Écritures de soi en souffrance
Orazio Maria Valastro (sous la direction de)
M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010
LE JEU DU «JE» OU L’EXPRESSION DU DÉSESPOIR DANS L’ŒUVRE D’HERVÉ GUIBERT, LE PARADIS [1]
Sabah Sellah
sabahsellah@yahoo.fr
Docteur en Littérature Française
(Thèse soutenue à l’Université de Paris X, Nanterre en janvier
2007).
Introduction
«Camarade, ceci n’est pas un livre: Celui qui touche ce livre
touche un homme, (Fait-il nuit? Sommes-nous bien seuls ici
tous les deux?) C’est moi que vous tenez et qui vous tiens,
D’entre les pages je jaillis dans vos bras - la mort me fait
surgir» [2].
«Au moment de disparaître, je saurai que je n’aurai rien gardé
par-devers moi (n’est-ce pas cela «mon» expérience?) [3]»
Tour à tour photographe, journaliste au Monde, scénariste
et écrivain, Hervé Guibert né le 14 décembre 1955, s’est avant
tout illustré dans son œuvre qu’il qualifiait de «barbare
et délicate». Auteur atteint du Sida, il avait fait sensation
lors de son passage chez Pivot dans les années 1990. Son corps
était quasi cadavérique. Son ouvrage À l’ami qui ne m’a pas
sauvé la vie (1990) fit sensation par les révélations sur
la mort du philosophe Michel Foucault.
L’auteur nous livre le mal dont il est atteint, à savoir le
sida. Il prit, d’ailleurs, ce terrible virus pour modèle dans
«son projet de dévoilement de soi et de l’énoncé de l’indicible».
Désireux de contrôler sa maladie et ses manifestations, l’auteur
ne nous épargne nul détail quant à l’évolution de son mal.
Ce souci viscéral de «tout dire» a guidé toute son œuvre,
par ailleurs.
Soucieux de cerner les sentiments qui le guident dans ses
romans, nouvelles, récits ou «autofictions», Guibert n’élude
aucun sujet. Il révèle aux lecteurs son enfance, il dresse
aussi un portrait peu élogieux à l’égard de ses géniteurs
dans son œuvre Mes Parents (1986). Dans la Mort propagande
(1977), il nous fera partager son expérience corporelle ainsi
que son éveil à la sexualité. Ayant séjourné dans un institut
d’aveugles en tant que lecteur bénévole, il livrera ses sentiments
dans son roman Des aveugles (1985). Enfin, son œuvre l’Incognito
(1989) est la version romancée de son séjour à la villa Médicis.
Guibert par sa posture hautement narcissique a placé la littérature
au-dessus de sa vie: «C’est quand j’écris, dit-il, que je
suis le plus vivant». Ces maîtres de chevet (Thomas Bernhard,
Georges Bataille, Pierre Guyotat, Knut Hamsun, Eugène Savitzkaya),
présents dans ses œuvres, ont influencé son écriture.
Obsédé par la mort, thème récurrent dans son œuvre, Guibert
n’hésitait pas à cultiver tous ses fantasmes au risque de
choquer le lecteur par ses propos bruts. Il professait l’impudeur
pour dit-il être «plus fort». L’auteur décède le 27 décembre
1991 à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart où il avait été
admis après une tentative de suicide.
Le roman, Le Paradis, publié posthumément en 1992, a été écrit
durant l’été 1991, quelques mois avant sa mort. L’auteur était
à bout de souffle. Le recours à la fiction face à l’inexorable
fin qui s’annonçait lui a permis de rêver à d’autres possibilités
par le biais de l’écriture fictionnelle. Après avoir, tout
au long de son œuvre, disséqué son corps, ses sentiments de
joie et de souffrance face aux progrès de la maladie, il en
vient à souhaiter une autre fin tant celle qui s’annonce lui
est atroce. La fiction est ici mêlée à des éléments autobiographiques
notables. Tout est confus comme la fin de vie de celui qui
affirmait que «les mots sont victorieux».
Nous projetons d’étudier cette œuvre cryptée qui sous le «paravent
du romanesque» tente de masquer les conditions réelles dans
lesquelles est contraint de vivre l’auteur. Les louanges faites
à la puissance qu’incarne le virus ne se manifestent plus
dans cette œuvre. Le recours à la fiction est un moyen qui
lui a permis de maintenir un espoir, aussi minime soit-il,
concernant une hypothétique rémission. À travers cette autofiction,
il a construit une autre réalité, grâce au support textuel
qu’incarne l’écriture.
Nous verrons tour à tour «les éléments romanesques ou le récit
de l'horizontalité», puis «les marques de l’anti-romanesque
ou le récit de la verticalité» et enfin nous aborderons les
«éléments biographiques ou le Jeu du ‘Je’», avant de conclure.
1 Les éléments romanesque sous le récit de l’horizontalité
«(…) Sans elle [l’écriture] je serais désespéré, peut-être
déjà mort» [4]
«(Toute fiction est une mystification)» [5]
«Le titre du prochain livre (la suite de L’Homme au chapeau
rouge): Congolo gâté. Ça se passe en Afrique, c’est l’expression
qu’ont les Noirs pour désigner les fous» [6].
La difficulté de l’étude de l’œuvre tient au fait que ce roman
s’illustre à la fois par des éléments romanesques et autobiographiques.
La réalité et la fiction sont, en effet, deux univers imperméables
mais dans l’œuvre, elles se mêlent. L’auteur ne semble pas
se soucier de cette perméabilité entre les genres.
Le romanesque, catégorie trans-générique (nouvelle, conte,
théâtre, roman) obéit à des règles. Il s’illustre par des
topoï qui ont trait aux objets, à l’espace et au temps. La
thématique de l’unique, la quête d’ailleurs (incarnée par
les voyages), le motif de la première fois, l’effet de surprise,
l’importance de l’échange des regards entre les personnages
(dans le roman, la rencontre a eu lieu lors d’un cocktail
à Genève) [7] sont bien
présents dans le roman. De plus, les obstacles à la conquête
de la femme renforcent l’idée de romanesque: «Jayne avait
sans doute été engagée par Stequel, une semaine plus tôt à
peine, parce qu’elle parlait et lisait couramment l’anglais,
l’allemand, le français, l’espagnol, elle était extraordinairement
douée, peut-être qu’il l’avait engagée pour son cul, en tout
cas c’est moi qui l’ai embarquée, dès le lendemain nous sommes
repassés par Zurich pour prendre les affaires dans mon appartement,
et nous sommes partis avec la Mercedes (…)» [8].
On ne sait que peu de choses sur les personnages. Le narrateur,
riche zurichois, semble tromper l’ennui par ses nombreux voyages
(Martinique, Union-Anchorage, Bora-Bora, Suisse, Afrique,
États-Unis, etc.): «Tous les jours après le repas et ma sieste,
je prends la navette pour Fort-de-France, histoire d’avoir
un but» [9]. Il incarne
la figure de l’homme introverti, blasé, hétérosexuel [10]
et héritier d'un père richissime, qui n’a de cesse de fuir
la monotonie d’une vie aseptisée. La rencontre soudaine avec
une jeune femme et les conséquences qui en découlent vont
bouleverser son quotidien. Le dénouement tragique de l’héroïne
nous est dévoilé dès la première page du roman. En effet,
la première image du texte est celle du corps mort de Jayne
Heinz sur une barrière de corail: «Jayne éventrée, l’andouille,
l’ex-championne de natation, sur la barrière de corail au
large des Salines, je me retrouvai seul au bout du monde,
avec une voiture de location que je ne savais pas conduire,
les mains vides mais les poches bourrées de liasses de billets
de cent dollars, un grand chapeau de paille sur la tête (…)»
[11]. Une enquête sera
ouverte et visera à démontrer s’il s’agit d’une noyade accidentelle
ou d’un meurtre. Au début de l’enquête, les policiers s’interrogeront
sur l’origine de sa fortune et le soupçonneront d’être un
trafiquant de drogue. À la question : «Que faites-vous dans
la vie?», le narrateur répond qu’il est un artiste.
Le narrateur pense qu’une idylle est née entre elle et son
père: «Jayne et mon père ont fait connaissance de chaque côté
de mon corps inerte, rétamé par le coma, ils ne s’étaient
jamais vus. J’ai cru comprendre, en suivant le sens du moindre
de leurs chuchotements, que quelque chose de très fort s’était
établi entre eux, dans ce service de réanimation, avec moi
au milieu qui en étais le prétexte. (…) Une fois que j’ai
été à moitié rétabli, Jayne me disait: ‘Ton père est un très
bel homme’, et elle changeait hâtivement de conversation»
[12]. Ce dernier disparaîtra
dans un terrible accident de voiture, probablement commandité
par son ancien associé Stequel. Le narrateur le soupçonne,
d’ailleurs, d’avoir détourné une partie de la fortune de son
père.
Les malentendus, l’avalanche d’événements qui se bousculent,
dessineront une aura romanesque au récit. Les images de l’amour
passion (les désirs) et de l’amour «maladif» (ici avec le
tableau de la jalousie et du désir de meurtre) sont évoquées.
En effet, le narrateur ne peut supporter l’infidélité de Jayne.
En effet, quand ils contracteront tous les deux une blennorragie
à germes chlamydiae, le narrateur lui jurera qu’il ne l’a
jamais trompée insistant par là sur l’infidélité de sa compagne.
Ce personnage de femme peu fidèle incarne la figure romanesque,
par excellence, de la femme de petite vertu chers aux auteurs
du XIXème siècle.
La transgression des codes sociaux ordinaires est aussi une
constante du genre. Nous en avons ici l’illustration avec
cette rencontre improbable. Jayne est, en effet, issue d’un
milieu modeste. Le narrateur, a quant à lui, baigné dans un
environnement fort cossu. La richesse est aussi un signe propre
favorisant ce genre. Cependant, le narrateur ne cesse de dépenser
immodérément son argent. D’ailleurs cela ne semble guère l’inquiéter:
«J’ai décidé de louer un petit avion et de m’attacher le service
d’un pilote pour claquer plus vite mon fric» [13].
Mais quel est ce désir de vouloir tout dépenser, de déthésauriser,
de dilapider l’héritage patriarcal et dans quel but? Désire-t-il
avant de mourir profiter de l’étendue de sa fortune afin de
ne rien regretter? L’argent dépensé lui offre peut-être l’illusion
de vivre plus vite ou de donner un sens à sa vie. L’argent
compense le corps défaillant comme monnaie d’échange [14]
et apparaît comme un objet-médium pour atteindre l’autre.
En effet, la sexualité est dans le récit un élément essentiel.
Elle permet au narrateur de se sentir vivant bien qu'elle
soit à l’origine de la souffrance. Enfin, les signes annonciateurs
de la mort sont une constante du genre.
En outre, quel est ce désir effréné de fuite, de voyages semblant
sans but: «Nous n’avons aucun but que celui de passer le temps»
[15]. L’auteur s’invente
un autre destin, une autre vie, une autre orientation sexuelle.
Par cette fiction, il brouille délibérément les pistes. Cette
œuvre apparaît comme le déni d’une situation qu’il n’admet
toujours pas, à savoir être un malade atteint du sida. Il
renaît autre l’espace d’un instant. Cette écriture, stimulante,
apparaît nécessaire à sa survie mentale: «À l’envoutement
de l’écriture succède un désenvoûtement, le vide. Quand je
n’écris plus je me meurs» [16].
2 Marques de l’anti-romanesque ou le récit de la verticalité
«J’aime aussi cette maladie parce qu’elle me rappelle à une
sorte d’ordre organique, de mise en demeure permanente (alors
vraiment prendre des médicaments pour l’éviter? ne va-t-elle
pas s’en venger, puisqu’elle a élu mon corps, puisque mon
corps l’a élue?)» [17].
«La douleur n’est pas héroïque: elle me coupe de l’écriture.
Mais ce qui est merveilleux, c’est de se rendre compte que
la douleur est vivable. J’imagine que la mort ne sera pas
très différente de la vie : je vis déjà si éloigné de ceux
qui me sont chers» [18].
Œuvre dédiée à Miss Simpson [19],
Le paradis apparaît comme un récit de l’hallucination. L’auteur,
sidéen en phase terminale, ingère pour son traitement des
substances qui altèrent sa perception des choses, le fatiguent
et peuvent donc déclencher des effets hallucinogènes.
L’incipit de l’œuvre débute par la figure de style incarnant
la désarticulation, à savoir l’asyndète [20].
On remarque que jusqu’au moment où se produit un échange de
parole le récit est entrecoupé de réflexions du narrateur.
L’échange de parole est tantôt rapporté au style direct, tantôt
au style indirect. Les successions d’action ne sont pas toujours
données dans un ordre chronologique. Les réflexions du narrateur
marquent plusieurs arrêts dans le récit. Et ces dernières
apportent une prise de conscience.
Le narrateur pense être victime d’un sort qui s’est porté
sur lui en Afrique. Il s’imagine être le jouet de la «tuché»
[21]. Il se décrit comme
le type de l’écrivain raté, velléitaire qui n’a jamais écrit
ni publié de roman à part un «(…) court texte dans une revue
confidentielle publiée quinze ans plus tôt (…)» [22].
L’enquête concernant l’identité de la jeune femme retrouvée
morte sur une barrière de corail et qui se faisait appelée
Jayne Heinz piétine. Les policiers se perdent en conjectures
d’autant plus qu’ils ne trouvent nulle part trace de son identité.
Son passeport a disparu. Elle disait être originaire d’Amsterdam.
Elle préparait une thèse sur Nietzsche, Strindberg et Robert
Walser, «ses grands fous» [23],
comme elle les nommait. Elle avait été championne de natation
à l’âge de quinze ans. Elle disait être l’arrière-arrière
petite fille de l’inventeur du ketchup, Robert Heinz [24].
Le personnage-narrateur-auteur apparaît comme délité à l’instar
de l’histoire. Or, en mêlant des personnages délités dans
une histoire sans clôture, l’auteur ne fait que renforcer
cette idée d’autofiction. Les personnages manquent, en effet,
de force, de consistance comme l’histoire, d’ailleurs. Il
n’y a pas de clôture contrairement aux romans traditionnels
qui intègrent une intrigue solide, des personnages hauts en
couleur et une chute. D’ailleurs, le narrateur se demandera
même si Jayne Heinz, comme elle prétendait se nommer, a réellement
existé: «Comment ça, ma Jayne n’existerait pas! (…) La femme
que j’aimais était un fantôme? Allons donc! C’est moi qui
ai maintenant l’impression, à cause de ces idioties de flics,
de n’avoir été qu’un fantôme aux côtés de Jayne, d’avoir été
déjà mort au moment où elle m’a rencontré, et je crois aimé.
Avec ma maladie, j’aurais justement dû être mort peu de temps
avant d’avoir fait sa connaissance» [25].
N’a-t-elle été que le fruit de ses rêves?
À l’instar du roman de Cyril Collard, Condamné Amour, les
personnages qui entourent le narrateur du Paradis ne semblent
pas avoir existés. Le cas de sa compagne de route, Jayne Heinz,
dont la police et Interpol, ne parviennent à retrouver l’identité,
l’atteste. Fruit de son imagination ou d’une hallucination,
le narrateur est pris en tenaille entre cette interrogation
et ces incessants déplacements vécus tantôt comme des fuites
hors de sa vie genevoise, dorée et étouffante, tantôt comme
la quête d’une vérité. En effet, ces voyages déterminent à
la fois l’avancée événementielle du roman et la quête du personnage.
Mais les lieux ne répondent pas aux attentes du narrateur.
Ce roman est l’écriture d’un récit sans repère qui se présente
comme une énigme policière. La narration passe d’un épisode
à l’autre de façon anarchique. L’incipit et la clausule s’achèvent
dans le même pays, à savoir la Martinique, dans ces chambres
d’hôtels sans passé, ni avenir, lieu de l'impersonnalité par
excellence. Roman qui dépeint non sans complaisance les travers
de ces îles dorées où les riches occidentaux viennent s’y
perdre dans la chaleur et la beauté de ces lieux. Roman de
l’anti-aventurier qui éprouve du mal à s’acclimater. Le narrateur
qui se nomme comme l’auteur a un regard méprisant à l’égard
de sa propre «classe sociale» ainsi que de ceux qui ne la
constituent pas.
On pourrait qualifier ce texte de roman de la contingence.
En effet, la contingence est un ordre du temps, ordre de la
vie qui se fait au hasard. La vie est elle-même contingente.
En revanche, l’ordre du récit est un ordre de l’aventure où
tout est fait en vue de la fin. La fin est à la fois le terme
et la finalité de l’histoire. C’est la finalité qui détermine
le commencement et le lien entre les événements.
Le paradis [26] est un
titre qui sonne comme une promesse qui ne s’exaucera pas à
l’instar d’un endroit utopique, façonné par nos rêves bien
que le titre de l’œuvre se présente comme une quête certaine
d’être trouvée. Le déterminant défini Le l’atteste. Le titre
semble faire écho au sens connoté du mot, à savoir le paradis
terrestre/artificiel. Les Paradis terrestres font référence
aux endroits idylliques telles que les Iles, les endroits
où la nature a encore tous ses droits. Les Paradis Artificiels
évoquent les vers de Baudelaire, l’enivrement des drogues,
présidant à une euphorie factice. Le paradis se présente comme
un lieu hors du temps, atemporel, à l’instar de l’œuvre. À
travers le choix de ce titre, l’auteur a peut-être voulu,
ironiquement, dépeindre des rêves communs liés à la possession
d’une fortune, à la fréquentation de jolies femmes, aux nombreux
voyages. Cependant, la fiction est «parasitée» par le réel.
Le narrateur-auteur ne peut en effet, s’empêcher d’intégrer
dans cette fiction, son quotidien trop lourd à porter: «Mes
poumons. Jayne me parlait toujours de mes poumons. ‘Il faut
restaurer tes poumons. J’ai vu les radios avec le médecin,
il n’y a que ce climat-là qui peut faire quelque chose pour
eux» [27]. Elle le décrit
comme «fragile» [28] et
craint qu’il s’ankylose s’il ne fait pas plus d’activité.
Il parvient, malgré tout, à rendre énigmatique son mal et
à transformer ses problèmes en enquête policière d’un bout
à l’autre de l’œuvre: «- Vous êtes malade? Elle a forcément
vu dans la salle de bains les tonnes de médicaments que je
prends chaque jour pour que mon ‘problème’ comme ils disent
ne se manifeste pas. Je lui ai répondu: ‘Oui’ (…)» [29].
La narration adopte la forme symbolique du voyage. En effet,
le réflexe de cet auteur, promis à une mort inéluctable est
de vouloir partir, voyager, comme pour embrasser une dernière
fois le monde ou pour fuir l’immobilité, symbole de mort:
«Je suis allé en Afrique pour trouver l’oubli et m’oublier
moi-même (…)» [30]. Le
parcours du héros-narrateur d’une ville à l’autre, d’une frontière
à une autre nous démontre combien son désir d’ailleurs reste
vivace. Se divertir, se détourner de son quotidien lui apparaît
comme une nécessité vitale. Le voyage, véritable leitmotiv,
l’a conduit à vouloir retrouver la trace d’un passé révolu
afin de se sentir exister. Mais c’est un passé achevé irréversible.
Ce qu’il a vécu est définitivement mort. Dans le récit de
ses voyages, la magie du cliché est cassée. Le narrateur-auteur
ne semble vouloir s’attarder que sur la genèse de sa maladie.
L’œuvre pourrait, sous cet angle, s’intitulée À la recherche
de la santé perdue, tant l’obsession de sa maladie le hante.
3 Les éléments biographiques ou le Jeu du «Je»
«Alternance du désir de mort (de la certitude) et du désir
de vie (le doute); l’un et l’autre sont dépendants de l’état
de souffrance (…)» [31]
«(Une des choses les plus mélancoliques dans le rapprochement
de la mort : la privation du lointain)» [32].
Bien que les notes issues du paratexte (titre, résumé, conclusion,
mots clés, référence, illustration) attestent que le texte
est un roman, il n’en demeure pas moins que l’œuvre recèle
des éléments biographiques tangibles.
Dans ce roman rédigé à la première personne, Hervé Guibert
mêle adroitement la fiction à des événements autobiographiques.
En effet, il est question de l’évocation du décès de sa grand-tante
Suzanne [33], de Muzil
[34] (Michel Foucauld),
de ses amis David [35]
et Jules [36], de la maladie
dont il souffre, à savoir le sida [37],
de ses amours de jeunesse homosexuelle [38],
de son métier d’écrivain: «Je me souviens de mes livres, c’est
la seule chose dont je me souviens précisément» [39].
Dans le récit, l’auteur demeure imprécis quant à l’identification
de sa maladie: «Je suis malade», dit-il, accentuant ainsi
le mystère et renforçant l’enquête. Son problème a commencé
en 1983 [40]. Or, c’est
en 1982 que l’on découvre le sida. De plus, les deux personnages
contracteront au Mali, à Ségou, une maladie sexuellement transmissible
qui est la blennorragie à germes chlamydiae: «Le pronostic
du Dr Yvrard était formel: il s’agissait d’une blennorragie
à germes chlamydiae, une souche spécialement rebelle qu’il
fallait traiter avec beaucoup de soin, sinon, on risquait
de se refiler toujours le germe, et il devenait résistant
au seul antibiotique capable de le dégommer pour l’instant,
le Protector» [41].
Le narrateur procède à l’étiologie de sa maladie en tentant
d’en déceler les origines. C’est pourquoi, il ne cesse d’évoquer
l’Afrique, pays qui semble être à l’origine de sa maladie.
Dans Le Protocole Compassionnel (1991) ou À l’Ami qui ne m’a
pas sauvé la vie, il rend d’ailleurs, l’Afrique responsable
de sa maladie. Notons que l’Afrique reste le continent où
la séroprévalence est la plus élevée au monde.
Il évoquera une crise survenue en Afrique: «J’ai disjoncté,
il n’y a pas d’autre mot car aucun médecin au monde n’a réussi
à élucider ce qui m’était arrivé, trois jours après mon retour
d’Afrique. Ça a commencé la nuit, dans une angoisse de plus
en plus irrépressible, j’ai réveillé Jayne pour lui en parler,
et je suis tombé dans une sorte de syncope. Je me suis retrouvé,
sans d’abord comprendre ce qui m’arrivait, dans un coma léger,
hospitalisé en urgence dans un service de réanimation de l’Hôpital
américain de Zurich, je ne pouvais pas ouvrir les yeux, je
n’avais plus le réflexe de la mastication ni de la déglutition,
de toute façon j’étais percé de tous côtés, par le nez, au
fond de la gorge et dans le ventre, de tuyaux qui m’alimentaient
artificiellement. J’avais des perfusions aux deux bras, et
des électrodes au bout de chaque terminaison nerveuse» [42].
À la suite de sa crise, les médecins lui feront un scanner
qui ne révèlera rien d’anormal: «Toujours les mêmes points
blancs sur les clichés en coupe de l’IRM, dans la matière
blanche du cerveau, ‘heureusement pour vous que ce n’est pas
la grise’, a dit le docteur avec finesse. Toujours ces points
blancs, indéchiffrables, ininterprétables, comme déjà il y
a six mois. Aucune évolution, aucune régression. Des points
de flou, peut-être mes zones d’amnésie» [43].
Il procédera, à nouveau, à des analyses du cerveau, plus approfondies,
dans un Institut Américain en pointe à Washington. L’IRM ne
décèlera que des lunules difficilement analysables. Est-ce
le début d’une infection opportuniste du type de l’encéphalopathie?
L’auteur tente de faire resurgir de sa mémoire ces événements
cruciaux qui se sont joués là-bas. Mais ce dernier éprouve
des troubles mnésiques qu’il tente de conjurer grâces aux
objets fétiches: « Mes céphalées avoisinent l’amnésie. Je
continue à faire rouler entre mes doigts, pour je ne sais
quelle prière, la pacotille du gri-gri, les pierres translucides
qui jettent des feux, ces débris d’os, ces tessons de faïence
élimés par les vagues, ces dents de lait (…)» [44].
L’auteur, en phase terminale au moment de l’écriture, semble
être dans cette fiction, aux prémices de la maladie du VIH.
En effet, ce retour en arrière a-t-il pour but de stopper
la progression de la maladie ou celui de l’annuler? Espoir
insensé formulé, en filigrane, par l’auteur de La Mort propagande
qui avoue que son voyage en Afrique fut vain voire inexistant:
«Rimb. ne m’a rien appris sur l’Afrique, sinon qu’on y va
pour s’abîmer, pour se perdre, pour s’effacer de la carte,
pour s’y griller, pour s’y ruiner, pour y être oublié, pour
s’y ennuyer d’un ennui mortel. Je regarde des photographies
de l’Afrique et je vois bien que l’Afrique n’existe pas (…)»
[45]. Et bien que cette
œuvre se soit ouverte sur l’image de la mort d’une femme,
l’espoir en l’espèce humaine perdure, malgré tout, et clôture
la fin de l’autofiction: «À mon retour du Mali, j’avais cru
comprendre que l’homme n’était rien ni personne. Et j’aurais
pu aussi bien dire qu’il était tout» [46].
À travers son périple « mental », le narrateur-auteur s’est
comme retrouvé et réconcilié avec lui-même.
Le sida, maladie souterraine, agit insidieusement à l’intérieur
de soi, à l’instar du cancer. Elle est quasi invisible mais
les ravages intérieurs et extérieurs deviennent rapidement
visibles et signent ainsi sa présence indubitable. La préoccupation
du malade est de rester aux yeux des autres «sain» (porteur
asymptomatique du virus). Il ne veut pas que les effets de
la maladie se manifestent sur son corps. Le malade se voit
déjà comme une «bombe potentielle», «un vecteur de contamination»,
pouvant transmettre le virus aux autres, d’où l’obsession
qui l’accapare. Il est à noter que les manifestations cliniques
du VIH n'apparaissent pas tout de suite. Après deux à quatre
semaines (le contact par voie sanguine ou sexuelle), l’individu
peut présenter des signes (sorte de grippe). Les spécialistes
l’appellent la primo-infection ou la primo-invasion. Le sujet
est dit porteur asymptomatique. Mais le séro-diagnostic est
positif. Cette période peut durer de un à dix ans.
C’est une maladie létale qui donne le temps à la mort de venir
et qui effraie les malades. Les signes généraux induits par
le VIH sont des fièvres prolongées, des amaigrissements, des
diarrhées chroniques pouvant conduire à un tableau de cachexie.
Les troubles physiologiques peuvent faire naître des troubles
neurologiques. Notons l'existence du syndrome démentiel spécifique
(S.D.S.) qui se caractérise par des troubles du comportement,
de la mémoire, de la concentration, des troubles de l’équilibre,
des sensations de faiblesse d’un membre inférieur, une gène
à l’écriture. L’auteur, en effet, ne cesse d’évoquer ses problèmes
d’amnésie et ses problèmes au bras: «Les mots sont de plus
en plus doubles (…). J’ai disjoncté cette nuit. Mes souvenirs
sont de la bouillasse et il n’est même pas sûr que je puisse
continuer à tenir ce stylo, le mien, convenablement, pour
continuer, pour me raccrocher à ça, au moins» [47].
Toute maladie grave se caractérise par une perte partielle
voire totale de la maîtrise de soi. Pour les cas les plus
graves, l’apparition d'infections opportunistes telle que
la candidose œsophagienne (due à un champignon que l’on nomme
candida albicans et qui se manifeste par une dysphagie, une
fièvre, un amaigrissement) ou la pneumonie à pneumocystis
carinii (toux, essoufflement à l’effort, fièvre prolongée
et accélération du rythme cardiaque) altèrent le tableau clinique
des malades [48].
Les premiers mois des malades sont difficiles à vivre. La
crainte de voir se dégrader son corps, les nouvelles thérapeutiques,
le vivre quotidien avec les autres, la vie matérielle, le
rapport à son métier, l’incapacité de continuer à être, génèrent
un repli voire le suicide. Un présent difficile à vivre et
semblant rendre prisonnier l’être des rets de la maladie et
d’un futur plus qu’improbable. D’où les nombreuses crises
psychiques qui attaquent le malade, et dans le cas présent,
le narrateur-auteur: «Le psychiatre a rédigé ainsi son rapport
(…): ‘Cher confrère, votre patient, Monsieur Guibert Hervé,
né le 14/12/55, a présenté dans la nuit du 23 au 24 un accès
d’angoisse aigu avec impression de mort imminente et qu’il
devait se protéger. Cet accès est survenu après un séjour
éprouvant en Afrique où il n’a pas dormi pendant plusieurs
nuits. Il semble que ce voyage soit en continuité avec un
deuil non fait d’une grand-tante à laquelle il était très
attaché et qui a donné son corps et sa maison à la science.
Ce qui a vraisemblablement accru la sensation de dépossession.
Avec un traitement anxiolytique classique à base de Tranxène,
le patient s’est rapidement récupéré» [49].
Dès lors, l’écriture du voyage peut être vécue comme un moyen
de briser le cercle que constitue la maladie. En hébreu, le
mot «(…)‘maladie’ se dit ‘mahala’, de la racine‘mahol’, ‘faire
une ronde’, ‘tracer un cercle’. Pour sortir de la maladie,
il faut sortir de l’enfermement, de l’image du cercle, briser
le cercle!» [50]. À travers
l’écriture, il pu mettre à profit son désir d’évasion en voyageant
«mentalement» à défaut de pouvoir le faire physiquement. Ainsi,
a-t-il eu l’illusion d’échapper à l’emprise du virus.
«Nous avons fait le test ensemble, nous n’avons pas le sida»
[51], énonce-t-il. Le narrateur-auteur
semble jouer avec le lecteur qui n’ignore pas que l’auteur
est sidéen en phase terminale. Le procédé qui consiste à nier
la maladie n’est pas nouveau puisque dès l’incipit de À l’ami
qui ne m’a pas sauvé la vie, l’auteur énonce qu’il sera le
premier, par un hasard miraculeux, à s’en sortir. Le tragique
s’exprime dans ce roman-espoir, roman-final où l’auteur tente
de se sauver des menaces qui pèsent sur lui. L’auteur désire
absolument écarté de son quotidien, de ses pensées, les souffrances
qu’engendrent le sida. D’ailleurs, dès la clôture du récit,
l’auteur met en scène la dimension dramatique de son entreprise:
«Est-il plus répugnant de tuer ou de se tuer? (…) Je réfléchis
au sens de ma vie, s’il y en a un» [52].
La peur de la mort comme le désir d’en finir sont évoqués
en filigrane. En effet, l’objet-pistolet apparaît comme une
protection, un objet de jouissance [53]
et un objet de mort. Il est à noter que l’auteur a fait une
tentative de suicide quelques semaines avant de mourir. En
effet, quand user d’analgésiques et d’antalgiques ne suffisent
plus, la tentation de mettre fin à ses jours est prévisible.
Évoquer l’objet dans ce roman, c’est exorciser la souffrance
en ayant la possibilité, à chaque moment, de mettre un terme
au supplice. C’est une manière de maîtriser sa vie. Car la
posture de l’immobilité est l’image préfigurant la mort, abscisse
et ordonnée de ses obsessions. En outre, la possibilité de
mettre la mort en scène, d’élaborer un mourir fictionnel permet
d’apprivoiser sa mort-à-venir: «Quand j’en aurai le courage
[dit-il à la fin du roman], je me tirerai une balle dans la
tête» [54].
De plus, le narrateur-auteur a manifesté un intérêt particulier
aux rites mortuaires. Ces questions lui ont permis de donner
un sens à l’insensé. La symbolique présente dans les rites,
en effet, permet de conjurer nos peurs face à la mort en célébrant
la vie. Tout culte des morts est un moyen de signifier que
la mort n’est pas pure altérité et que le lien avec le défunt
n’est pas coupé: «La parole du psychiatre ‘il semblerait que
vous soyez allé en Afrique pour réaliser un deuil’ me rappela
qu’à plusieurs reprises je m’étais enquis de la façon dont
on y enterrait les morts: en les roulant dans les mêmes nattes
en paille sur lesquelles on faisait la sieste, en les cousant
dans ces cercueils de fortune qu’ils glissaient ensuite dans
des grottes creusées dans la falaise, cela au moins pour les
Peuls et les Touaregs» [55].
L’écriture permet d’abolir le silence qui chaque jour emmure
le malade dans sa maladie. Le texte est le lieu où s’élabore,
se forge une image de soi effritée par la maladie. Le récit
apparait ainsi comme le cadre de réorganisation d’une existence
morcelée par la maladie incurable et mortelle. L’écriture
est prétexte et l’argument à cette recherche de revalorisation
de cette image déclinante. En effet, l’expression du désir
d’être un autre est exprimée à la fin du roman: «Je suis un
être double, écrivain parfois, rien d’autre les autres fois,
je voudrais être un être triple, quadruple, un danseur, un
gangster, un funambule, un peintre, un skieur, j’aimerais
faire du delta-plane et me jeter dans le vide, foncer comme
un bolide sur des pistes dont la neige serait de l’héroïne.
J’ai fait de moi la victime d’un mécanisme de schizophrénie
que j’ai moi-même installé en me dédoublant en deux personnages,
avec deux adresses différentes, une vraie qui est un prétendu
bureau et une fictive d’où l’on me fait suivre mon courrier
(…)» [56]. Le désir de
renaissance est palpable. Son identité lui pose des problèmes.
Il a des comptes à régler et c’est dans cet ultime roman qu’il
ébauche son désir d’être un autre homme. Les évocations autobiographiques
présentes dans le texte permettent à l’auteur d’élaborer son
propre roman familial. D’ailleurs on pourrait intituler cette
œuvre: «Du roman familial au roman des origines du Mal». Fabriquer,
travestir le réel pour ne pas sombrer dans la réalité effective
est son vœu. Ainsi, le roman familial s'écrit dans la logique
de cette autofiction. L’auteur nous dépeint une famille fortunée
mais névrosée, un père prodigue qui apparaissent aux antipodes
de son propre univers d’enfance. En effet, peindre de tels
tableaux lui a été préférable à l’énonciation du véritable
caractère de ses parents. L’auteur ne nous a jamais caché
combien ses parents étaient très économes pour ne pas dire
pingres. C’est dans son œuvre Mes parents qu’il leur peint,
d’ailleurs, des éloges peu flatteurs.
Quelles hypothèses pouvons-nous émettre quant aux visées que
propose l’auteur dans cet "autobio-roman"? Le malade se voit
comme un être double et veut reconquérir son autre, qui s’est
séparé de lui. Il ambitionne de se réparer psychologiquement
et physiquement par l’œuvre afin de tenter de maîtriser son
corps qui lui échappe et qui devient, par là-même inquiétant.
Mais à défaut de transformer le corps, l’œuvre en devient
le substitue. Ainsi la vue remplace l’intervention comme la
lecture et l’écriture permettent d’opérer des transferts.
C’est pourquoi, le fait de jouer, par l’écriture, un nouveau
personnage peut lui offrir l’illusoire sentiment de sa «conservation».
Le romanesque prend le dessus dans les moments de crise. En
effet, des œuvres fictionnelles comme L’homme au chapeau rouge
ou L’Incognito mettent en scène un narrateur qui n’a de cesse
de vouloir fuir sa situation de malade en créant des personnages
impliqués dans des intrigues romanesque. Cependant, l’auteur
n’est pas dupe de cette illusion, paravent qu’est l’œuvre,
face à la mort.
L’auteur semble retrouver existence dans ces lignes qu’il
trace comme un chemin vers un meilleur vivre. Mais le tragique
de la situation reste visible malgré les efforts de l’auteur
à s’imaginer vivre dans une autre dimension. Il n’est pas
parvenu à extraire de sa fiction des éléments de sa vie. La
maladie et son cortège de douleurs se sont imposés dans la
fiction, transformant l’œuvre romanesque en autofiction.
Conclusion
«C’est la mort qui me pousse (ce serait là la fin du livre)»
[57]
«(Un des rôles de la littérature est l’apprentissage de la
mort)» [58]
L’œuvre subsume, traverse et abolit toutes distinctions de
genre. L’écriture est vécue comme le mode de réalisation d’un
désir d’être autre que ce que l’état de malade (la maladie
vue comme une énigme étouffante) [59]
propose. Une conscience souffrante se lit à travers le récit
désarticulé d’un écrivain promis à une mort prochaine. À travers
ce récit de l’hallucination, l’auteur est parvenu à se réconcilier
avec ce corps qu’il ne maîtrise plus dans sa réalité quotidienne.
En effet, il a réussi à dépasser cette aporie entre le corps
malade et le corps sain en intégrant la thématique de la maladie
dans sa fiction. Cependant, il a mystifié sa réalité en se
vêtant des habits de l’homme qui souffre de maux curables
et non mortels. Dès lors, la fiction a réparé psychologiquement
l’esprit d’un homme dont le corps reste défait par la maladie.
Par cette œuvre, l’auteur a fait sienne la citation d’Albert
Thibaudet qui affirme que «le roman est l’autobiographie du
possible».
Le Paradis apparaît comme le roman de la fin et une ultime
tentative de reconstruire sa vie en remontant le cours du
temps. En effet, le corps, vu comme langage premier, ne supporte
pas d’être dévalué de sa valeur de «fantasmes» dans l’œil
de l’autre. Le corps est soumis aux censures sociales d’où
l’importance vitale de la perception que l’on renvoie à l’autre.
Par ailleurs, l’apparence que l’on renvoie chez l’autre, nous
gouverne. On nous juge par notre corps. D’où la volonté de
changer le regard des autres sur soi par un travail d’écriture.
L’auteur a l’espoir de transformer le «je» souffrant en un
«je» triomphant à l’instar de Guy Hocquenghem qui dans son
œuvre fictionnelle, Ève, transforme sa situation d’homme malade
en phase terminale en homme sain. À travers le récit nous
disons ce que nous sommes comme l’écrivait Paul Ricœur. Mais
aussi ce que nous souhaiterions être.
«La vie a une fin, mais jamais le chemin» [60].
En effet, l’essence de l’être s’inscrit dans le mouvement.
Mouvement qui lui permet de construire une identité qui n’est
jamais statique puisque qu’elle est fondée sur la dialectique
de la mêmeté et de l’ipséité, de l’aspect stable et de l’aspect
dynamique. Le voyage, signe de l’horizontalité, permet de
s’arracher de sa condition, de ne pas s’enfermer dans une
identité figée, de conserver la dynamique du mouvement. L’illusion
a permis à l’auteur de réaliser ces voyages «mentaux». C’est,
en outre, la force du désir de vie qui l’a fait durer.
Notes
1] Hervé Guibert, Le Paradis,
Éditions Gallimard, 1992, 140 pages.
2] Citation de Walt Whitman,
citée à la page 180 par Hervé Guibert dans Le Mausolée des
amants, Journal 1976-1991. Éditions Gallimard, 2001, 560 pages.
3] Ibid., p.412.
4] In Le Mausolée des amants,
Journal 1976-1991. Hervé Guibert, p. 160. Editions Gallimard,
2001, 560 pages.
5] Ibid., p.556.
6] In Le Mausolée des amants,
Journal 1976-1991. Hervé Guibert, p. 550. Editions Gallimard,
2001, 560 pages.
7] «Nous nous sommes connus
à Genève, sur la terrasse panoramique du building de trente
étages de la Stequel and Hirschfeld Incorporated, où l’ancien
associé de mon père donnait un cocktail». In Le Paradis, p.26.
8] Ibid., p.26.
9] Ibid., p.31.
10] Notons que dans la première
ébauche du roman, il avait pensé à une figure masculine et
homosexuelle, de surcroît: «(Martinique avec Vincent. Un début
de récit? Vincent éventré, l’abruti, sur la barrière de corail
au large des Salines, je me retrouvai seul au bout du monde,
avec une voiture de location que je ne savais pas conduire,
les mains vides mais les poches bourrées de liasses de cinq
cents, mon grand chapeau de paille sur la tête, dans ce pays
dont j’ignorais la langue, ayant longtemps attendu sur le
sable qu’un rouleau me rapporte le corps de Vincent pour constater
que sa chair ouverte était d’une semblable consistance à celle
des thons et des dorades corifères que nous avions examinés
ensemble quelques heures plus tôt au marché de Vauclin, ce
débile léger qui avait failli me tuer en roulant à tombeau
ouvert sur ces routes défoncées, accroupi sous les cocotiers
qui pouvaient très bien m’assommer avec une de leurs noix,
sous les mancenilliers qui ruisselaient d’une sève acide qui
trouait la peau, parmi les singes moqueurs, les colibris rapides
aux ailes transparentes et à la gorge verte irisée ; dans
ce pays hostile où le jour tombait brutalement à cinq heures,
après avoir faufilé une main dans la plaie du ventre, j’allai
louer un bungalow à l’hôtel Sunny, je branchait le ventilateur
et restai là étendu sur le lit, les bras en croix, les yeux
ouverts fixant interminablement les pales de plastique blanc
du ventilateur, sans penser à rien. J’avais repris sur la
plage les affaires de Vincent, les clefs de la voiture de
location et de l’appartement, le maigre argent que je lui
filais avec un élastique, la dernière chemise, le dernier
caleçon qu’il avait porté avant de mourir, tout cela inodore.
Il me faudrait lui avouer un jour ou l’autre que j’avais espéré
la mort de Vincent quand j’avais vu partir ce crétin, malgré
mes recommandations, en direction des rouleaux énormes qui
signalaient au large la barrière de corail. Vincent avait
déjà failli me faire noyer la veille, au sud de Saint-Pierre,
dans le troisième rouleau qui avait été plus fort que les
deux précédents et m’avait déséquilibré, fait boire la tasse,
tomber dans une dénivellation où j’étais chaque fois aspiré,
et où je n’avais plus pied, et plus la force musculaire de
lutter, après un temps d’hésitation Vincent m’avait tendu
la main pour me sortir de là, et moi je tendais la main pour
la glisser à l’intérieur de son ventre chaud et glacé)». pp.
547 à 549 In Hervé Guibert, Le Mausolée des amants, Journal
1976-1991. Éditions Gallimard, 2001, 560 p.
11] In Le Paradis, p.11.
12] Ibid., pp.61-62.
13] Ibid., p.34.
14] «Le corps est perçu
comme monnaie vivante, objet de troc ou vecteur fantasmatique»,
In La Monnaie vivante de Pierre Klossowski.
15] In Le Paradis, p.15.
16] In Le Paradis, p.130.
17] In Le Mausolée des amants,
Journal 1976-1991. Hervé Guibert, p. 185. Editions Gallimard,
2001, 560 p.
18] Ibid., p.182.
19] L’héroïne Jayne Heinz
adore regarder le dessin animé qui a pour titre le nom d’une
famille américaine: Les Simpson: «Jayne a une passion, comme
un reliquat d’enfance, pour les Simpson, cette famille d’affreux
jojos qui passe à la télé en dessin animé. Nous avions un
petit poste couleurs imbriqué dans le tableau de bord de la
Mercedes, uniquement pour regarder les Simpson». In Le Paradis,
p.21.
20] Se conférer aux pages
11 et 12 de l’œuvre.
21] Tuché désigne en Grec,
la fatalité, le sort, le destin (positif ou négatif).
22] In Le Paradis, p.58.
23] Ibid., p.12.
24] Ibid., p.17.
25] Ibid., p.33.
26] Le mot Paradis vient
du grec «paradeisos», issu du vieux persan «paridaiza» qui
signifie un jardin clos, protégé par des murs contre les vents
brûlants et desséchants du désert.
27] In Le Paradis, p.24.
28] Ibid., p.22.
29] Ibid., p. 57.
30] Ibid., p. 114.
31] In Le Mausolée des amants,
Journal 1976-1991. Hervé Guibert, p.183. Editions Gallimard,
2001, 560 p.
32] Ibid., p.448.
33] In Le Paradis: se conférer
aux pages 109 à 113, 121, 122.
34] In Le Paradis: se conférer
à la page 121.
35] Ibid., p.123.
36] Ibid., p.127.
37] Notons que la maladie
est évoquée à quatre reprises dans le roman: p.89, p.121 et
p.130 (deux fois).
38] «(…) Je n’ai jamais
fait allusion devant Jayne à mes amours de jeunesse. J’ai
l’impression d’avoir déjà vécu des dizaines de vies dans ma
petite vie». In Le Paradis, p.73.
39] In Le Paradis, p.115.
40] 1985: Premier essai
thérapeutique de l’AZT aux USA. Testé dès 1984 en laboratoire.
41] Étant enceinte, Jayne
devra, sur les conseils du docteur Christian Yvrard, avorter
car les substances présentes dans les médicaments risqueraient
d’atteindre la couche fœtale et donc de déformer le bébé:
cf. pp.102-103.
42] Ibid., pp.60-61.
43] Ibid., p.132.
44] Ibid., p.136.
45] In Le Paradis, p.140.
46] Ibid., p.141.
47] Ibid., p.115.
48] «L’apparition d’une
infection opportuniste fait passer le sujet séropositif à
l’état de sidéen»: p.48. In La séropositivité au quotidien,
ouvrage de Jill-Patrice et Brigitte Reboulot, éd. Santé Odile
Jacob 1991, 190 pages.
49] In Le Paradis, p.122.
50] In «Bibliothérapie,
Lire, c’est guérir», p.78, Marc-Alain Ouaknin, éditions du
Seuil, 1994.
51] In Le Paradis, p.130.
52] Ibid., p.140.
53] «Une fois elle m’a demandé
de la branler avec le pistolet avant de la baiser, j’avais
hâte de la pénétrer, et ce jeu m’angoissait, j’avais peur
que la balle ne parte seule, j’ai rechigné, mais elle m’a
supplié, elle disait qu’elle en avait trop envie. Je lui ai
caressé le ventre avec l’arme, j’hésitais encore, et puis
avec le bout j’ai massé la fente, passant entre les lèvres,
pour essayer de l’agrandir et de rentrer dedans, elle se dilatait
et absorbait lentement le métal comme si elle voulait le digérer
dans ses sucs». Ibid., p.18.
54] Ibid., p.140.
55] Ibid., p.123.
56] In Le Paradis, p.117.
57] In Le Mausolée des amants,
Journal 1976-1991. Hervé Guibert, p.52. Editions Gallimard,
2001, 560 pages.
58] Ibid., p.559.
59] Le substantif sphinx
en Grec signifie étouffement.
60] Dicton turc.
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