Écritures de soi en souffrance
Orazio Maria Valastro (sous la direction de)
M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010
DIFFÉRENTS DISCOURS DE LA MALADIE SUR LE WEB: LOGIQUES DE CONSTRUCTION D’UN SOI EN SOUFFRANCE DANS DES LIEUX ANTHROPOLOGIQUES VIRTUELS FORTS (BLOGS) ET FAIBLES (FORUMS EN LIGNE)
Karim Chibout
Martial Martin
martial.martin@univ-reims.fr
Université de Reims, IUT de Troyes,
Département Services et Réseaux de Communication.
Introduction
La maladie est en premier lieu une rupture biologique, un
grain de sable dans la mécanique du vivant. Le corps, silencieux
jusque là, répondant comme il se doit aux usages sociaux intégrés,
s’éveille à la douleur, pour nous rappeler notre essence biologique,
notre vulnérabilité, notre finitude. Cette agression ontologique
(Crossley, 2000) produit ainsi une cassure dans un parcours
de vie, une rupture biographique (Bury, 1982). Elle fait admettre
au malade la réalité de la souffrance et de la mort, habituellement
reléguées chez tout un chacun dans l’impensé. L’esprit est
désarticulé par l’onde de choc. La maladie impose de repenser
son rapport au temps, son corps, son identité et ses relations
aux autres. Dans le temps de la maladie comme parenthèse,
temps mort dans le parcours de vie, l’existence est rythmée
par des contraintes liées à la pathologie: les posologies
plus ou moins astreignantes, le régime alimentaire, les activités
physiques, les examens réguliers en centre de soins, les visites
à domicile de soignants ou encore les résultats d’explorations.
Comme des rites autour d’un objet cultuel, ces actes répétitifs
et réguliers sont greffés à la maladie. Elle correspond aussi
à une déréalisation temporaire qui se traduit par une perte
de soi (Charmaz, 1983): l’identité personnelle et les rôles
sociaux (professionnels, familiaux, …) sont occultés au profit
de l’identité de malade qui prend l’allure d’une tumeur envahissant
l’individu jusqu’à devenir son identité première, hégémonique,
vitale. La maladie invalide ainsi pour un temps indéterminé
le statut, l’identité sociale. Le sujet est socialement dé-situé,
destitué aussi, son absence excusée, comme dans une forme
douce d’exclusion sociale.
Au niveau physiologique, surviennent des troubles associés
à la pathologie: douleurs, perturbations biologiques, effets
indésirables des traitements, transformation du corps et de
son image. La maladie peut être handicapante, débilitante
et faire perdre son autonomie au sujet. A l’incapacité sociale
qui le place à la marge s’ajoute le sentiment d’être un poids
pour les autres. Enfin, elle peut être également porteuse
dans l’imaginaire social de stigmates (Goffman, 1975) difficiles
à gérer.
C’est dans cette zone de turbulence, que le sujet doit reconstruire
une identité avec un corps dévalorisé, mutilé, mis à nu, qu’il
doit réinventer son identité comme projet de soi (Taylor,
1998) avorté par un coup du sort. Il faut donc réparer son
corps et dans le même temps réparer une injustice, réconcilier
l’avant et l’après, reconstruire un pont autobiographique.
Le web nous apparaît aujourd’hui comme l’un des espaces privilégiés
de cette reconstruction; mais il offre des terrains différents
qui débouchent sur des stratégies variables. C’est ce que
nous exposerons à travers les deux moyens d’expression les
plus utilisés par les malades: les blogs et les forums de
discussion, qui semblent correspondre à deux strates de l’Internet,
deux formes différentes de lieux anthropologiques (Augé, 1992)
dans un même espace virtuel.
1. La souffrance du malade sur son blog, entre plainte, encyclopédisme
et récit de soi
Il n’est plus nécessaire, aujourd’hui, de rappeler combien
l’émergence du «web 2.0» est liée à la facilitation de moyens
d’autopublicisation numérique à travers le développement d’applications
(dotclear, wordpress…) et de plates-formes (skyblog, over-blog,
blogger) de blogging. Au sein de la myriade de blogs existant
aujourd’hui (7,4 millions de blogs actualisés dans les trois
derniers mois selon Technorati [1]),
les «blogs maladies» (selon le vocable rencontré sur le web)
apparaissent comme un continent de la blogospère bien délimité
et bien répertorié dans les annuaires de blogs [2];
leur proximité avec les «blogs santé», dont ils constituent,
parfois, dans certains classements, une sous-catégorie, alerte
sur une forme d’ambiguïté [3]:
s’agit-il là de blogs dont la thématique est la maladie, ses
symptômes, ses traitements ou dont l’auteur est malade? Autrement
dit, a-t-on affaire, selon une typologie cette fois-ci non
plus pratique mais issue de la recherche, à un blog egocentré
de type diariste ou un «blog de connaissances» visant la diffusion
d’un savoir objectif?
La lecture d’une cinquantaine de blogs classés dans la catégorie
«blogs maladies» ou reliés à ce premier corpus par les listes
de liens publiées sur ces blogs (à travers le «blogroll»,
élément caractéristique voire originel du blog qui pouvait
se limiter à ses débuts à une suite de liens commentés) nous
force à concevoir cette opposition davantage comme une tension
interne qu’en tant que justification d’une limite externe;
les blogs strictement informatifs sont, au regard des autres,
peu nombreux; l’écriture d’un blog, quelle que soit sa visée
informative, semble imposer (sur cette thématique au moins)
une forte implication personnelle (d’un malade, d’un proche
de malade et dans les deux cas de quelqu’un qui souffre).
Nous devrons, donc, prêter attention à cette double postulation,
nous semble-t-il, fondatrice des «blogs maladies » entre l’expression
d’un soi en souffrance et la visée encyclopédique et pratique.
Certes, ce qui frappe de prime abord dans l’exploration de
ce corpus est l’adéquation forte entre le blog comme «technologie
de soi» (Foucault, 2004; Agamben, 2007) et le «lyrisme de
la souffrance»; la quasi immédiateté du média blog et ses
possibilités démesurées d’actualisations et de développements
confortent, au contraire de la page personnelle statique (Klein,
2001), la propension du souffrant à «la litanie interminable
des maux», au «mauvais infini de la déploration» (Ricœur,
1992); le soi souffrant, comme plaie vive, intensifié dans
«le sentiment vif d’exister, ou mieux le sentiment d’exister
à vif» trouve dans les facilités de l’autopublicisation offertes
par les plates-formes de blogging l’équivalent, dans l’ordre
des outils de communication, de la façon nouvelle, intense
et immédiate dont il se donne à lui-même. Accueillant tour
à tour les photos prises par exemple d’un téléphone portable
et directement envoyées sur le blog, les morceaux audio ou
vidéo écoutés sur le moment et intégrés sur le site grâce
aux plates-formes de partage comme youtube ou grâce aux applications
de diffusion de playlists comme deezer et surtout les expressions
écrites des états d’âme transitoires, avec une place importante
pour ce qui est présenté comme de la poésie, caractérisée
par sa forme souvent versifiée ou par sa mise en page et surtout
par le souci de l’authenticité de l’expression d’un moi que
l’on pourra qualifier de «romantique» (Taylor, 1998), le billet
posté sur le skyblog est le réceptacle idoine pour l’expression
d’un moi qui se vit maintenant, du fait de la pathologie,
davantage dans l’instant que dans le projet [4].
Cette centration sur le moi exprime aussi une coupure avec
le monde et les autres; Ricœur a bien diagnostiqué cette «intensification
d’un genre spécial du rapport à autrui», cette «séparation»,
dont il repère quelques figures: «l’expérience vive de l’insubstituable»,
«l’expérience vive de l’incommunicable», le ressenti de l’autre
comme ennemi, «le sentiment fantasmé d’être élu pour la souffrance».
Le blogueur, conscient du caractère unique de son expérience
de la souffrance, rompt, dans l’acte fondateur de la création
de son site, avec son mode de socialisation passé, abandonne
son masque par souci d’authenticité et coupe les ponts avec
ses proches et sa famille qui supportent rarement sa quête
du dire vrai [5].
Ce(tte) retrait(e) semble correspondre à une prise de conscience
de la profonde modification qui accompagne la souffrance:
d’actant, le sujet devient patient, agi, en quelque sorte
par son environnement social; l’ouverture d’un blog, comme
rejet sur soi-même, signe l’acceptation d’un soi en rupture
vis-à-vis des autres et en même temps apparaît comme une tentative
de se poser à nouveau comme acteur de sa vie. Le rapport au
discours médical est, à cet égard, particulièrement significatif:
le blog, comme renvoi et reprise des discours étrangers à
l’œuvre sur le web, fonctionne à la fois comme recueil hétéroclite
de matières étrangères au sujet et comme appropriation et
constitution de soi, un peu sur le mode des hupomnêmata étudiés
par Foucault (2004). Spécifiquement, le blog est le lieu où
le patient s’approprie et concurrence le discours médical,
tentant ainsi de répondre à la lancinante question de la plainte
orchestrée dans les billets, «pourquoi?». Certains blogs [6]
dans sa page d’accueil ou à travers ses entrées «glossaire»
ou «vos questions») revendiquent cette dimension d’encyclopédie
pratique, très proche pour le coup des forums qui occuperont
la seconde partie de cet article. La mathésis ou le savoir
ne s’oppose cependant pas ici à la mimésis et à la sémiosis,
c’est-à-dire à la représentation et à la construction du sens
(Barthes, 1977), mais les accompagne, en encadrant le récit
de la maladie et en ménageant des entrées possibles dans la
narration pour un lecteur néophyte.
C’est donc, enfin, comme support de mise en récit et comme
structure de sens que le blog s’impose au souffrant. Si l’on
excepte quelques blogueurs plus aguerris aux nouvelles technologies
et capables de paramétrer leurs blogs et ainsi de structurer
de manière originale leurs propos (comme par exemple le blog
de mak, propulsé sous dotclear et hébergé chez free, qui redécouvre
les bases de la narratologie en proposant un récit en six
parties, «1. La découverte», «2. Le verdict tombe», «3. Le
traitement», «4. Le bilan», «5. Le suivi», «6. Et après» [7]),
l’ensemble des blogs se plie à la structure chronologique
ou le plus souvent antéchronologique fixée par les plates-formes.
L’accueil, terme de l’histoire, coïncide avec l’abandon de
l’écriture souvent pour tirer un trait sur la maladie après
une guérison ou une rémission durable [8].
Parfois, en raison de la mort du responsable éditorial du
blog, un proche prend le relais momentané de l’écriture pour
conclure ou décide de laisser le site s’actualiser des contributions
successives des amis et de la famille à la mémoire du disparu
comme dans un avatar du genre classique du tombeau poétique
[9]. Cette polyphonie laisse
entendre combien l’écriture d’un blog est affaire de mise
en réseau (technique et social): le blog fait souvent partie
d’une nébuleuse [10] de
liens, de citations diverses, de syndications aux contenus
d’autres blogs; à la limite, les sujets (je) du discours de
la maladie et de la souffrance doivent apparaître dans la
blogosphère comme des «blocs individus-groupes-machines-échanges
multiples» (Guattari, 1992 cité par Allard, 2005), fruits
de processus complexes à la fois sociaux et technologiques.
L’exemple le plus frappant est celui des commentaires postés
sur les blogs qui sont autant de validations des contenus
identitaires des billets du responsable éditorial du blog;
cette pratique rapproche selon certains les blogs de leurs
prédécesseurs sur le web, les forums de discussion, par ailleurs
largement utilisés par les blogueurs pour publiciser leurs
sites et créer des flux de visiteurs. Comme le blog, le forum
est générateur de liens et vecteur privilégié de soutien pour
les individus en souffrance; toutefois il est marqué par des
spécificités dans l’expression de soi et le rapport aux autres.
2. Souffrance, maladie et forums en ligne: un mal
pour un lien
Comme expérience individuelle du réel, la maladie nécessite
une confirmation par d’autres (Levine & Higgins, 2001) pour
répondre au besoin de comparaison sociale. Parce qu’elle est,
de plus, douloureuse et génératrice d’anxiété, les individus
recherchent un support social pour les aider à affronter l’incertitude,
l’inconnu ou la stigmatisation sociale. Au vu de leur succès,
les groupes de discussion et d’entraide en ligne (appelés
communément forums) semblent répondre à ce besoin de vérification
sociale. Le forum dédié à une (ou des) maladie(s) est un médiateur
interpersonnel qui donne la possibilité aux patients et à
leurs proches de partager de l’information, des conseils pratiques
et de se soutenir mutuellement. L’échange se fait de manière
anonyme, asynchrone et via une interface pour l’essentiel
textuelle. Nous essayerons de comprendre comment, dans ces
conditions d’interaction si particulières, sont exprimées
la maladie et la souffrance, quelle est la teneur et quelle
est la valeur des échanges [11].
Dans le forum (au contraire du blog), l’identité du participant
est non typée, non nommée, non figurée et il s’adresse à un
public tout aussi anonyme. L’anonymat visuel se prête à la
libre parole du corps et de la douleur. Le corps est un absent
présent, il est absent comme support de communication dans
l’échange et omniprésent comme référent de communication.
Les sujets malades évoquent des états sensitifs (essentiellement
des douleurs), des symptômes physiologiques et des plaintes
principalement somatiques: maux de tête, faiblesse musculaire
(…) Suite à des ganglions très gonflés et non douloureux à
l'aine et de plus petites "boules au cou et aux aisselles,
j'ai fait une prise de sang qui n'a pas trouvé d'infections...mais
bien plus de 50000 globules blancs, ce qui m'a envoyé sur
le billard avant hier pour une ablation d'un des ganglions
et une ponction de moelle osseuse. On me parle de lymphome
et de traitement suivant les résultats (3 semaines à attendre)
je ne me sens pas du tout malade mais je me pose beaucoup
de questions! Ca ressemble beaucoup à Hodgkin, non? Puisque
le traitement dont on me parle "vaguement" c'est chimio et
greffe de moelle, merci si vous pouvez un peu m'éclairer (…)
[12].
Dans l’anonymat, on accepte aisément de divulguer son intérieur
lézardé, littéralement ce qu’on a dans le ventre jusqu’aux
dérangements qui dérangent (excréments, pertes de liquides
du corps). «(…) pendant la grossesse, pas de diarrhée, juste
après l'accouchement, sont apparues mes incontinences, l'incontinence
urinaire a été corrigée par des séances de reeduc du périnée
mais pour de ce qui est des selles à répétition...pas grand-chose
(…)» [13]. Le précieux
corps social propre sur lui, apprêté, fait place au corps
biologique mis à nu et transparent. Le sarkos, corps des organes
et de la maladie se décrit sans tabou. Il est, jusqu’au tréfonds,
livré en pâture au public. Le récit du corps-chair présenté
comme le réceptacle de la maladie et comme le lieu d’un autre
que moi prend une allure fictionnelle. Le moi-peau décrit
par Anzieu (1985), contenant des caractéristiques psychiques,
est écarté.
L’enjeu premier pour le malade réside dans le sens à donner
aux signaux d’alerte du corps, à cette chose qui s’est invitée
en lui. Le sujet a besoin de désigner la maladie, de lui trouver
une signification (Öhman, Söderberg & Lundman, 2003). «Y-a-t-il
des diabétiques qui connaissent ce problème de neuropathie
du pied? Quels sont les traitements? Est-ce une maladie évolutive?
Comment cela se passe pour vous?» Il va jusqu’à l’interpréter
au moyen de théories profanes (Pédinielli, 1996) voire à contester
un diagnostic médical posé: «(…) Difficile de contredire un
médecin spécialiste mais, effectivement, avec une Hb de 5,1
et une glycémie à jeun inférieure à 1 g/l, TU NE PEUX PAS
ETRE DIABETIQUE. (…) [14]»
Dakof et Taylor (1990) ont montré une différence marquée entre
la demande de soutien des proches et celle des malades: les
premiers ont besoin de rehausser leur estime de soi et de
trouver quelque réconfort dans leur détresse, là où les seconds
espèrent avant tout récupérer de l’information sur leur pathologie.
Pour les malades, le forum de discussion trouve sa place comme
un support d'informations. On dit aux autres, lit les autres
pour se re-connaître en trouvant un air de famille, non dans
les identités, mais dans les symptômes de la maladie en partage.
Ce qui intéresse dans les récits de vie, ce sont les liens
entre événements qui pourraient expliquer sa propre maladie.
Dans les bribes de récits déposés, l’objectif n’est pas de
reconstruire des histoires individuelles mais d’élaborer l’anamnèse
du mal au travers des narrations. Chacun tente ainsi de trouver
un miroir informant, un autre que soi qui pourrait l’aider
dans sa quête de connaissances et d’explications.
Au contraire de la douleur et du corps rendus publics, la
souffrance est une présente absente, absente comme objet de
communication mais présente implicitement dans l’échange,
pour l’essentiel au travers des feedbacks des interlocuteurs
(réconfort, encouragements). Les malades ne disent guère de
mal de leur mal et, de façon générale, ils affichent peu d’états
émotionnels négatifs. Les signaux visuels par lesquels passe,
en vis-à-vis, l’essentiel des émotions sont inexistants dans
l’environnement virtuel qui se résume à un écran de textes
enrichi de quelques indices non verbaux tels que les smileys
et les émoticônes. De plus, la distance physique s’accompagne
d’une distance temporelle dans la mesure où le forum est asynchrone.
Les interlocuteurs s’accordent du temps pour lire les propos
et aussi du temps pour y répondre de façon mesurée. La dimension
émotionnelle, par définition spontanée, est de ce fait grandement
réduite.
Le diagnostic, les douleurs, les perturbations biologiques,
et les détails corporels sont donnés de façon opératoire avec
peu de réactions émotionnelles négatives. On parle de soi
comme d’un autre sans trop faire état des conditions d’inconfort
psychologique créées par la maladie (détresse, déprime, dépression…).
Le discours de souffrance comme débordement de soi est retenu,
rationné et surtout rationalisé. La distanciation du malade
par rapport au corps et à la souffrance peut être assimilée
à du coping [15] (Lazarus
et Folkman, 1984). Nous proposons la notion d’immunisation
affective pour dénommer cette forme de résistance [16]
à une information dérangeante, que l’on met à distance en
réduisant sa dimension émotionnelle. Le malade met en suspens
une identité douloureuse et revêt celle plus enviable du clinicien.
Il fait un récit de soi qui présente des ressemblances avec
un compte-rendu médical factuel et froid (jusqu’à la terminologie
médicale éminemment précise). L’identité, habituellement forme
d’attachement aux congénères, est en la circonstance une forme
de détachement (et de protection) d’une situation éprouvante.
L’immunisation affective et la diffusion d’émotions positives
sont valorisées implicitement par le groupe parce qu’elles
protègent de la contagion des émotions négatives (qui plus
est malvenues dans des circonstances déjà difficiles). Le
contexte particulier de groupe de malades actifs impose d’entrer
en résistance face à son mal, de porter des valeurs de courage
et d’abnégation. Cela transparaît dans la capacité à dire
son mal mais pas son mal-être. On voit se dégager plus généralement
des règles de bonne conduite dans le micro-monde du forum.
Pour l’essentiel, les règles répondent à un contrat tacite
entre les participants fondé sur les figurations et les rituels
d’interaction (Goffman, 1974). L’identification (anonyme)
constitue la condition première de l’échange, le rituel d’accès :
je suis malade ou le proche d’un malade et je me réclame des
vôtres.
«Hello je m'appelle Marion j'ai 19ans, et je suis atteinte
du syndrome de Turner.»
«J'ai 50 ans et je souffre de fibromyalgie depuis plusieurs
années.»
«Je souffre d'une glossodynie. Qui connait un traitement efficace?
J'ai 60 ans et je (…).»
Le contributeur précise le degré de gravité de la maladie,
les thérapies entreprises et quelques informations jugées
utiles comme son âge. En retour, il reçoit des autres participants
des marques d’attention sous la forme de messages d’encouragements
et de réconfort (rituels de confirmation). Les messages s’affichent
en grand nombre, souvent excessifs dans leur expression dans
la mesure où les personnes ne se connaissent pas (termes tendres
et intimes, émoticônes affectueux, photos de fleurs ou de
paysages bucoliques…):
«Tout plein de bisous.»
«Je te prends dans mes bras et te donne toute ma force et
mon énergie positive. Grosses bizouilles.»
L’expression profuse d’émotions positives (que nous qualifierons
de dissémination affective) fait pendant à l’immunisation
affective dont fait preuve le malade lors de l’exposé de son
mal. Ces manifestations bienveillantes permettent aussi de
valider le statut véhiculé par le contributeur et d’installer
un climat cordial d’échange propice à la divulgation d’informations.
La règle d’interaction consiste à donner de manière relativement
neutre des éléments d’information précis de son mal et à recevoir
en retour soutien et encouragements, favorisant de la sorte
la participation et l’interaction. Ce jeu de figuration peut
être quelque peu rapproché des actes flatteurs (Kerbrat-Orecchioni,
1992) nécessaires dans les échanges collaboratifs. Le forum
n’échappe donc pas au protocole social, bâti ici autour de
deux enjeux liés : l’enjeu informationnel tout d’abord et
l’enjeu relationnel ensuite. Le non respect des règles peut
conduire à une rupture dans l’échange et à un refus de communiquer
l’information.
L’identification des participants est, nous l’avons vu, rudimentaire
et utilitaire. De ce fait, le récit de soi est facilité et
l’effort d’écriture moindre parce que le corps révélé par
le discours écrit n’engage ni son nom ni son image. La pudeur
est foncièrement préservée parce qu’il y a authenticité mais
pas intimité. On se risque à la confession sans pour autant
être dans la confidence; on personnifie la pathologie sans
la personnaliser. Sans identité précise et sans possibilité
d’identification autre que la souffrance partagée, l’environnement
virtuel du forum ne se prête pas à l’établissement et au maintien
de véritables relations affinitaires. L’attraction interpersonnelle
impose de se faire connaître nommément, d’être visible et
de confier des qualités pour être catégorisé. La perception
de la similitude dans les traits identitaires est à l’origine
de la création des liens : activités, croyances ou valeurs
communes. Les motifs d’adhésion au groupe sont limités et
les relations ne s’installent pas dans la durée. Le forum
n’est pas un refuge, mais un lieu ouvert d’informations, un
lieu faible (Lévy, 2003) à l’image d’un hall de gare ou d’une
rue passante. On navigue momentanément sur le forum pour trouver
d’autres personnes qui partagent les mêmes maux (Wright, 2000),
une communauté du déplaisir. Le statut de malade exige de
collaborer avec une communauté de circonstances ou de coïncidences
avec la maigre compensation de n’être pas seul dans son malheur.
«Salut! Quel soulagement de voir des gens qui ont la même
chose que moi!»
La lâcheté du lien social transparaît dans l’absence de référence
à la communauté (de malades) dans les commentaires. Il y a
là tout le paradoxe de ce type de forums de soutien en ligne:
on communique pour se défaire du lien (le seul) qui nous unit.
Le sujet s’affirme dans son combat à quitter un groupe qu’il
n’a ni désiré ni choisi. Il est vrai qu’en dehors de la rupture
biographique douloureuse, les participants ne partagent pas
une histoire commune, mais tout au plus un historique commun,
des traces de textes, des données cumulées au cours des échanges.
Conclusion
L’opposition dynamique faiblesse/force structure profondément
l’usage d’Internet par les malades en souffrance et spécifiquement
leur utilisation préférentielle de deux moyens de communication
offerts par le web, les blogs et les forums:
- faiblesse physique contre force morale;
- faiblesse des liens entre individus contre force de l’illusion
communautaire;
- faiblesse du lieu et des traces (faute d’identification
des contributeurs) dans les forums contre richesse et force
pérenne du blog.
Spécifiquement, donc, les weblogs pourront apparaître, selon
la nomenclature de Levy (2003) comme des lieux forts, plus
habitables que les forums: sur ces derniers, le souci de soin
(la recherche d’information) l’emporte clairement sur le souci
de soi (la quête d’identité). Certes, sur les deux supports
virtuels, les malades ambitionnent de co-construire un savoir
parallèle comme pour répondre au manque d’information et aux
incertitudes du corps médical et plus encore aux incertitudes
quant à leur devenir, mais les blogueurs articulent nettement
le récit de soi et le recueil encyclopédique médical dans
les plus poignants des hupomnêmata contemporains (Foucault,
2004).
Notes
1] technorati.com.
2] www.over-blog.com
par exemple ou www.blog4ever.com.
3] annuaire-blogs.dyndns.org,
www.revuedeblog.com
ou unblog.fr.
4] Voir par exemple sur cette
poétique de l’instant, le blog madameraspaille.skyrock.com.
5] On pourra se reporter
au beau blog d’Antonio Manuel: «Ma sœur a décidé après lecture
des deux premiers textes de ce blog qu’elle n’irait pas plus
loin dans la découverte de mon âme, dans l’impudeur de sa
mise à nu. Sa décision, justifiée par le chagrin suscité par
les révélations du texte, par sa peine et son impuissance,
sa peur de m’admettre en proie à la pathologie, m’a déçu»
(antoniomanuel.over-blog.com).
On trouvera un cas limite assez intéressant dans le blog avorté
de Laura qui ne contient qu’un seul billet destinempoisonn.over-blog.net
qui met clairement en scène la rupture avec les proches autour
du problème de l’hyperacousie.
6] par exemple blog.hodgkin.free.fr.
7] blog.hodgkin.free.fr.
8] Par exemple, Estelle ferme
son blog mon-cancer-et-mwa.skyrock.com,
pour ouvrir after-cancer.skyrock.com,
comme si le soi d’après la rémission ne pouvait coïncider
avec le soi malade, comme s’ils ne pouvaient partager un même
support biographique.
9] laptitevalentina.skyrock.com.
10] Par exemple, franck210273.skyrock.com,
lilouespoir.skyrock.com,
francknotreami.skyrock.com.
11] Nous nous appuierons
principalement sur l’analyse qualitative du contenu des messages
postés sur des forums de discussion portant sur diverses affections:
cancers, diabète.
12] forum.doctissimo.fr.
13] forum.doctissimo.fr.
14] forum.doctissimo.fr.
15] Ensemble des mécanismes
psychologiques mis en œuvre par une personne pour réduire
l’impact d’une situation éprouvante et s’en protéger. Selon
Lazarus et Folkman, ils sont à différencier des mécanismes
de défense en raison de leur caractère conscient.
16] La recherche active
sur la maladie fait sans doute aussi partie des stratégies
de coping.
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