avec le représentant de la divinité
[71]. Le portrait de Bodel
n’est pas loin de celui du jongleur avili par l’impureté,
du jongleur pilier de taverne, exclu [72],
à l’instar du lépreux. Une image bien différente de ce qu’une
première lecture des Congés paraît dévoiler. Mais une image
qui tient à un haut degré de la fabrication du poème et qui,
par le fait qu’elle demande une mise en représentation, devient
aussi un motif essentiel du théâtre à ses débuts, avec l’exemple
d’Adam de la Halle [73].
Conclusions: Leurre de la souffrance, équivoque de
la signification
L’hypothèse de la lèpre comme «déguisement» chez Bodel a été
déjà formulée par les études actuelles [74].
Néanmoins, à notre connaissance, on n’a pas proposé une perspective
qui porte sur le caractère codifié, chiffré dans la polysémie,
de ce qui nous semble être la charpente de la mystification
poétique: l’identité entre la lèpre et le jeu de hasard. Asservi
à tant de traditions - celle du dit, cultivé par Hélinand
de Froidmont, celle de la compétition jongleresque, enfin,
celle autour de l’image de la lèpre et de l’horreur - Bodel
joue pourtant «a reponniaus» (v. 114), à cache-cache, avec
le sens. Le fait que le topos du jeu de dés pose un réel problème
du point de vue religieux et éthique à l’époque de Bodel semble
ne pas avoir retenu l’attention. Motif du théâtre naissant
et d’une poésie dont le côté satirique n’est pas négligeable
[75], l’accord des jeux
de hasard avec le spirituel ne saurait être arrangeant. Nous
croyons qu’il est difficile de trancher sur la signification
des Congés, mais peut-être que la mise en évidence de la parole,
du talent poétique, ne va pas sans un certain défi de ce qui
représente les normes morales du temps, imposées par l’autorité
ecclésiastique et le pouvoir royal. Sur le plan littéraire,
ce que nous avons désigné comme un portrait d’abjection, peut
à son tour être la contrepartie du portrait de l’amant courtois.
La souffrance constitue ainsi le leurre d’un sens qui serait
séditieux et qui dépasse pourtant la sphère du social ou de
l’idéologique, car il se résout dans la maîtrise de la parole.
L’étalage d’habileté poétique, art d’un discours où les significations
s’effritent, séduit le lecteur d’aujourd’hui, tout comme le
public d’alors, appelés tous les deux à chercher les multiples
visages du poète.
Notes
1] Jean Bodel, Congés, in
Les Congés d’Arras (Jean Bodel, Baude Fastoul, Adam de la
Halle), éd. Pierre Ruelle, Bruxelles, Presses Universitaires
de Bruxelles, 1965. Bodel emploie le même mot, «maus» (v.
209, v. 275) et «mal» (v. 263; v. 509; v. 538), pour se reporter
à sa maladie.
2] Il est pourtant problématique
d’affirmer que Bodel est le créateur du genre des Congés.
Il est possible que celui-ci ait existé avant, mais nous n’en
avons aucune connaissance précise.
3] Michel Zink, «Le Ladre,
de l’exil au Royaume. Comparaison entre les Congés de Jean
Bodel et ceux de Baude Fastoul», in Exclus et systèmes d’exclusion
dans la littérature et la civilisation médiévales, Senefiance
5 (1978): 78.
4] Ruelle 79.
5] Selon toute vraisemblance
Bodel écrit ses Congés en 1202. Soixante-dix ans plus tard,
Baude Fastoul, un autre poète arrageois, crée une œuvre toute
semblable à celle de Bodel, qu’il mentionne d’ailleurs. Voir
Ruelle 5. Pour une chronologie communément acceptée des œuvres
de Bodel, voir Christine Jacob-Hugon, L’Œuvre jongleresque
de Jean Bodel : L’Art de séduire un public (Paris, Bruxelles :
De Boeck & Larcier, 1998) 23.
6] Ruelle affirme que «L’impression
cherchée n’est pas l’horreur». Voir encore Ruelle 75. Pour
sa part, Zink attire l’attention sur le fait que Bodel «ne
met nulle complaisance à détailler son mal, mais […] insiste
en revanche sur la honte née de ce mal et sur le rapport étroit
entre la souffrance et la honte». Zink, «Le Ladre, de l’exil
au Royaume», art. cit., 77.
7] Julia Kristeva, Pouvoirs
de l’horreur: Essai sur l’abjection (Paris: Seuil, 1980) 10.
8] Il y a en fait plusieurs
motifs littéraires du cœur, motifs qui jouent autant sur une
portée concrète que sur une dimension métaphorique. Ainsi,
on prélève le cœur du chevalier mort en exil pour l’envoyer
auprès des siens. Dans la lyrique troubadouresque, le chevalier
qui part à la croisade laisse son cœur avec sa Dame. Enfin,
le cœur enchâssé représente un ultime et suprême signe de
fidélité entre les amants. Ce motif sera en outre relayé par
le topos du cœur mangé.
9] Voir Henri Marcel Fay,
Histoire de la lèpre en France: Lépreux et cagots du sud-ouest
(Paris: H. Champion, 1910) 49; et le commentaire de Zink,
«Le Ladre, de l’exil au Royaume», art. cit., 77.
10] Bodel affirme: «je mesale».
Le verbe «meseler» signifie être lépreux, être pourri. Voir
la note de Ruelle 138.
11] Ruelle signale toutefois
que «porrir» et ses dérivés sont usuels pour nommer toute
sorte de corruption. Faut-il pour autant s’interroger sur
ce qu’il y a de choquant à une première lecture du terme?
Peut-être que l’impression cherchée n’est pas l’horreur, mais
nous croyons que celle-ci est présente, même si de manière
discrète. Voir Ruelle 74-75.
12] Ruelle 140.
13] Le sens de «poison»
paraît être ici «empoisonnement» ou «infection». Comme Ruelle
le signale, il s’agit d’un emploi figuré qui n’est pas attesté
ailleurs en ancien français. Voir encore Ruelle 137. «Enferté»
a le sens d’«infirmité» ou de «maladie». Frédéric Godefroy,
Lexique de l’ancien français (Paris, Leipzig : H. Welter,
1901), s. v. «enferté» 168.
14] Voir l’article de Florent
Veniel, «L’Aveugle et son compagnon», Moyen Age (mai-juin,
2006): 53-55.
15] Fay 36.
16] Fay les précise: «la
lèpre tuberculeuse, caractérisée par des taches érythémateuses,
la chute des sourcils et des poils, les lépromes, les tubercules
[…] la fétidité de l’haleine; la lèpre anesthésique ou thropo-nerveuse,
à laquelle appartiennent […] les taches pigmentaires et apigmentaires,
les névrites et les anesthésies, l’atrophie musculaire». Fay
49.
17] Ibid., 50.
18] Fay affirme néanmoins
que la lèpre blanche est «peu affreuse», parce qu’elle ressemble
aux plaques de sclérodermie. Fay 53. Nous pensons que, même
s’il la dépeint avec une certaine retenue, Bodel fait de la
lèpre une image de l’horreur. Telle est du moins l’impression
qui se dégage de la mention de la pourriture, de la chair
recouverte de plaies, des excroissances de la tête. Comme
nous allons le constater, la complexité de la symbolique et
surtout le jeu littéraire débouchent sur des significations
plus nuancées.
19] Job n’en constitue pourtant
pas l’unique exemple. Des épisodes du Quatrième Livre des
Rois et de la vie de Moïse se fondent sur le motif de la lèpre.
Voir Fay 52-53 et Jacob-Hugon 326.
20] Voir Fay 26. Notons
que Bodel ne fait aucune mention de l’odeur, qui sera en échange
mentionnée par Fastoul (v. 12), Les Congés d’Arras, op. cit.
21] Voir encore Fay 34.
22] Rappelons la «brûlure»
ou «grant arson» (Béroul, v. 3657) comme métaphore de l’amour
dans les Romans de Tristan. Plus que Thomas, Béroul développe
le motif du déguisement en lépreux de Tristan pour suggérer
la passion «coupable», mais qui interroge en même temps les
normes sociales. L’épisode des lépreux lubriques qui réclament
Iseut (v. 1190-1232) aussi bien que l’épisode du Mal Pas (v.
3884-3949) jouent sur la symbolique de la lèpre et de la souillure.
Pour une description de Tristan «lépreux» chez Béroul, voir
v. 3567-3574. Tristan et Iseut, Les Poèmes français, la saga
norroise, éd. Daniel Lacroix et Philippe Walter (Paris: Librairie
Générale Française, 1989).
23] Nous allons revenir
à la question de la subjectivité.
24] Voir Jacob-Hugon 20.
Jacob-Hugon souligne, à côté de la connaissance de Bodel des
textes vernaculaires, la maîtrise des sources de la poésie
et de la littérature narrative latine et médiolatine.
25] Voir Chrétien de Troyes,
Yvain ou Le Chevalier au Lion, Œuvres complètes, éd. Daniel
Poirion (Paris: Gallimard, 1994), v. 293-311. Rappelons que
le gardien ou le «vilain» est tordu et bossu. À part l’élément
bestial (les comparaisons avec les animaux et les peaux écorchées
qui servent d’habits au gardien des taureaux), il y a donc
aussi des détails qui renvoient à l’idée de déformation et
d’infirmité.
26] Si le déguisement de
Tristan en lépreux symbolise l’excès de la passion et l’impossibilité
de la vivre pleinement ou selon des normes sociales, le portrait
du gardien dans Yvain révèle l’image de l’initié, de celui
qui, étranger à la civilisation, connaît d’autre part le chemin
vers la «merveille» - il indique au chevalier l’endroit de
la fontaine enchantée.
27] Il serait assez difficile
d’établir une hiérarchie des termes renvoyant à l’horreur.
Dans les textes littéraires médiévaux, la laideur côtoie le
monstrueux. On pourrait dire que les portraits se rapprochent
de la caricature, parce qu’ils accordent beaucoup d’importance
à la déformation. Le monstrueux s’identifie à son tour à la
«bestialité», dans le sens que les termes de comparaisons
relèvent du rang animal. Enfin, ces portraits représentent
des images d’«ensauvagement»: ils s’inscrivent en opposition
avec le monde courtois. Nous reviendrons sur cet aspect.
28] Jeanine Raidelet Galdeano,
«‘L’Entre’ de l’horreur dans ‘Raoul de Cambrai’ et ‘Robert
Le Diable’: Attirance et répulsion», in L’Horreur au Moyen
Âge, éd. Jean-Claude Faucon (Toulouse: Éditions Universitaires
du Sud, 1999) 146.
29] Jacob-Hugon 326.
30] Kristeva 13.
31] Zink, «Le Ladre, de
l’exil au Royaume», art. cit., 81. Voir aussi les vers 286-288,
où Bodel dit qu’il doit louer Dieu, qui l’a voué à une mort
dont il peut revivre. Ruelle signale les paroles prononcées
par le prêtre lors de l’office où le lépreux se retirait de
la société: «Sis mortuus mundo, vivus iterum Deo». Ruelle
144.
32] Voir Charles Foulon,
L’Œuvre de Jehan Bodel (Paris: Presses Universitaires de France,
1958) 738-740. Il s’agit le plus probablement de la quatrième
croisade, comme Ruelle le démontre 60-67.
33] Voir l’explication de
Ruelle 135. La «bondie» désigne une sonnerie militaire. Ce
n’est qu’au XIVe siècle que «bonde» signifie balle (aussi
dans le jeu de paume).
34] Godefroy, s.v. «bondie»
58.
35] Ruelle 138. Pour une
explication du jeu de merele, jeu qu’on jouait avec des disques
de carton, de cire, de plomb ou de cuivre, voir Godefroy s.v.
«merele» 329.
36] Voir Zink, «Le Ladre,
de l’exil au Royaume», art. cit., 71. Zink mentionne également
le «projet social», celui de remercier les amis et de prendre
congé.
37] Voir encore Zink, «Le
Ladre, de l’exil au Royaume», art. cit., 73. Reprenons ici
les trois vers du début des Congés: «Pitiez, ou ma matere
puise, / M’ensaigne k’en ce me deduise / Que je sor ma matere
die.»
38] Dominique Maingueneau
définit cette condition comme «paratopique»: l’écrivain oscille
entre la société et le champ littéraire; le plaisir esthétique
demande et exclut du même pas la présence du social. Dominique
Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation,
écrivain, société (Paris: Dunod, 1993) 28.
39] Zink parle aussi de
la crainte du poète d’être diminué intellectuellement par
la maladie. La nécessité de dire poétiquement la souffrance
dévoile ainsi le besoin de se sentir assuré que les capacités
intellectuelles sont intactes. Zink, «Le Ladre, de l’exil
au Royaume», art. cit., 74.
40] Les mesures de moralité
publiques imposées par Philippe-Auguste pour rassurer l’Église
interdisent les tripots et les maisons de prostitution. Guy
Gauthier, Philippe-Auguste, Le printemps de la nation française
(Paris: France-Empire, 2002) 60. Notons aussi que la «grande
ordonnance» de Saint-Louis interdira les jeux de hasard et
défendra aux sénéchaux du roi la fréquentation des tavernes.
Voir Jacques Le Goff, Saint-Louis (Paris: Gallimard, 1996).
41] René Germain, «Jeux
et divertissements dans le centre de la France à la fin du
Moyen Âge», in Jeux, sports et divertissements au Moyen Âge
et à l’âge classique, Congrès national des sociétés savantes,
Chambéry-Annecy (Paris: C.T.H.S, 1991) 57.
42] Rappelons que les jeux
de hasard sont joués dans les tavernes.
43] Voir encore René Germain,
«Jeux et divertissements dans le centre de la France à la
fin du Moyen Âge», art. cit., 57. Il est vrai que l’on atteste
la réputation de sorcellerie du jeu de dés surtout à la fin
du Moyen Âge, mais elle doit être présente aussi au XIIIe
siècle, surtout parce que ce jeu implique l’idée de Fortune
qui décide de l’avenir.
44] Voir Gauthier 60.
45] Et pourtant, certains
vers instaurent une distance importante entre la divinité
et le je poétique. S’adressant à un compagnon, Symon, Bodel
affirme: «[…] cil Diex en cui tu crois / Il te laist bien
porter ta crois» (v. 340-341). «Cil Diex», «ce Dieu», «qui
est tien» marque plutôt un rejet.
46] Cette influence existe
surtout sur le plan de la forme. Les Congés de Bodel, de Fastoul
et d’Adam de la Halle adoptent la même forme de la strophe,
celle qui appartient aux Vers de la mort. Chez Bodel, il y
a pourtant quelques échos aussi au niveau du contenu. Voir
en ce sens Ruelle 72.
47] Au XVe siècle il est
assumé par Villon.
48] Au XIIIe siècle Rutebeuf
continue et enrichit la tradition des «poètes lépreux». Ses
«poèmes de l’infortune» - La Griesche d’été, La Griesche d’hiver,
Le Mariage Rutebeuf , La Complainte Rutebeuf - exploitent
le même stéréotype du poète pauvre, infirme, ruiné au jeu
de dés (la «griesche» en est un type). Ces motifs se retrouvent
en partie chez Villon.
49] Michel Zink, La Subjectivité
littéraire autour du siècle de saint Louis (Paris: Presses
Universitaires de France, 1985) 62.
50] Ruelle 158.
51] Godefroy, s. v. «fardel»
225.
52] Voir l’édition de Barbara
Sargent-Baur, Villon: Complete Poems (Toronto: University
of Toronto Press, 1994).
53] Jacob-Hugon 9.
54] Zink, La Subjectivité
littéraire 62.
55] Le terme a de multiples
significations dans la littérature médiévale, mais certains
critiques modernes, dont Jacqueline Cerquiglini-Toulet et
Michel Zink, l’emploient pour désigner un genre de poésie
qui suppose un montage du je poétique. À l’égard des définitions
du dit, voir aussi l’étude de Monique Léonard, Le Dit et sa
technique littéraire des origines à 1380 (Paris : Honoré Champion,
1996).
56] Jacob-Hugon 16.
57] Id.; Ruelle affirme
qu’il peut s’agir d’un homonyme, étant donné qu’il y en a
tant dans le Nécrologe. Bien plus, Ruelle pose la question
si un lépreux, «mort au siècle» pouvait rester membre de la
confrérie et si son nom était alors inscrit au Nécrologe.
Ruelle 60. L’incertitude sur la vie de Bodel met en doute
aussi la dimension autobiographique des Congés de Fastoul,
dont on ne connaît rien. En outre, la coïncidence ne serait-elle
trop grande qu’après quelques années, un autre poète ait la
lèpre et continue le genre inauguré par Bodel?
58] Il y a un aspect narratif
dans ce genre de poésie. Présent déjà dans la lyrique courtoise,
l’élément narratif existe également dans la poésie dite personnelle,
qui est centrée sur l’anecdotique. Voir Zink, La Subjectivité
littéraire, op. cit., 47.
59] Voir Jacob-Hugon 328.
Jacob-Hugon reprend l’affirmation de Luciano Rossi, qui voit
dans les Congés de Bodel une «sortie de scène du ménestrel».
Voir encore Jacob-Hugon 28 et 328, lorsqu’elle pose la question
si Bodel n’a pas eu «la tentation de se ‘déguiser’ en lépreux,
à l’image de Tristan».
60] Ruelle 7-8.
61] D’ailleurs, comme Zink
le signale, le stéréotype du poète se complaisant dans sa
propre déchéance, causée par le vin, le jeu et les filles,
s’avère un motif fréquent sinon obligé du théâtre à ses débuts.
La Subjectivité littéraire, op. cit. 65.
62] Voir les définitions
de ces procédés de la rhétorique dans Jean-Jacques Robrieux,
Rhétorique et argumentation (Paris: Armand-Colin, 2005) 88-89.
63] Ces abstractions personnifiées,
comme Pitiez, Anuis (Souffrance) Cuer, qui marquent le début
des strophes appartiennent à une convention de style. On peut
donc mettre en question leur valeur affective.
64] Voir Jacob-Hugon 16-17.
Le mot «bordel» a ce sens dans le Tristan de Béroul.
65] Id.
66] Jacob-Hugon reprend
en ce sens l’opinion de Rossi. Jacob-Hugon 16-17.
67] Le mot «jongleur» ne
se réfère pas uniquement au récitant, comme on l’a cru, mais
aussi au compositeur du poème. La distinction entre troubadour
ou trouvère et jongleur est illusoire. Voir Silvère Menegalado,
Le Jongleur dans la littérature narrative des XIIe et XIIIe
siècles : Du personnage au masque (Paris : Honoré Champion,
2005) 15-16 et 221-224.
68] Voir l’étude de Madeleine
Jeay, Le Commerce des mots : L’Usage des listes dans la littérature
médiévale (XIIe- XVe siècles) (Genève: Droz, 2006). Rappelons
parmi ces compositions poétiques, qualifiées de sirventès-ensenhamens,
le Cabra Joglar de Guerau de Cabrera. Voir Jeay 14 ; Edmond
Faral, Les Jongleurs en France au Moyen Age (Paris: Honoré
Champion, 1964) 84; pour une édition du texte, voir François
Pirot, Recherches sur les connaissances littéraires des troubadours
occitans et catalans des XIIe et XIIIe siècles : Les «sirventes-ensenhamens»
de Guerau de Cabrera, Guiraut de Calanson et Bertrand de Paris
(Barcelona : Real Academia de Buenas Letras, 1972).
69] La «liste» est présente
chez Bodel, qui passe en revue ses compagnons, qui énumère
les types de jeux, qui détaille les éléments de son portrait
et ses chagrins.
70] Jeay 158-159.
71] Le titre de ce fabliau
est aussi D’un jugleor qui ala en enfer et perdi les ames
as dez. Le fabliau reprend donc les thèmes de la pauvreté,
de la passion du jeu de dés, de la taverne et du bordel. Mentionnons
brièvement la trame du récit: réduit à la misère par ses vices,
un jongleur trouve sa place en enfer. Un jour, lorsque Lucifer
est absent, le jongleur reçoit Saint Pierre, qui lui propose
de jouer aux dés les âmes de ceux qui expient leurs péchés.
Ayant gagné, Saint Pierre emmène tous les pécheurs au Paradis,
alors que le jongleur, resté seul, attend que Lucifer revienne.
Furieux de voir son royaume désert, Lucifer chasse le jongleur,
qui entre ainsi au Paradis. Voir Willem Noomen, Le Jongleur
par lui-même : Choix de dits et de fabliaux (Louvin-Paris
: Peeters, 2003) et Jeay 192.
72] Le statut du jongleur
est ambigu. Apprécié pour ses talents, il est d’autre part
condamné par l’Église parce qu’il se vend et se sert de son
corps. On le compare à la prostituée. Faral 28.
73] Auteur lui aussi de
Congés, mais sans revendiquer le statut de lépreux. Dans Le
Jeu de la feuillée, il se représente lui-même comme personnage
de sa pièce jouant son rôle; il se dépeint en proie à la faiblesse
et à la misère causées par la fréquentation de la taverne
et le jeu de dés.
74] À la suite de Rossi,
Jacob-Hugon lui consacre de belles pages. Bien que Zink souligne
le caractère conventionnel et théâtral des Congés, il ne semble
pas mettre en doute la vérité biographique.
75] Comme chez Rutebeuf.
Bibliographie
Les Congés d’Arras: Jean Bodel, Baude Fastoul, Adam de la
Halle. Ed. Pierre Ruelle. Bruxelles: Presses Universitaires,
1965.
Chrétien de Troyes. Yvain, ou Le Chevalier au Lion. Œuvres
complètes. Éd. Daniel Poirion. Paris: Gallimard, 1994.
Faral, Edmond. Les Jongleurs en France au Moyen Age. Paris:
Honoré Champion, 1964.
Fay, Henri Marcel. Histoire de la lèpre en France: Lépreux
et cagots du sud-ouest. Paris: H. Champion, 1910.
Foulon, Charles. L’Œuvre de Jehan Bodel. Paris: Presses Universitaires
de France, 1958.
Gauthier, Guy. Philippe-Auguste, Le printemps de la nation
française. Paris: France-Empire, 2002.
Germain, René. «Jeux et divertissements dans le centre de
la France à la fin du Moyen Âge», in Jeux, sports et divertissements
au Moyen Âge et à l’âge classique, Congrès national des sociétés
savantes, Chambéry-Annecy. Paris : C.T.H.S, 1991. Pp. 45-61.
Godefroy, Frédéric. Lexique de l’ancien français. Paris, Leipzig:
H. Welter, 1901.
Le Goff, Jacques. Saint-Louis. Paris: Gallimard, 1996.
Jacob-Hugon, Christine. L’Œuvre jongleresque de Jean Bodel.
Paris-Bruxelles: De Boeck, 1998.
Jeay, Madeleine. Le Commerce des mots : L’Usage des listes
dans la littérature médiévale (XIIe- XVe siècles). Genève
: Droz, 2006.
Kristeva, Julia. Pouvoirs de l’horreur: Essai sur l’abjection.
Paris: Seuil, 1980.
Léonard, Monique. Le Dit et sa technique littéraire des origines
à 1380. Paris : Honoré Champion, 1996.
Maingueneau, Dominique. Le Contexte de l’œuvre littéraire.
Enonciation, écrivain, société. Paris: Dunod, 1993.
Menegalado, Silvère. Le Jongleur dans la littérature narrative
des XIIe et XIIIe siècles: Du personnage au masque. Paris
: Honoré Champion, 2005.
Noomen, Willem. Le Jongleur par lui-même: Choix de dits et
de fabliaux. Louvin-Paris: Peeters, 2003.
Raidelet Galdeano, Jeanine. «‘L’Entre’ de l’horreur dans ‘Raoul
de Cambrai’ et ‘Robert Le Diable’: Attirance et répulsion»,
in L’Horreur au Moyen Âge. Éd. Jean-Claude Faucon. Toulouse:
Éditions Universitaires du Sud, 1999. Pp. 145-163.
Pirot, François. Recherches sur les connaissances littéraires
des troubadours occitans et catalans des XIIe et XIIIe siècles
: Les «sirventes-ensenhamens» de Guerau de Cabrera, Guiraut
de Calanson et Bertrand de Paris (Barcelona : Real Academia
de Buenas Letras, 1972.
Robrieux, Jean-Jacques. Rhétorique et argumentation. Paris:
Armand-Colin, 2005.
Tristan et Iseut. Les Poèmes français, la saga norroise. Éd.
Daniel Lacroix et Philippe Walter. Paris: Librairie Générale
Française, 1989.
Veniel, Florent. «L’Aveugle et son compagnon.» Moyen Age 52
(mai-juin, 2006): 53-55.
Villon, François. Complete Poems. Éd. Barbara Sargent-Baur.
Toronto: University of Toronto Press, 1994.
Zink, Michel. La Subjectivité littéraire autour du siècle
de saint Louis (Paris: Presses Universitaires de France, 1985.
«Le Ladre, de l’exil au Royaume. Comparaison entre les Congés
de Jean Bodel et ceux de Baude Fastoul», in Exclus et systèmes
d’exclusion dans la littérature et la civilisation médiévales,
Senefiance 5 (1978): 69-88.
newsletter subscription
www.analisiqualitativa.com