Écritures de soi en souffrance
Orazio Maria Valastro (sous la direction de)
M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010
AUTOBIOGRAPHIE DE A LAI: AUTO-THÉRAPIE DE LA SOUFFRANCE PAR L’ÉCRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE
Yue Yue
turquoise.y@wanadoo.fr
Enseigne à l’Université de Bretagne
Occidentale; Docteur en langue et la littérature chinoises;
Diplômée de l’Ecole des Hautes Études Sciences Sociales(Paris)
et de l’INALCO (Paris); Lauréate de deux prix de la critique
littéraire chinoise; à publié une trentaine de nouvelles,
de poèmes et de la critiques littéraires en Chine.
Si les Chinois en
occupant le Tibet avaient réussi à gagner la confiance de
certains Tibétains, cette confiance a été détruite avec violence
dans les années cinquante. Le 24 mai 1951, Mao Zedong lance
une campagne pour l’hégémonie chinoise dans les domaines politique,
culturel et économique. En octobre de la même année, il exhorte
les Tibétains à profiter des bienfaits d’une Révolution culturelle
au service du peuple [1].
Elle passe par l’apprentissage intensif des valeurs révolutionnaires.
Les enfants tibétains sont obligés d’entrer dans des écoles
toujours plus nombreuses [2]
pour apprendre à lire et à écrire en chinois; ils perdent
ainsi la maîtrise à l’écrit de leur langue maternelle [3].
Dans ce contexte politique extrêmement dur, les jeunes auteurs
tibétains, formés systématiquement à la langue chinoise, restitueront
le sentiment des autochtones humiliés en permanence d’avoir
à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la leur, une souffrance
d’autant plus profonde que la connaissance de l’idiome des
colonisateurs leur permet de découvrir les mensonges et le
vrai but de l’installation chinoise dans leur pays. La langue
imposée se retournera contre ceux qui l’ont imposée et deviendra
une arme de résistance contre la colonisation [4].
Une autobiographie au service d’une génération
Connu par son obtention en 2005 du prix littéraire le plus
prestigieux de la Chine [5]
pour son roman Chen'ai luoding (la poussière tombe) qui pourtant
mit du temps à s’imposer [6],
le romancier d’expression chinoise A Lai, né en 1959, est
l’un de ces auteurs tibétains sinophones par obligation. Il
puise toujours son inspiration dans une souffrance qui l’accompagne
depuis son enfance [7].
En effet deux courts romans, respectivement publiés en 1987
et en 1988, et un long poème édité en 1989 témoignent d’un
parcours douloureux jusqu’à la trentaine. L’expérience de
A Lai est exceptionnelle dans la littérature d’expression
chinoise, peu habituée à ce type d’auto-thérapie littéraire
manifeste dans son œuvre romanesque et son œuvre poétique
complémentaires et dont la dimension personnelle n’exclut
pas l’intérêt d’un témoignage social.
Selon Georges Gusdorf, la littérature intime comme tout ce
qui repose sur «l’usage privé de l’écriture, regroupant tous
les cas où le sujet humain se prend lui même pour l’objet
d’un texte qu’il écrit» [8],
envisage l’écriture autobiographique comme une planche de
salut [9]. Ontologiquement
liée à la souffrance, l’œuvre de A Lai est un vaste répertoire
de blessures exposées ou cryptées, analysées ou dépassées,
de commotions provoquées par le simple fait d’être dans le
monde, comme si, pour franchir chaque étape de l’existence,
la souffrance a servi à l’auteur de pont des soupirs. La première
des étapes au creux de l’enfance est primordiale, décisive
car elle détermine l’orientation prise pour construire un
destin d’adulte. Le premier roman autobiographique de A Lai,
Chennian de xueji [10],
en est un poignant témoignage et nous semble ainsi le plus
intéressant à étudier. Ecrit à la première personne, il relie
la souffrance personnelle d’un individu au triste destin de
sa famille. Adoptant le point de vue d’un garçon de onze ans,
le narrateur raconte la période la plus douloureuse de sa
vie. Alors que le Tibet plie sous le joug de la Révolution
culturelle des années soixante et soixante-dix, son enfance
est marquée par des privations matérielles et le sentiment
que la nécessaire protection paternelle lui est refusée.
Cet enfant est le double de A Lai lui-même, né dans un village
aux frontières du Tibet et de la Chine. Les Chinois venus
pour construire une route servant de voie d’accès au Tibet
central ont incité les Tibétains à se révolter contre l’ancien
système. Ils ont construit une école afin d’y enseigner leur
langue aux enfants du village. Les adultes, un moment séduits
par le rêve communiste, se sont retrouvés soumis à un régime
autoritaire et implacable qui les fait vivre dans une situation
économique déplorable. A Lai a reçu une éducation qui l’a
encouragé à détester son père et ses ancêtres enrichis sous
l’ancien régime. Les siens pourtant n’avaient jamais pensé
que la richesse pouvait être à l’origine d’une catastrophe,
d’autant plus que cette richesse s’était évaporée, dilapidée
par un grand-père qui s’était enfui avant l’arrivée des communistes.
Comme le héros de son roman, A Lai, victime des brimades des
jeunes villageois, fut poussé par son père à fuir la misère.
Pendant quelque temps, il mènera une existence de vagabond
et fera des petits travaux avant de pouvoir poursuivre ses
études. Mais dans le miroir autobiographique de l’enfance
de l’écrivain se reflète aussi l’image de l’enfance humiliée
et courageuse de nombreux jeunes tibétains.
L’enfance sous le sceau de la misère
La première des souffrances, la plus évidente et la plus triviale
à la fois, est le manque de nourriture, cruellement ressenti
dans une scène du roman qui montre la préparation du dîner
familial, le seul repas quotidien: la mère, dont la maigre
silhouette est éclairée par un feu sans joie, jette dans la
casserole une petite poignée d’orge dans l’eau qui restera
toujours trop claire; sa voix plaintive est dominée par les
pleurs des petites sœurs qui crient famine; le père, muet,
ne laisse rien transparaître de ses émotions, mais parfois
il se lève de table, toujours sans un mot, et s’en va, sans
avoir rien avalé.
La première des motivations humaines est la recherche de sa
subsistance. L’anniversaire de la fondation de la Chine communiste
(Guoqing jie) [11] est
pour tout le monde, l’occasion d’un repas amélioré [12].
La distribution de nourriture se transforme en une scène d’angoisse
collective perçue dans le silence impressionnant de la file
d’attente devant les grands récipients où la viande bouillie
dégage son appétissant fumet. Quelques enfants courent autour
du feu en criant joyeusement d’impatience sous le regard des
adultes qui ne parlent pas. Un contraste qui rend perceptible
la tension des villageois avant de se lancer dans la bataille
qui commencera, dès que le chef du village en aura donné l’ordre.
Affamé, le narrateur n’a qu’une obsession: récupérer un bout
de viande pour ses petites sœurs. Au signal, comme tous, le
garçonnet se jette dans la mêlée et réussit à se procurer,
avant qu’il ne soit piétiné par la horde affolée, un bout
de saucisse tombé à terre. Il le portera comme un trophée
de guerre aux gamines qui à la maison dépérissent de faim.
Voilà une misère que cherche à cacher l’enthousiasme révolutionnaire,
une misère réelle pourtant qui pose une question cruciale:
le communisme qui se veut le héraut du peuple peut-il vraiment
sauver l’humanité comme il le prétend? L’auteur a le génie
de choisir des occasions particulières qui dévoilent l’incurie
d’une oppression idéologique criminelle.
Curieusement la joie du fils se heurte très vite au courroux
du père qui, sous le regard surpris de la mère, lance le bout
de saucisse au chien. Garder sa dignité coûte que coûte: «Les
enfants de notre famille, déclare le père, ne doivent pas
s’abaisser à ce genre de chose» [13];
le petit-fils d’une famille autrefois riche ne doit pas partager
la nourriture des partisans de la lutte des classes (geming
zaofan pai).» Tourmenté par sa responsabilité d’aîné envers
ses petites sœurs très affaiblies, le narrateur ne comprend
pas la réaction paternelle; le ventre pourtant tenaillé par
la faim, il s’apprêtait à l’offrir à plus démuni que lui…
Qui donc est ce père qu’il ne comprend plus? Surveillé par
tous, travaillant tout le temps, n’ayant le droit ni de parler
à quiconque, ni de participer à une réunion, il ne peut même
pas nourrir sa famille! Le jeune garçon commence alors à souffrir
d’un ressentiment irrépressible à l’égard de son père qu’il
rend responsable des difficultés de toute la famille.
Quelques jours après la fête nationale, les petites sœurs
meurent de faim. Le désespoir maternel qu’il ne parvient pas
à alléger nourrit la haine du fils envers ce père capable
de sacrifier ses enfants à l’orgueil de ses bravades contrerévolutionnaires.
Le grand crime de la Révolution culturelle fut de déchirer
les familles au nom de l’idéologie, une idéologie contre laquelle
le père du narrateur rassemble si intensément ses capacités
de résistance qu’il en oublie d’entretenir avec son fils des
relations affectives normales. Enfermé dans sa révolte muette
contre l’ordre social qui lui est imposé, il donne l’impression
à son enfant qu’il ne l’aime pas.
En revanche le jeune garçon s’agrippe à l’amour de sa mère
obnubilée par le souci de nourrir sa progéniture, au détriment
de sa propre santé. L’enfant apprend à renoncer à certaines
satisfactions instinctives pour ne pas cesser d’être aimé
[14]. C’est pourquoi, il
essaie par tous les moyens et de manière spontanée à calmer
l’anxiété qui en permanence accable sa mère. Il ne peut pas
pardonner à son père; un mur d’incompréhension glacée les
sépare semble-t-il définitivement. Avoir un père n’avait plus
de sens: cette évidence fait jaillir une douleur insupportable!
Mais de manière suggestive, la narration fait comprendre au
lecteur la méprise du jeune garçon. Un soir que le repas a
commencé comme d’habitude dans un silence pesant, le père,
soudain se lève et verse sa soupe dans le bol de son fils;
il passe une main caressante sur la tête de l’enfant et soupire
longuement. Un rayon de soleil suffit à faire fondre le mur
de glace. Le visage ruisselant de larmes, le fils fixe son
regard dans les yeux de son père, qui, sans prononcer le moindre
mot, quitte la pièce.
Ce premier geste d’amour ouvre le processus de réconciliation;
il amorce une auto-thérapie que l’écriture autobiographique
se chargera de continuer en faisant d’un quotidien matériellement
misérable la source d’une richesse morale qui permettra à
l’individu de se construire: la fierté des siens, le sentiment
salvateur d’être fier de son père.
Le revirement des sentiments du jeune narrateur dévoile l’objectif
de l’écriture autobiographique qui s’apparente à une enquête.
Qui est son père? Pourquoi ce laconisme, ce retrait de la
vie publique, cet isolement social? Ces investigations visent
à apaiser la souffrance du fils. Et le défilé des anecdotes
élucidera le mystère, résoudra l’énigme en même temps qu’il
tracera le chemin d’une sérénité progressivement trouvée.
Un jour, bien avant la mort de ses sœurs, le narrateur décide
d’ouvrir une caisse en bois à laquelle personne ne touchait.
A l’intérieur: une médaille en bronze, un ruban rongé par
des rats et deux papiers; un certificat d’appartenance au
Comité de la Jeunesse Communiste et un certificat de service
dans l’Armée de Libération. En entrant dans la maison, le
père surprend le jeune garçon en pleine contemplation devant
des objets dont la présence l’intrigue fort. Caché dans la
pénombre du logis, il prie son fils de s’asseoir à ses côtés.
L’enfant obtempère, la tête basse, comme s’il avait été pris
en faute.
«-Tu dois bien étudier, lança brusquement mon père
- Oui, répondis-je.
- Tu dois toujours rester digne et avoir de l’ambition, ajouta
mon père.
- Oui.
- Quitte ce village, passe le concours pour entrer à l’école;
si tu n’y réussis pas, entre dans l’armée.» Et le père ajouta:
«- Tu peux jouer avec ces choses.
- Oui.
- Maintenant, puisque tu es un grand et sage, si tu ne joues
pas avec ces choses, tu pourras les donner à tes sœurs. Je
ne peux pas m’occuper de toi comme il faudrait, je ne sais
pas m’occuper des autres.» Et le père s’arrêta de parler.
Quelques jours après la mort des petites, les objets avaient
disparu de la caisse.
A partir de ce moment-là le narrateur se met à observer attentivement
son père. Les moqueries des villageois sont parvenues jusqu’à
lui et lui ont appris que son père, né dans famille riche,
s’était retrouvé sans un sou à l’âge de dix-huit ans. La pauvreté
l’avait poussé à devenir communiste. Lorsque l’A.P.L. arriva
au Tibet au début des années cinquante, il s’engagea et devint
un bon soldat; de nombreuses médailles récompensèrent son
courage et sa bonne volonté. Il fut promu au grade de sergent.
Personne ne connaissait son origine et il passait pour un
pur, un vrai révolutionnaire. Fier de lui-même, il était plein
de gratitude envers l’A.P.L. Grâce au P.C.C, tous les pauvres
ne souffraient-ils plus de la misère et d’humiliations? Le
PCC n’œuvrait-t-il pas à leur bonheur? Lorsqu’il fut de passage
dans son village natal, les villageois l’accueillirent en
héros.
L’objectif de l’auteur n’est pas d’exalter la gloire du père,
jeune homme issu d’une ancienne famille riche puis ruinée,
transformé en sauveur du peuple par la vertu de l'idéologie
communiste, mais de dévoiler comment un individu de bonne
foi est manipulé par le pouvoir, transformé en marionnette
au destin fragile. Dans un contexte politique dictatorial
et répressif, il n’y a pas de justice. La qualité humaine
n'a aucune valeur.
Au bout de huit années de bons et loyaux services, les Chinois
découvrirent la véritable origine sociale du Tibétain. Renvoyé
sans égards dans son village, il devint un paria mis sous
étroite surveillance et l’objet de brimades incessantes, le
plus souvent collectives. L’exposé de la destinée troublante
du personnage sert d’amorce à la dénonciation deux souffrances:
celle d’un homme et par ricochet celle son enfant.
L’armée de Libération communiste passa par le village natal
du narrateur lorsqu’elle pénétra au Tibet. A cette époque
Ga Luo, un paysan chinois, engagé comme soldat dans l’armée
d’occupation, se blessa en maniant une grenade; les villageois
le découvrirent et le ramenèrent dans leur village. Le monarque
du pays, le propre grand-père du narrateur, le recueillit,
en fit un domestique au service de ses enfants [15].
Le Tibétain occupait cette fonction bien des années avant
l’arrivée en masse des Communistes chinois et le Parti l’avait
nommé tout naturellement comme le chef du village. Depuis,
la vie des villageois avait complètement changé, la maison
de monarque avait été détruite, le monarque était mort.
Ga Luo nourrissait un vif ressentiment envers le fils du monarque,
le père du narrateur donc et le lui fit bien voir; il ne manquait
jamais d’informer chaque nouvel arrivant au village de l’hostilité
que son souffre-douleur nourrissait envers le PCC. A force
de persiflage et de médisances, il parvint à mettre sa famille
au ban de la communauté villageoise. Dès lors, le fils de
l’ancien monarque fut contraint à passer ses journées à alimenter
en bois de chauffage la salle de réunion du village où les
dirigeants révolutionnaires et des villageois occupaient le
long hiver tibétain à parler de lutte des classes. Il lui
fallait couper le bois dans la montagne, puis le transporter
jusqu’au village pour avoir de quoi nourrir sa famille. Enfant
le narrateur suivait souvent son père lorsqu’il partait ramassait
son bois malgré les tempêtes de neige si fréquentes. Pendant
que les villageois parlaient du passé révolu, de la richesse
des arrière-grands-parents, le père, le ventre creux et les
membres gelés, affirmait non sans ironie à son fils que fumer
pouvait calmer la faim. C’est pourquoi, tout au long de la
journée il ne cessait de serrer sa ceinture tout en tirant
sur une cigarette de mauvais tabac.
Le témoignage direct de l’enfant réhabilite un père victime
d’honteuses calomnies. Il endosse le statut d’une victime,
à valeur d’exemple qui sert à l’édification du lecteur, se
situe dans le temps, se mieux connaître, et enfin, surmonter,
par le détachement qu’induit l’écriture, jusqu’à la peur de
la mort [16]. Ainsi A Lai,
par le biais de son narrateur, met à l’index une situation
sociale et politique scandaleuse. Depuis l’instauration du
système communiste, l’ensemble des villageois tibétains souffrent
de pauvreté et de désœuvrement. Leur seule distraction consiste
à rester, immobiles, spectateurs finalement plus pitoyables
que le héros déchu qui, chargé d’un fardeau expiatoire, passe
et repasse sur la place et qu’ils croient nécessaire de surveiller.
L’ironie dans la narration perce les motivations. Mépriser
autrui permet d’oublier sa propre faim et l’indignité de sa
propre condition. Pauvre nature humaine qui exhibe ses faiblesses
en s’attaquant à plus faible que soi! Ainsi, si grâce au pouvoir
communiste les anciens esclaves ont vu leur situation sociale
s’améliorer, ils n’en demeurent pas moins toujours aussi misérables.
Soucieux de montrer sa solidarité à son père, le jeune narrateur
lui exprime son souhait de se consacrer lui aussi à la coupe
et au ramassage du bois. Le regard douloureux que lui adresse
son père, à l’annonce de cette décision, transperce le cœur
de l’enfant: «- Va à l’école, va étudier. Je n’ai pas assez
de force pour m’occuper de l’avenir de tes frères et de tes
sœurs, mais toi, je peux te soutenir. Va étudier”, me dit-il
en me prenant dans ses bras, et, tandis que pendant un bon
moment sa main me caressait affectueusement les cheveux, je
répétais, bouleversé: “baba, baba, baba, baba,” [17].
Puis il me déposa, serra sa ceinture et retourna dans la montagne».
Paradoxe de la souffrance amoureuse
Le jour où le jeune garçon découvre que son père, un contre-révolutionnaire,
souhaite l’envoyer à l’école, chose qui lui est interdite,
une nouvelle institutrice de dix huit ans, Cai Qing, ses études
tout juste achevées, s’installe au village. Persuadée que
tout enfant quel que soit son milieu social a droit à l’instruction,
elle accepte d’accueillir le narrateur dans sa classe. La
jeune fille est la seule parmi les villageois à avoir étudié
dans une ville chinoise, ce qui lui vaut la considération
de tous et en particulier du chef du village. Personne n’osait
aller la contrarier et c’est ainsi que le narrateur devint
son élève.
En racontant l’entrée à l’école de son jeune héros, A Lai
confère à l’événement une charge symbolique, la marque d’une
résistance à l’opinion commune qui rejette le père du garçon.
L’attitude de l’institutrice reconnaît au paria son appartenance
de droit à la communauté des villageois, puisqu’elle refuse
de traiter son enfant différemment des autres gamins du village.
En réalité, la jeune institutrice est amoureuse du père de
son nouvel élève. Chaque jour et à plusieurs reprises dans
la journée, elle observe la longue et maigre silhouette, son
fardeau de bois mort en travers de l’échine, traverser la
place du village, au vu et au su de tous. Malgré le poids
des fagots, l’homme garde son dos droit, signe d’une dignité
que Cai Qing sent indestructible. Dès la première fois qu’elle
l’aperçut, elle en devint amoureuse.
Par le récit autobiographique de son enfance A. Lai rend compte
d’une situation sociale particulièrement difficile à vivre
mais aussi tente l’analyse psychologique d’une souffrance
intime.
La scolarisation du jeune narrateur exauce le souhait de son
père mais le confronte également à une souffrance jusqu’alors
inconnue, celle de l’amour, d’un sentiment aussi troublant
que muet envers son institutrice contre lequel achoppe une
rivalité indubitablement inégale. Grande est la souffrance
de celui qui est pris dans le réseau des sentiments non réciproques.
La complexité d’une quadrature du cercle sentimentale est
indirectement exprimée et le narrateur sait en restituer toute
l’intensité émotionnelle au détour de détails suggestifs:
«dans la salle de classe gorgée d’humidité, les tables et
les bancs enfonçaient leurs pieds dans le sol détrempé ; des
raies blanches de moisissures zébraient les murs. La pièce
exhalait une odeur insupportable. Adossée à la porte de sa
classe, l’institutrice avait les yeux rivés sur la place du
village. Manifestement elle surveillait le moment où mon père
la traverserait.» Le narrateur se revoit mouillant de sa salive
la mine de crayon d’une bien mauvaise qualité afin de pouvoir
inscrire ses mots sur le papier. Il n’ose lever les yeux sur
sa maîtresse d’école lorsqu’elle se tient derrière lui pour
vérifier son travail. «Je craignais d’apercevoir ses seins;
c’est comme si je regardais l’éclair qui déchire le ciel obscurci
par l’orage ». Les moindres mouvements de la jeune femme projette
le parfum de son corps qui trouble l'enfant jusqu’au vertige.
«J’avais l’impression que mon estomac s’effondrait et que
mon cœur s’échappait hors de mon corps. Mais j’aimais cette
sensation. Un jour, son souffle frôla mon cou ; elle me murmura
“ton père est de pierre”. Son ton était très doux et ferme
à la fois. Soudain, elle prit toutes mes affaires sur la table,
les jeta dans le tiroir, puis se saisit de ma main qu’elle
serra dans la sienne. Elle voulait m'emmener voir mon père.
Tous les deux nous nous mîmes à courir dans la direction du
bois. Les effluves de sa transpiration me tournaient la tête.
Tout à coup elle s’arrêta, me prit par les épaules et me secoua
avec toute la violence d’un désespoir mal contenu: “Où est-il?
Où est-il?” me criait-t-elle, puis elle me serra contre elle.
Elle prit ma tête entre ses seins tout en chiffonnaient mes
cheveux avec nervosité : “ Tu es un bon enfant, l’enfant de
ton père !” chuchota-t-elle en me donnant un baiser sur la
joue. En même temps, dans un souffle gonflé par l’émotion
elle prononça le nom de mon père. Je compris alors la force
du sentiment qu’elle lui portait, un sentiment qui balayait
la peur d’affronter l’hostilité de tous. Mais moi je souffrais
: j’aimais Cai Qing, j’aimais mon père, mais à cause de mon
père, Cai Qing ne m’aimait pas.»
Depuis que l’institutrice Cai Qing avait eu connaissance du
passé du paria, elle demandait souvent à l’enfant d’apporter
les journaux chinois à son père qui était le seul homme du
village à connaître la langue chinoise. Un jour, Cai Qing
mit une fleur sauvage dans ses cheveux, et le garçon remarqua
une lueur briller dans les yeux de son père lorsque celui-ci
découvrit la fleur : n’était-ce pas la preuve que Cai Qing
ne laissait pas son père indifférent?
Mais bientôt le narrateur est ébranlé par sentiment à double
facette! Heureux que Cai Qing qu’il adule obtienne, par ce
discret témoignage d’intérêt, une première réponse à son désir,
il souffre en même temps pour sa mère toujours gémissante,
accablée par les difficultés d’une progéniture à nourrir et
sa détresse de ne pas y parvenir correctement. D’abord, pour
faire plaisir à Cai Qing, il confirme à son institutrice que
son père a bien vu la fleur. Mais le temps passant, en voyant
gonfler le ventre de sa mère enceinte, le garçon se met à
détester de plus en plus son père, moins coupable de quelque
trahison conjugale que de bafouer l’amour que Cai Qing lui
voue. Comment pouvait-elle donc aimer un tel homme qui lui
préférait forcément sa femme? Impossible de pardonner à son
père, responsable en somme d’un tel déni d’amour. Et la souffrance
de l’enfant se renforçait du sentiment douloureux de son amour
non partagé mêlé à la compassion pour Cai Qing dont le désir
se heurtait à un mur. Mais un jour, le chien de son père,
son seul unique compagnon est assassiné par les villageois.
Cai Qing en profite pour exprimer au propriétaire de l’animal
sa sympathie. La scène se passe, comme d’habitude, en présence
du narrateur. La jeune femme cache mal la vraie nature de
ses sentiments. Le père le sent bien. Tout à coup l’enfant
le voit lancer son poing fermé, le majeur vulgairement levé
en direction de son interlocutrice. « Je suis d’accord » répond-elle
dans un souffle.
Le soir même le père rentra très tard à la maison. Cette nuit-là,
le jeune garçon détruisit les grandes marmites qui servaient
à duper, une fois l’an, les estomacs des villageois; puis
il prit la fuite sur le chemin d’un exil définitif, fait d’errance,
de tribulations et d’autres douloureux apprentissages.
Selon Freud, le garçon construit sa sexualité au sein de la
relation entre son père et sa mère; amoureux de sa mère, il
nourrit son Œdipe dans sa rivalité avec son père. Dans le
récit d’A Lai, l’institutrice à qui l’enfant voue un amour
douloureux prend la place de la mère qui le met en conflit
avec son père. Mais à l’âge adulte la réconciliation devient
nécessaire. Aussi le récit autobiographique se termine-t-il
par celui des retrouvailles avec Cai Qing dix ans après son
départ du village. L’institutrice apprend au narrateur qu'elle
n'a jamais eu de relation sexuelle avec son père, car le fils
de l'ancien monarque était trop fier pour s’abaisser à une
idylle avec une jeune femme issue du camp ennemi. Les choses
ainsi dites, Cai Qing essaie de séduire une nouvelle fois
A Lai, cet ancien élève autrefois transis d’amour pour elle,
de l’inciter à faire ce que son père lui refusait. Mais ce
qu’elle n’a pas obtenu du père Cai Qing ne le reçoit pas davantage
du fils. En repoussant les avances de son premier amour, le
narrateur met un point final au chapitre de son enfance et
un terme à la souffrance qui la bouleversa. Cet épilogue le
réconcilie avec son père dont il imite le comportement mais
aussi d’une certaine manière avec l’objet de son désir douloureux,
Cai Qing, qu’il considère à présent comme il se doit puisqu’a
disparu l’amour déraisonnable qu’il éprouvait en vain pour
elle. Le récit de cette expérience de l’enfance illustre la
théorie freudienne qui stipule que l'épanouissement sexuel
de l'adulte doit passer par la restauration des images destructrices
qui ont perturbé la petite enfance, passage obligé pour réparer
les dommages qu’elles y ont causés. Transposer dans un récit
la souffrance amoureuse vécue dans l’enfance permettra à l’adulte
A Lai d’en panser les blessures, voire d’en effacer les cicatrices.
Là s’arrête le récit autobiographique romanesque. L’œuvre
poétique poursuivra la quête non moins douloureuse de l’identité
personnelle liée inextricablement à la recherche d’une identité
culturelle, car l’errance éloigne moins du monde des origines
qu’elle ne ramène l’exilé à ses racines.
* * *
Les vertus thérapeutiques de l’autobiographie de l’écrivain
A Lai ont la particularité d’élargir le champ habituel de
leur action, car elles touchent à la fois la sphère privée
et la sphère sociale. L’univers spatio-temporel fait moins
figure de décor d’arrière-plan à une histoire privée qu’il
ne s’inscrit comme un contexte non seulement à l’origine même
des souffrances individuelles, mais dont la configuration
fait écho à l’expérience du héros-narrateur. Il s’agit dans
les deux cas d’une souffrance née de la dévalorisation des
origines. L’occupant chinois oblige les Tibétains à rejeter
leurs traditions ancestrales de la même manière que la communauté
villageoise dans le roman de A Lai jette sur le père du narrateur
un voile d’opprobre. Mais la révolte du paria qui, en se figeant
sous son armure de dignité silencieuse, prend le risque ne
plus être accessible aux siens apparaît in fine comme l’exemple
à suivre pour tous les Tibétains soumis à l’oppression chinoise.
L’analyse est sous-jacente à la narration dans l’autobiographie:
pas de projection des souvenirs qui n’en soit l’explication.
La souffrance aveugle. Son éclairage apaise et montre le chemin
à prendre.
Notes
1] Xizang zizhiqu gaikuang,
Lhasa, Xizang renmin chubanshe, 1984, p. 516.
2] En 1959, il y avait déjà
quatre cent soixante deux écoles primaires au Tibet, en 1969,
le nombre atteint mille huit cent vingt deux. Ces chiffres
sont en augmentation constante.
3] Grâce aux combats du Panchen
Lama, en 1984, le gouvernement autorise l’enseignement de
la langue tibétaine à l’école primaire comme deuxième langue.
4] Spécialiste de la littérature
post-coloniale, Elleke Boehmer indique qu’en général, pour
détruire la culture coloniale, il faut tout d’abord s’approprier
la langue et la culture des colonisateurs. Ensuite, les auteurs
post-coloniaux se servent de l’étymologie et la morphologie
de la langue coloniale pour dénoncer leurs colonisateurs.
Les formes linguistiques coloniales utilisées leur permettent
contribuent à l’expression nouveaux sentiments Colonial and
Postcolonial Literature, pp. 192-199.
5] «Mao Dun wenxue jiang
(le prix Mao Dun)». A Lai est le premier Tibétain à l’obtenir.
6] De nombreuses maisons
d’éditions avaient refusé de publier le roman d’un Tibétain
vivant dans un petit bourg perdu. En 1997, il finit par paraître
en feuilleton dans la revue littéraire xiaoshuo xuankan (série
roman) à Pékin qui lui attribue un prix qui incita la maison
d’édition renmin wenxue chubanshe à le publier. En 2002, il
est traduit aux U.S.A; en 2003, la version française donnée
par Aline Weill est publiée aux éditions du Rocher sous le
titre Les Pavots rouges. Voir Renmin ribao (Quotidien du peuple),
20/08/2004, p. 7.
7] Ying Rui, «Wo suo renshi
de A Lai ( A Lai que je connais)», in Xue yu dangdai xueren
(les intellectuels du pays des neiges), Pékin, Zhongguo zangxue
chubanshe, 1995, p. 345.
8] G. Gusdorf, Les Ecritures
du moi, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 122.
9] Sébastien Hubier, Littératures
intimes, Paris , Armand Colin, 2003, p. 44.
10] A Lai, Anthologie romanesque
Chennian de xueji (Les anciennes traces du sang), Pékin, Zuojia
chubanshe, 1989, pp. 55-119.
11] A partir de 1949, la
Fête nationale communiste en Chine a lieu le 1er octobre.
12] J’ai vécu trois fois
cette fête comme paysanne dans mon petit village au Tibet.
C’était le seul jour de l’année où nous pouvions goûter à
la viande. Le travail aux champs était remplacé par l’étude
collective des paroles de Mao et des chansons chinoises révolutionnaires
que nous devions apprendre et dont nos bouches de Tibétains
déformaient de manière comique le sens et l’accent : martyriser
la langue chinoise nous amusait beaucoup.
13] A Lai, op. cit. p. 64.
La traduction française est de l’auteur du présent article.
14] Pascale Marson, 25 mots
clés de la psychologie et de la psychanalyse, Paris, éd. de
la Seine 2005, p. 86.
15] Voir Yongyuan de Ga
Luo (Ga Luo éternel). Ce roman montre comment Ga Luo devait
s’occuper à contrecoeur des enfants du monarque et particulièrement
du père du narrateur, qu’il prit en grippe.
16] L. Pirandello, «La Tragédie
d’un personnage», Nouvelles pour une année, 2 vol., t, II,
Paris, Gallimard (Folio Bilingue), 1992, p. 237 sqq.
17] «Papa».
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