Écritures de soi en souffrance
Orazio Maria Valastro (sous la direction de)
M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010
LES FEMMES ET LE POUVOIR PAR L’ÉCRITURE DANS TROIS ROMANS DE RACHID BOUDJEDRA (La Répudiation, Le Démantèlement et La Pluie)
Yassin Karim Ben Khamsa
olfa_mbk@yahoo.fr
Enseignant chercheur à L’Institut
Supérieur des Sciences Humaines de Tunis (Tunis El Manar)
en Tunisie; Spécialiste du XVIIIème siècle, en particulier
Voltaire; Titulaire d’une Thèse de Doctorat intitulée: Figures
du fanatisme dans l’œuvre de Voltaire (1761-1765), soutenue
le 16 octobre 2006 à l’Ecole Normale Supérieure de Paris.
L’archétype de la
femme écrivain s’inscrit dans le projet boudjedrien de reconquérir
le pouvoir par une écriture profondément humaine et féminine.
Ainsi, la mystique du corps de la femme vient s’inscrire dans
une entreprise de déstructuration de mythes dépassés aux valeurs
morales rétrogrades. Cette même mystique renoue avec une tradition
qui valorise la femme en tant que sujet séducteur et détenteur
du verbe poétique et actualise son rôle dans l’histoire et
le devenir de son peuple.
Boudjedra a donné au corps une dimension qui lui a manqué
jusque-là dans les textes algériens. Par ce biais, il a pu
réintroduire la femme algérienne, la femme arabe comme un
élément subversif dans la société parce qu’un élément méprisé,
bafoué, rejeté, en même temps qu’il est le lieu même de la
fascination. L’œuvre de Boudjedra s’inscrit consciemment contre
le discours dominant caractérisant, non seulement la société
algérienne, mais aussi le monde arabo-musulman dans son ensemble,
dans son entreprise d’oppression de la femme. Dans cette mesure,
la femme s’oppose simultanément au discours politique du pouvoir
officiel et aux valeurs rétrogrades de la société.
Nous retrouvons également dans la littérature arabe et maghrébine
un certain nombre de femmes écrivains telles que Assia Djebar,
Nina Bouraoui, Ahlem Mosteghanemi etc., qui ont excellé dans
l’expression de leur différence non seulement dans la dénonciation
de la situation de la femme mais aussi dans la manière d’imposer
la vision érotique de la femme par rapport à l’homme de sorte
qu’elles ont introduit une certaine forme d’écriture féminine
spécifique tout à fait contemporaine, anticonformiste et subversive.
L’œuvre de Boudjedra écrit la longue marche de l’acquisition
du signe par les femmes. Dans un univers où le livre et l’écrit
sont une valeur fondatrice la disputant aux hommes, les femmes
s’emparent de l’écriture et affirment leur liberté. Elles
s’affirment d’abord, par la valorisation sur le plan narratif,
ensuite et surtout, au moment où elles prennent elles-mêmes
le texte en charge par l’accès à la parole et au signe entrant
de la sorte dans leur propre histoire.
Notre analyse sera consacrée au personnage féminin comme porteur
de renouveau dans le processus narratif boudjedrien puisque
la femme, de personnage secondaire devient progressivement
personnage central du récit et par la suite, actant principal
du discours romanesque: par la voie de deux femmes incarnées
par Selma dans Le Démantèlement, et le médecin gynécologue
dans La Pluie. Ces deux personnages féminins, par le dynamisme
de leurs paroles, reflètent les pulsions de leur inconscient
et dévoilent les tabous qui entravent leurs libertés.
A travers une intensité de sentiments et la vitalité de l’écriture
qui s’exprime dans un langage de l’abject, empreint d’autodérision
et de lucidité, ces femmes éprouvent une angoisse existentielle
à l’idée de se peindre, de se dire et de s’écrire. Ainsi,
la dénonciation de ces personnages boudjedriens vise la léthargie
de la société algérienne qui se cantonne dans des principes
rétrogrades qui enfreignent son évolution et sa modernité.
Notre travail consistera dans le questionnement du projet
idéologique fondamental de Rachid Boudjedra, par rapport à
la question de la condition des femmes dans le champ socioculturel
de l’Algérie contemporaine, à travers une analyse enrichissante
qui réconcilie les approches du discours et les approches
thématiques, particulièrement à travers Le Démantèlement et
La Pluie.
Cette étude comportera une réflexion portant sur l’évolution
et l’importance grandissante de l’instance narrative féminine
chez Rachid Boudjedra dans une démarche comparative dans trois
de ses romans (La Répudiation, Le Démantèlement, et La Pluie)
où la femme en tant que personnage et narratrice est omniprésente
et occupe une place prépondérante.
1. Une nouvelle instance narrative féminine
Le texte boudjedrien fonctionne comme une recherche archéologique
à partir d’analyses, de comparaisons et d’interprétations
nouvelles du passé collectif mais procède également d’une
démarche qui pousse l’écrivain à donner la parole aux femmes
se faisant ainsi leur écho. Cette entreprise multiforme, si
elle prend des aspects différents, procède d’un même souci
de compréhension et de dévoilement dans l’acte d’écriture.
Cependant, le changement notable dans le discours boudjedrien
réside dans la mise en scène et la prise de parole des personnages
féminins. L’affirmation de la parole féminine se fait par
un renversement de l’image de la femme et par une critique
du discours, de la représentation et de la sexualité masculines
qui donnent lieu à une féminisation de l’écriture boudjedrienne
comme l’a nommé Hafid Gafaïti et dont l’expression la plus
explicite a été l’écriture de La Pluie.
Si dans les premiers romans boudjedriens, tels que La Répudiation,
La Macération et L’Insolation, les femmes apparaissent comme
essentiellement dominées dans la société patriarcale et dévalorisées
dans la narration, exprimant un discours critique de cette
même société, communiquant l’idée inhérente de la contestation
faite aux femmes et ce à travers les voix des narrateurs et
non des personnages féminins eux-mêmes, les œuvres ultérieures,
illustrent un renversement presque total de cette représentation.
Ces productions plus récentes apparaissent comme des textes
où la condition féminine est non seulement défendue mais également
écrite dans un sens où les femmes acquièrent une dimension
fondamentale, marquant de manière significative la production
boudjedrienne. De la sorte, à l’ambivalence de La Répudiation
succède la clarté du Démantèlement ainsi que la force et la
vision conséquente de La Pluie, permettant la production d’un
personnage féminin nouveau. La narratrice dans ce dernier
roman maudit sa féminité; il y a chez elle une protestation
sociale et politique ainsi qu’une révolte ontologique contre
le biologique dans lequel la femme se trouverait prisonnière,
saignée et maudite.
L’horreur du féminin dont la femme serait censée faire elle-même
l’expérience relève d’un certain cheminement psychologique
et intellectuel. Cette horreur correspond à une horreur du
masculin. De la sorte, Boudjedra veut écrire une histoire
humaine, «charnelle», et c’est pour cette raison qu’il refuse
l’acception du corps humain comme corps «sécrétionnel, et
sexué». Dans La Pluie, il s’agit pour la femme de se concevoir
autre, en dépassant l’horreur, la culpabilité et le scandale
inhérent à la textualisation de la sexualité. L’écriture est
la seule catharsis qui produit et purifie en même temps de
l’abject par les menstrues et les pleurs de la narratrice.
Curieusement, la femme et l’écriture sont intimement liées
dans un projet commun pour l’intégrité de la personne. Ne
sont-elles pas toutes deux par rapport aux idéologies majoritaires
et dans le contexte musulman des œuvres de Boudjedra «une
mise en question ou un véritable scandale» [1],
dans la mesure où elles veulent dire l’une et l’autre ce que
les institutions en place, soutenues par les hommes, s’emploient
efficacement à taire?
De la même manière que la femme qui conquiert sans cesse le
droit à la parole, le romancier algérien défend une parole
critique envisagée comme force de progrès et tout simplement
de survie. Le personnage féminin et l’écriture ont donc le
même rôle déstabilisateur, de lutte contre l’oppression et
contre les croyances venimeuses.
Si le narrateur homme est confronté à ses propos, la femme
comme narratrice fait face en plus de cela à la transgression
fondamentale que représente le seul fait d’écrire, de prendre
la parole. Pour elle, écrire, c’est le faire contre quelque
chose, contre les autres, contre l’homme en particulier, arrachant
de la sorte les mots à la règle sociale.
La femme est coupable du seul fait de s’exprimer. Néanmoins,
l’écriture s’impose pour elle non seulement comme pratique
intellectuelle mais aussi comme découverte du monde, d’une
vie autre, une sorte de voie royale pour elle, allant à la
rencontre de son destin vers un monde refusé et presque insoupçonné.
C’est donc par l’écriture que la femme entre dans l’Histoire
et par elle qu’elle se fonde comme sujet. Cette écriture est
la jonction entre l’individuel et le collectif que la femme
investira pour être l’interprète de son histoire et de celles
de toutes les femmes. Cette double réalité articule la difficulté
à laquelle se trouve confrontée la femme narratrice qui décide
de raconter sa vie. L’écriture investie par la femme apparaît
comme une rupture avec les normes mais également comme un
instrument lui permettant de renouer avec le passé afin de
renouveler sa filiation avec les autres femmes, tels que sa
mère, et leur donner voix.
C’est une affirmation de soi et un combat sourd et secret
mais réel et décisif pour la femme, allant à la rencontre
de son propre destin. Dans ce sens, l’écriture est l’espace
de la violence qui renvoie à la violence de l’Histoire et
qui se traduit par une usurpation et une possession des signes.
Cette perspective de lecture que véhiculent les romans boudjedriens
est articulée autour du deuil de la mère et forme la révolte
des personnages féminins bien que basée sur une relation binaire
d’amour et de haine à l’encontre des valeurs patriarcales
de tradition féodale qui se heurtent aux valeurs humaines
dont la mère est porteuse. Cet aspect fondamental se retrouve
dans toute l’œuvre de Boudjedra. Le refus de l’aliénation
des femmes par une prise de position contestataire de la domination
de l’individu est une constante de la production boudjedrienne
de plus en plus élaborée conceptuellement et esthétiquement,
appelant les femmes à la prise en charge de leur discours
en tant que sujets de l’Histoire et de l’écriture.
La genèse de ce nouveau type de personnage féminin, en tant
que manifestation significative de la transformation du texte
et du discours, a été inaugurée par Messaouda dans Les 1001
Années de la nostalgie, roman dont la qualité carnavalesque,
mythique et utopique projette un personnage positif et truculent
qui met en scène l’histoire refoulée des femmes dans la civilisation
arabe moderne.
Ce texte, comme entreprise littéraire et idéologique, est
une lecture parodique des pouvoirs arabes et une exploration
de l’identité arabo-islamique au centre de laquelle la femme
occupe une place primordiale. Le personnage de Messaouda exprime
la révolte de la femme qui vit la violence comme une atteinte
à son être, qui prend conscience de la domination dont elle
est l’objet et de son arbitraire. Ceci va permettre l’important
passage de la soumission à la nomination et de la nomination
à la révolte.
Le pouvoir de nommer devient un acte opérant la transcendance
du singulier à l’universel. Messaouda ne se conçoit plus seulement
comme un être particulier, elle associe son destin à celui
des femmes. Elle met ainsi le doigt sur le noyau de l’oppression.
L’introduction de Messaouda, personnage féminin positif et
valorisé dans la production boudjedrienne, préfigure l’avènement
de Selma, l’héroïne du Démantèlement ainsi que la narratrice
de La Pluie, emblèmes de la nouvelle femme arabe en tant qu’articulation
décisive de l’évolution de la vision et de la production de
Boudjedra d’une part et comme personnages transformant la
représentation féminine dans le champ littéraire maghrébin
d’autre part. Selma devient une voleuse de langue et la narratrice
de La Pluie opère ce que l’on pourrait appeler une prise d’écriture.
L’œuvre de Boudjedra est une affirmation de la voix des femmes
par l’importance de cette thématique et des personnages féminins
dans le déploiement romanesque, mais également, de la parole
féminine comme mode d’énonciation: «La femme devient porteuse
d’une violence subversive qui s’exprime ouvertement comme
dans Le Démantèlement ou sur le mode d’une résistance ferme
comme dans La Pluie.» [2]
A travers la critique sociale, s’esquisse une évolution de
l’image féminine; victime et soumise dans les premiers romans,
la femme possède les moyens de sa propre défense dans Les
1001 Années de la nostalgie. Selma dans Le Démantèlement incarne
une jeune femme moderne qui s’est affranchie de tous les tabous,
pesant sur les jeunes femmes de sa génération.
2. Une vision rétrograde de la femme
Ce qui caractérise La Répudiation, c’est la présentation purement
masculine des personnages féminins. C’est dire également qu’il
n’y a pas d’expression directe de ces mêmes personnages au
sein du discours de ce récit. Les personnages masculins et
féminins ne sont ni définis par eux-mêmes ni les uns par rapports
aux autres. Nous en avons une vision et une perspective univoques
qui sont prises en charge par une parole masculine seulement,
que ce soient les personnages masculins dans ce roman ou le
narrateur du récit.
Les personnages féminins sont particulièrement vus à travers
leurs corps. Ils ne sont jamais présentés en tant qu’entités,
ils n’existent qu’en tant que mère, maîtresse, sœur, cousine,
objet sexuel ou organe reproducteur. Que cette situation soit
due à leur statut dans la société patriarcale n’est qu’une
partie de l’explication.
A titre d’exemple, dans La Répudiation, même Céline, l’amante
française du personnage-narrateur, la seule femme à avoir
une activité sociale valorisée, une certaine autonomie par
le travail et une liberté de mouvement et d’expression, ne
fait pas exception par rapport aux autres femmes dans ce roman.
Certes, elle n’est jamais décrite dans son cadre personnel,
elle n’est appréhendée en tant que personnage que par rapport
à Rachid son amant; de ce fait, elle n’existe que comme amante
et confidente. Par contre les autres personnages féminins
de ce même roman apparaissent effacés dans la société patriarcale
et dévalorisés dans le processus de la narration. En effet,
ce récit se fait à travers une parole, un corps et un regard
masculins. Le discours général de ce roman met en exergue
la domination des hommes dans cette communauté féodale. Les
femmes sont confinées dans les tâches domestiques, ce qui
ne leur permet pas de réaliser leur autonomie et de ce fait,
elles restent dépendantes des hommes de leur entourage.
Ce roman exprime la dénonciation de la domination et de l’aliénation
des femmes dans la société patriarcale. Cette domination transparaît
à plusieurs niveaux simultanément. Nous la percevons dans
la présentation de la dépendance économique et les autres
dimensions qui lui sont associées telles que la place des
femmes dans la société, l’espace dans lequel elles évoluent,
l’éducation des filles, la situation dans le mariage et la
quasi inexistence d’une vie sexuelle. Dans ce sens, les femmes
sont élevées dans l’esprit de l’omnipotence de l’homme et
de la soumission à ses désirs. L’accent est mis sur l’idée
que la femme n’est jamais adulte et que sa dépendance est
liée au fait que la culture lui est fermée par sa situation
objective ainsi que par l’idéologie religieuse et la morale
traditionnelle qui lui est imposée. Même si certaines mentalités
et certaines pratiques changent, il est à noter qu’elles ne
remettent pas fondamentalement en question l’attitude et les
visées de la majorité des hommes qui restent constants et
unis afin de perpétuer la domination et l’oppression des femmes.
De cette manière, le mariage est considéré comme la continuation
et l’approfondissement de l’asservissement qui préexiste dans
le giron familial. Cette institution qu’est le mariage est
un arrangement établi par les parents pour des raisons financières.
Par voie de conséquence, il n’implique aucune réciprocité
et constitue avant tout un acte social qui délimite la fonction
de la femme à un objet sexuel et un agent reproducteur. A
ce propos la sexualité se présente pour elle comme un devoir,
un mal nécessaire. C’est une expérience dont la femme est
ontologiquement exclue, sauf si elle est liée à la violence
ou à l’indifférence. De plus, le fait que la femme puisse
être répudiée sans aucune forme de procès, exprime avec éloquence
l’insécurité totale et l’arbitraire auxquels elle est soumise,
dans un monde fait principalement pour l’homme: «Elles rentraient
dans leurs alcôves, où on n’allait pas tarder à les assassiner
à petits coups d’indifférence.» [3]
La mère dans ce même roman devient la victime des érotomanies
du père et subit avec une douloureuse passivité la répudiation
comme un mal qui rentre dans les habitudes perverses d’une
communauté ancrée dans des lois féodales. De même que dans
La Pluie, l’écrivain présente la mère de la narratrice comme
une femme opprimée, c’est une victime qui doit payer son tribut
en signe de soumission aux arrêts sociaux.
Les femmes dans La Répudiation restent ainsi sous l’emprise
du patriarche et riche commerçant qui les isole du monde extérieur
dans sa maison-prison. De cette manière, la conscience de
la femme est articulée autour de l’omnipotence de l’homme
et de la complète soumission à ses désirs, partant du fait
qu’elle n’est jamais adulte et que sa soi-disant immaturité
la prive de l’accès à la culture de par sa nature biologique
de sujet procréateur. L’auteur algérien dénonce la dichotomie
qui caractérise le statut de la femme algérienne, d’abord
en tant que corps reproducteur, ensuite comme objet de plaisir.
Dans ce sens, toute vie sexuelle équilibrée lui est déniée.
Seul l’époux jouit, la femme ne peut refuser de donner son
corps, que d’ailleurs, elle ne possède malheureusement pas.
Ce statut peu enviable est favorisé par l’idéologie religieuse
et les institutions sociales telles que la famille et le mariage.
Si au début du roman la mère est perçue comme la voix qui
à la fois dénonce le père et la répression des femmes; par
la suite, elle est décrite sous les traits d’une personne
faible, irresponsable et soumise. La mère assume ainsi des
connotations dramatiques tout à fait élégiaques, et le père
quant à lui se présente comme une figure redoutable et méchante.
La nouvelle de sa répudiation tombe comme un couperet. Le
narrateur pénètre dans l’âme et le corps meurtris de sa mère:
«Aucune révolte! Aucune soumission. Aucun droit. Aucune ivresse.
Aucune réflexion.» [4]
Le remariage du père est vécu par la mère comme un supplice,
d’autant plus qu’elle est reléguée aux cuisines telle une
servante. Mais que peut une femme? Sinon réintégrer les rangs,
se taire et souffrir en silence. Dans ce sens, les femmes
sont caractérisées par leur passivité dans un monde dominé
par l’homme, paraissant irréelles comme des personnages sans
consistance et sans expression, des ombres sans voix, ayant
pour seul monde l’univers des femmes entre elles et leurs
non-dits.
Caractéristique encore plus frappante, la mère et toutes les
femmes dans ce roman sont vues et jugées à travers leur corps
dans une dimension dépréciative et dégradante, à la limite
du pathologique surtout au niveau de la sexualité. Cette sexualité
féminine est tout à la fois convoitée, crainte et rejetée
par l’homme. Celui-ci se retrouve fragile et démuni face à
sa force obscure et intarissable. Dès lors, le corps de la
femme est associé au péché et à la mort inspirant mépris et
rejet. Dans ce même ordre d’idées, la métaphore du sang à
partir de laquelle Boudjedra élabore son écriture ne constitue
en fait que la trace visible de l’intensité des images pulsionnelles.
En effet, la métaphore du sang féminin qui envahit l’univers
scripturaire boudjedrien permet à l’auteur de refouler la
dualité de la figure maternelle.
A travers les toutes premières expériences des personnages
masculins de La Répudiation, les femmes sont perçues dans
leurs formes rondes et par les odeurs qu’elles exhalent. Ainsi,
la perception de l’odeur du lait est récurrente chez le narrateur
enfant et si elle est attribuée à sa naïveté et sa peur, face
au mystère de l’Autre, cette attitude se retrouve chez le
narrateur adulte de façon dominante et révèle une vision qui
frôle le pathologique: «… mais la chaude mamelle minable me
rappela, avec son téton dur et bleuâtre, le pis des chèvres
qu’il m’était arrivé de voir traire dans les fermes de mon
père.» [5]
De plus, le corps de la femme est considéré comme repoussant
et il cause une réaction morbide qui résulte en un rejet et
une accusation de la sexualité. En effet, le sexe féminin
est synonyme d’obscurité, de laideur, de crainte et de répulsion
pour le narrateur. De la sorte, l’entité sexuelle de la femme
est tout à la fois convoitée, crainte, recherchée et honnie.
C’est une source obscure et intarissable qui attire l’homme
pour l’engloutir et le perdre et dont il faut se prémunir
à cause de l’insécurité, de la haine et de la violence qu’elle
suscite.
L’autre élément qui est rattaché à cette identité sexuelle
se trouve être le sang qui marque la fragilité et la faiblesse
de la sexualité féminine et qui révèle l’obsession maladive
et morbide du narrateur à l’égard du sang menstruel, illustrant
son caractère névrotique, piégé depuis l’enfance par le mystère
et la violence de l’univers intime des femmes. Cet univers
est appréhendé par la compassion pour les femmes, considérées
comme des individus fragiles, démunis et atteints d’un mal
incurable et qu’il faut assister et protéger. Sauf que cette
attitude est vite rattrapée par l’angoisse du narrateur-personnage
qui amorce une séparation avec le monde des femmes synonyme
de mort et dont il faut éviter la fréquentation de peur d’une
quelconque contamination. Les femmes sont ainsi prises pour
responsables de leur nature faible et pécheresse dont nous
ne pouvons attendre ni force ni soutien. Le mystère et la
compassion dont elles faisaient l’objet se métamorphosent
en mépris et en rejet.
Dans ce sens, la vision qui est donnée des femmes et le discours
du récit à leur propos sont faits à travers un regard, un
corps, une parole et une mentalité uniquement masculines.
De sorte que quand ces femmes sont présentées dans le roman
avec une accumulation de détails et de descriptions, elles
ne le sont que pour refléter ce qui se passe dans l’esprit
et l’attitude des hommes. A titre d’exemple pour argumenter
ce point de vue, les parents du narrateur de La Répudiation
ne forment pas un couple à proprement parler. Ils se côtoient
dans un espace physique commun, sans pour autant vivre ensemble,
chacun évolue dans un monde parallèle à celui de l’autre.
Leur relation est caractérisée d’une part par l’ignorance
l’un de l’autre et d’autre part par un rapport strictement
utilitaire: l’homme subvient aux besoins de son épouse qui
à son tour est à son service, s’occupe des enfants et des
tâches ménagères.
Dans ce contexte, la sexualité est vécue sur le mode de l’instrumentalisation
de la femme. De ce fait, la rencontre est celle de deux corps
qui sont étrangers l’un à l’autre. Le contact avec le père
du narrateur est ressenti par la mère comme une double violence:
la violence de l’homme impose un acte vécu comme une oppression
et la violence de la femme sur elle-même dans la mesure où
sa soumission au devoir conjugal implique l’objectivation
de son propre corps. Cette indifférence réciproque évolue
significativement dans l’épreuve de la défloration qui renforce
l’opposition fondamentale et met en œuvre la violence multiple
liant les deux personnages. L’acte sexuel est vécu comme un
viol de l’intégrité physique et personnelle de la mère dont
la résignation se transforme en révolte silencieuse.
Les parenthèses qui encadrent le passage où le père annonce
à son épouse sa répudiation ne dévoilent pas seulement le
nœud de cette histoire familiale mais montre le conflit interne
de l’auteur à l’origine de la production de son texte. Par
le biais de ce moyen typographique, le texte dévoile et refoule
en même temps le représentant du désir qui préside au déploiement
de l’univers boudjedrien. La répudiation de la mère jette
le narrateur Rachid dans une situation indépassable. Face
à cette déchirure, il est ballotté entre la révolte et la
rancune, une compassion lucide et une accusation qui dominent
son attitude. Mais le narrateur fils est tout de même révolté
de la situation vécue par sa mère, livrée au pouvoir arbitraire
de l’homme, n’ayant ni les moyens ni la force d’agir. Révolté,
le fils l’est également contre sa mère qui, devant le spectacle
décevant de sa vie, n’oppose pas de résistance et reste figée
dans une peur et une paralysie qu’il lui reproche sans concessions:
«Elle se déleste dans les mots comme elle peut et cherche
la fuite dans le vertige; mais rien n’arrive.(…) lâcheté surtout.»
[6]
Le personnage-narrateur semble saisir dans son intégralité
la dimension et la véritable signification du drame de la
mère. Nous en avons pour preuve le passage qui vient à la
suite de l’annonce de la répudiation de sa mère, pendant que
le père imperturbable poursuit paisiblement et avec plaisir
son déjeuner, la mère, immobile dans son impuissance, incertaine
de son avenir pose machinalement son regard sur une mouche
prise dans le suc épais d’un morceau de melon posé sur la
table. L’insecte s’agite avec insistance pour se libérer,
mais l’épouse répudiée sait qu’elle ne s’échappera pas et
que la mort l’attend inévitablement.
La métaphore de la mouche est frappante et significative,
dans le sens où elle exprime mieux que toutes les souffrances
et toutes les protestations la situation de la femme répudiée.
A travers l’exemple de la mouche, élément crédible et vraisemblable
mais également dérisoire, à l’image de la vie de l’épouse
et femme dépouillée de sa dignité et condamnée à contempler
sa déchéance, l’agitation de l’animal nous renvoie à l’état
d’esprit de cette femme; ainsi, l’analogie est comprise et
justifiée. Face à la vision de son anéantissement, la mère
du narrateur cherche à se sauver en vain. Elle promène son
regard terrifié sur ses pieds nus, sur le carrelage, sur la
table basse, sur les cuivres, dans la pièce et à l’extérieur:
«Les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier
leurs femmes. Les mouches continuent d’escalader les vitres!
… Raideur. Sinuosités dans la tête. Elle reste seule face
à la conspiration du mâle allié aux mouches et à dieu.» [7]
La situation de la mère dans La Répudiation trouve son reflet
dans la société de référence. Ainsi, la présentation et la
réflexion sur la condition féminine dans ce roman sont effectives
et convaincantes, correspondant ainsi à une vision et un vécu
concrets. De sorte que la réalité de l’épouse répudiée est
étendue à la condition féminine plus généralement.
C’est à partir de là que naissent la rancune, le mépris et
la répulsion du narrateur à l’égard de la gent féminine. Les
femmes dans ce récit sont amoindries de par leur position
dans la famille et la société. Ainsi, puisque le père et les
valeurs masculines qu’il représente, ne peuvent pas être fondamentalement
remis en question pour que cette structure puisse être maintenue
sur le plan psychologique, la femme doit être assimilée à
un individu soumis et sans consistance. De ce point de vue,
le père a toujours raison et c’est lui le plus fort, considérant
par là que la femme est faible et pécheresse, que sa nature,
son corps et son être sont responsables de ses malheurs et
des injustices humaines qu’elle subit.
Dans cette perspective, le fondement ultime du discours et
de la vision des femmes dans La Répudiation ne peut se comprendre,
en rapport avec l’interprétation sociale et idéologique, qu’en
termes de rapports familiaux, sociaux et culturels intériorisés
depuis l’enfance et reproduits à d’autres niveaux parce qu’ils
sont demeurés indépassables. A l’opposé de cette figure maternelle
de La Répudiation, à la fois honnie et adulée, les personnages
féminins des romans ultérieurs affirment leur individualité
et leur subjectivité par rapport à l’histoire. C’est une nouvelle
approche que ces nouvelles héroïnes des temps modernes nous
proposent, et pour les hommes évoluant dans le même espace
qu’elles, un renouvellement du regard.
La substitution d’une utopie toute féminine, au discours masculin,
historiquement marqué par la logique de l’opposition, est
synonyme de rupture avec les figures féminines classiques,
de l’épouse soumise à la sexualité codifiée et de la continuatrice
de l’ordre génésique. L’exemple de La Répudiation nous dévoile
que l’écriture est contaminée par notre histoire personnelle.
Dans la scène de la répudiation que nous avons commentée précédemment,
l’énonciation révèle que l’écriture de Rachid Boudjedra s’articule
et se produit à partir de ce nœud psychologique. Dans ce sens
également, l’écriture de l’auteur algérien illustre que la
parole du narrateur de la même manière que la parole féminine
est sous l’emprise du pouvoir et de la loi paternels qui imposent
le silence.
De ce fait, la femme est l’abject d’un système social qui
repose sur le silence et la souillure qui vont empêcher le
narrateur d’accéder à la réalité et de dépasser ses complexes.
La femme algérienne est victime d’une société qui s’obstine
à voir en elle deux entités distinctes, la mère reproductrice
d’un côté et la femme objet de plaisir, de l’autre. Mais Yasmina
la sœur de Rachid dans La Répudiation réclame pour la femme
algérienne le droit d’être mère et amante.
3. Ecriture et dévoilement de soi
Ce qui caractérise le roman boudjedrien, c’est une dimension
rhétorique qui élabore le texte en termes de conflit, d’ambivalence
et d’ambiguïté. La narratrice de La Pluie, par exemple, est
engagée dans un processus dont la qualité essentielle est
une dynamique conflictuelle. Or, cette dynamique est ce qui
met le texte en mouvement.
Sur le plan formel, La Pluie au-delà du traitement de la temporalité
consiste dans l’affirmation accentuée de la voix féminine
dans l’œuvre de l’écrivain algérien. Cette production porte
entière en elle le problème du rapport de la femme à l’écriture.
Symboliquement dévoilée par l’écriture, dépouillée de son
interprétation mystique, la femme abandonne le domaine privé,
sacré et tabou pour le domaine public et profane en outrepassant
les limites spatiales et sociales où elle est censée se tenir.
Elle attaque l’homme dans son être, dans son honneur, dans
la représentation plaisante qu’il a de lui-même. Cette transgression
peut lui valoir, comme le montre l’héroïne de La Pluie, l’exil
intérieur.
Rachid Boudjedra nous présente l’héroïne de La pluie sous
les traits d’une femme qui est en guerre contre les hommes.
Son récit tout entier est une lutte acharnée entre l’élément
masculin et l’élément féminin et elle tourne les hommes en
dérision autant que Selma, le personnage féminin du Démantèlement
l’avait fait. Mais à côté de ce trait lutteur, incisif, agressif,
il y a aussi trace du conflit intérieur autour de la sexualité
car la recherche d’identité de la narratrice passe par celle
de son identité sexuelle. Dès lors, l’interprétation ne peut
considérer la découverte du sens sexuel comme son aboutissement.
Le sens sexuel n’est que l’élément moteur d’un sens textuel.
D’où le rapport existant entre la sexualité et l’écriture
dans La pluie dont le questionnement constitue l’axe autour
duquel le texte se déploie.
Dans ce même ordre d’idées, le texte de La Pluie, tout en
s’inscrivant dans l’univers familier de Boudjedra, se démarque
des productions précédentes par le ton et le style de l’écriture
qui se singularisent par leur concision extrême. Sur le mode
de la confession, dans le sens où le roman est articulé autour
de l’écriture d’un journal, le texte raconte le vécu d’une
femme aux prises avec une société archaïque et oppressive
à cause de la malédiction d’être née femme. Dès lors, les
obsessions les plus morbides font que ce jeune médecin décide
de se suicider. Mais avant cela, elle se met à écrire pour
cerner les contradictions de son destin. Ce récit dense, fait
de phrases courtes, d’images et de détails colorés et foisonnants,
reflète une mémoire impitoyable et un imaginaire flamboyant.
La particularité de ce roman réside dans le motif de la pluie
qui traverse la voix de cette femme et qui se confond avec
l’écriture. La pluie impulse l’intimité et le dialogue avec
soi, de même que l’écriture, activité vitale à laquelle s’adonne
la jeune femme. Ce motif de la pluie martèle le rythme du
récit et renvoie tantôt à la chaleur de la confession tantôt,
au débordement de l’expression: «La pluie frappe le toit de
la maison. C’est là le seul signe de vraie vie dans ce désert
tibétain où j’ai incorporé ma propre vie résumée dans cette
façon ascétique et austère d’aller à l’essentiel : l’extase
de l’écriture.» [8]
Dans cette mesure, La Pluie réaffirme le fait que l’écriture
est un acte de libération et de jouissance. Ainsi, l’abject
et le scandale qui s’y impriment ne se trouvent pas tant dans
la sexualité inhérente à ce texte que dans la textualisation
de cette même sexualité. Si le besoin de notre héroïne de
tenir un véritable journal de sa névrose trouve son origine
dans l’exigence d’objectiver ce traumatisme, il n’en demeure
pas moins révélateur d’une autre réalité que Béatrice Didier
explique par la volonté de reconstituer la personnalité fragmentée
à travers le prisme de la féminité. C’est ainsi qu’elle commente
ce constat dans son étude intitulée L’Ecriture-femme: «L’écriture
féminine est une écriture du Dedans: l’intérieur du corps,
l’intérieur de la maison. Ecriture du retour au Dedans, nostalgie
de la Mère et de la mer.» [9]
Le choix d’une écriture de l’intériorité serait en partie
imputable à la féminité de la narratrice dans le sens où «la
relation entre écriture et identité est ressentie comme une
nécessité par la femme» [10].
Dans La Pluie, l’affirmation de la voix féminine est soulignée
de manière fondamentale dans la mesure où elle imprime totalement
le cadre et le déploiement textuels. Ce qui caractérise ce
roman, c’est le cheminement psychanalytique et le jeu qu’il
entretient avec l’écriture comme représentation de la femme
et de son discours.
Cette femme possède tous les droits sur sa personne, y compris
celui d’en parler et d’écrire. En donnant la plume à la libre
disposition d’une femme libre, Boudjedra réunit tout ce qui
est considéré comme subversif dans la société traditionnelle;
il représente une femme qui refuse la domination sexuelle
de l’homme. Ce roman est donc celui où l’écriture révèle le
plus sa capacité à ébranler le monde puisqu’elle est entreprise
par la femme qui est considérée comme prédisposée à transformer
la réalité. Prisonnière du regard de la société qui l’assiège
et dont elle est obligée de tenir compte, et de son entourage
qui la dévalorise, elle se trouve dans un état d’échec et
de culpabilité. Sa réaction consiste dans l’autocensure, le
cynisme et la méfiance, reniant jusqu’à sa féminité: «Je reste
méfiante vis-à-vis de ce fatras de sentiments onctueux.» [11]
La blessure narcissique de cette jeune femme trouve ses racines
dans l’humiliation que son frère et son premier amant ont
infligée à sa féminité, mais elle remonte en réalité jusqu’au
personnage du père. Déjà enfant, elle a compris qu’elle n’avait
«rien à attendre» [12]
de lui. Après la défiance, peu à peu s’est installée en elle
une véritable «phobie des hommes» [13].
La prohibition de la sexualité semble une conséquence directe
de l’interdiction faite aux femmes d’aller jusqu’au bout de
leurs corps. À chaque nouvel échec, la narratrice de La Pluie
s’impose davantage d’interdictions vers l’objet désiré. L’écriture
devient pour elle un remède, une urgence même.
Ainsi, les descriptions que la narratrice de La Pluie fait
de son espace vital trahissent ses états d’âme plus clairement
que ses descriptions d’elle-même dans lesquelles elle a tendance
à se censurer. Elle dit plus facilement que «le soir continue
à devenir de plus en plus sensuel» [14],
qu’elle n’avoue directement sa sensualité. Cette atmosphère
voilée d’attrait, de mystère, de tabou, et de surcroît, privée
d’explications nous paraît le point fort du roman. Le moindre
détail du texte est chargé d’une symbolique sexuelle. La pluie,
qui rappelle la sensualité interdite, est ressentie tantôt
comme un danger tantôt comme un soulagement.
C’est par le biais de l’écriture que la narratrice tâche de
camoufler le sens sexuel dans le texte. Les mots, ayant pour
fonction de juguler le flot de ce qu’elle éprouve confusément.
Elle écrit pour cerner et «faire éclater cette charge affective
qu’elle porte douloureusement» [15].
La narratrice a beau s’autocensurer, la sensualité la guette
de toute part et se déchaîne dans son texte. Elle comprend
qu’elle ne peut plus «échapper à l’emprise du mûrier et à
sa malédiction» [16] c’est-à-dire
aux réalités de la nature. Elle s’abandonne à sa sensualité
et à ses pleurs, ce qui signifie l’amorce d’une réconciliation
avec son frère et les autres hommes, de telle sorte, que l’écriture
solitaire a permis à la narratrice de La Pluie de sortir de
sa crise.
Par ailleurs, dans Le Démantèlement, c’est Selma le personnage
féminin qui prend en charge la reconstruction de l’identité
et qui procède à la réorientation de l’écriture de l’Histoire
de son pays. Le moteur de l’Histoire et de l’écriture en tant
qu’affirmation non plus individuelle, mais simultanément individuelle
et collective est une femme. Corollaire de cette prise de
parole, la nouvelle conscience sociale des femmes se traduit
par leur désir évident de révéler les mensonges séculaires
relatifs à leur importance dans l’Histoire par l’affirmation
de leur droit à juger l’univers patriarcal et à contester
le sort qui leur est fait. Que ce soit la narratrice de La
Pluie, dénonçant la réalité coloniale et ses clichés, ou Selma,
décidée à sonder les failles de la guerre d’Algérie, l’objectif
de la mise en écriture reste le même: «Le moi qui observe
et écrit ne se contente pas de se dévoiler soi-même, mais
révèle des événements restés jusqu’alors secrets, ensevelis
par l’histoire, auxquels un éclairage personnel peut prêter
une valeur sociale singulière.» [17]
La critique de la jeune femme, à propos du discours apologétique
sur la représentation épique des ancêtres dans l’Histoire
de son pays, touche au tabou de l’identité nationale et déstructure
ce mythe suranné. Selma conteste les certitudes derrière lesquelles
se réfugie Tahar El Ghomri l’ancien militant communiste et
les valeurs sur lesquelles il se fonde. Elle donne ainsi,
son importance à chaque fait raconté, en virtuose de la description,
de la digression et de l’analyse. A l’ambiguïté et à l’esquive
de Tahar El Ghomri, elle oppose son esprit rationnel.
Le récit du Démantèlement interroge pour faire céder les illusions
de l’Histoire en faisant de Selma la bibliothécaire, l’héritière
de Tahar El Ghomri engagé lui aussi dans le combat pour transformer
l’histoire en l’investissant d’une mission historique nouvelle.
Ce roman est le théâtre idéal pour donner en spectacle l’héroïsme
du vieux combattant et l’audace intellectuelle de la jeune
femme qui par une parole ironique et violente introduit des
failles dans le raisonnement de cet ancien maître coranique.
De ce duo-confrontation, c’est une nouvelle femme qui se dresse,
et loin d’être innocente, elle se fait forte de refroidir
les élans des séducteurs impudents et de leur asséner des
obscénités blessantes pour leur virilité mythique et mythomaniaque.
Elle a adopté ainsi, un style de vie en rupture drastique
avec celui de sa mère. C’est une femme qui n’a besoin ni des
mensonges, ni des stratagèmes de la coquetterie pour charmer
les hommes. Le mystère de la femme dans la littérature boudjedrienne
et algérienne est présenté hors des catégories de l’apparence.
De la sorte, le rapport de Selma à son propre corps se veut
dégagé des poncifs d’une féminité conformiste, soumise aux
conceptions sociales et morales de la pudeur et des convenances:
«elle avait refusé une fois pour toutes, après plusieurs expériences
amoureuses, de couver l’orgueil et la suffisance des hommes
qui auraient voulu la dominer, la dompter, l’écraser de leur
jalousie.» [18]
De telle manière que les hommes qu’elle côtoie sont davantage
bouleversés par l’indifférence qu’elle leur manifeste et par
son autosuffisance qu’ils ne pourraient l’être par toutes
les mises en scènes de la séduction. A l’opposé de la masse
des femmes de sa société qui ont «leurs corps enfermés dans
les linceuls de l’honneur et de la virilité» [19],
Selma assume son corps même si, conformément aux fantasmes
de l’auteur, elle accepte mal l’écoulement menstruel et exhibe
ses charmes naturels contre tout respect des notions de décence
et de moral.
Cette disposition pose Selma comme libre-penseur au même titre
que peut l’être un homme. Dans ce sens, ce personnage éminemment
agitateur, déconstruit les images traditionnelles qui assimilent
la femme aux enfants (de par sa soi-disant innocence) ou aux
animaux (dans sa nature instinctive) rejoignant par là, la
classification freudienne du véritable esprit libre apte à
se libérer et à s’exalter en se donnant passionnément à son
travail qui abolit les limites entre le masculin et le féminin,
perturbant, neutralisant les idées préconçues de ses collaborateurs
sur la féminité et reléguant à l’arrière-plan les oppositions
de sexes: «Ses qualités morales innées ne faisaient qu’aviver
sa beauté physique qui se déployait à travers son corps et
son visage sous la forme d’un génie particulier qu’elle exerçait
sur le monde ambiant qui en bouillonnait, se bouleversait,
s’affolait ; et sur les êtres eux-mêmes qu’elle traumatisait,
débusquait et perturbait pour le restant de leur vie, irrémédiablement
marqués au fer rouge de sa vivacité et de sa turbulence, violentés
grâce à ces secousses telluriques qui émanaient d’elle, de
son corps, de ses gestes et – particulièrement – de cette
révolte fondamentale qui coulait dans ses veines, brûlait
à l’intérieur de ses viscères, grêlait sa voix sensuelle et
constamment enrouée, de gravillons concassés dans le mica
et le silex.» [20]
Cette androgynisation qui impose Selma dans le champ de l’activité
intellectuelle et sociale comme l’égale de l’homme, se veut
prémices à sa revendication du droit à disposer de son corps
et dont la plaquette de pilules contraceptives, que la jeune
femme exhume en toutes occasions de son sac, est comme la
confuse annonce ou l’indice d’une aspiration secrète. Mais
c’est surtout la cérébralité de Selma qui constitue la grande
mutation de l’image féminine dont ce roman se fait l’écho.
C’est elle qui permet concrètement de faire bouger les catégories
métaphysiques homme/femme qu’elle rend problématiques en dénonçant
leur caractère purement spéculatif. Dès lors, le texte donne
à voir un personnage féminin accédant à une autonomie individuelle
qui lui permet d’être, au même titre qu’un personnage masculin,
un héros problématique, déterminé par une histoire personnelle
prise dans un moment historique particulier.
L’image qu’elle donne à travers ses choix vestimentaires,
ses cigarettes, ses sorties nocturnes et les blasphèmes qu’elle
confisque aux hommes et l’audace de sa pensée apparaît comme
un moyen propre au personnage de fantasmer les transformations
sociales qui ne se concrétisent pas ou surviennent avec trop
de lenteur. En se faisant féministe et provocante, Selma,
d’une part se réalise telle qu’elle se désire, et d’autre
part, vérifie le bien-fondé de ses choix par la fascination
qu’elle exerce sur son entourage: «Ainsi vous vous êtes réservé
les mots blasphématoires, les mots hérétiques et les mots
révoltés, et vous nous avez laissé les lettres chétives des
larmes furtives, des sanglots étouffés et des désirs refoulés.»
[21]
Tout porte à croire à travers ce récit que Selma tout en correspondant
à une logique interne d’un personnage de roman construit sur
ses dispositions et son histoire personnelle, figure une étape
par laquelle se réalise la marche des femmes vers leur reconnaissance
par la société comme individus autonomes. Ce personnage féminin
se réalise intellectuellement et socialement à condition qu’elle
renonce à une vie affective et familiale selon la norme sociale.
À travers cette déstructuration, la jeune femme remet en question
l’autorité symbolique du vieux révolutionnaire et se révèle
comme le véritable agent de la prise en charge du discours
du roman. Elle opère une remise en question de la position
de l’homme en retournant sa violence contre lui. A ce niveau,
son impuissance est révélée et la jeune femme fait une relecture
du fondement même de la force sur laquelle le mâle affirmait
son pouvoir. Cette démarche a pour corollaire l’affirmation
de la femme et la naissance à sa propre parole. «L’écriture
de l’histoire exige de déplacer les meubles et d’aller voir
derrière, de débusquer les êtres et d’aller voir à l’intérieur
de leur vision.» [22]
Conclusion
C’est par l’écriture que le personnage féminin boudjedrien
entre dans l’Histoire et par elle qu’il se fonde comme sujet.
Et c’est à partir de l’écriture, comme jonction entre l’individuel
et le collectif, que ce personnage se sentira investi d’une
mission pour parcourir de nouveau l’Histoire de son pays et
la réécrire d’un point de vue féminin. De ce fait, cette femme
nouvelle occupe la fonction de l’interprète avec la connotation
de pouvoir symbolique qu’elle implique. Par ce biais, s’affirme
la femme qui a accès au texte et donc au monde, double transgression
du pouvoir masculin par l’appropriation du signe et de l’espace.
Dans ce sens, la production d’une nouvelle représentation
en fonction d’un nouveau discours et de l’avènement d’un nouveau
type de femme est symptomatique d’une évolution sociale et
historique qui se manifeste sous la forme d’une représentation
de l’utopie ou d’une vision sublimée, défendues par Boudjedra.
Ce qui importe le plus, c’est l’émergence de la femme non
plus en tant qu’objet mais en tant que sujet d’une écriture,
d’une histoire et son investissement du champ littéraire.
En définitive, il ne s’agit pas d’exprimer des valeurs positives
au sujet des femmes mais de faire en sorte, que le paysage
littéraire maghrébin soit traversé par la femme et ancré dans
sa réalité afin que l’enjeu de cette démarche soit le réinvestissement
de sa liberté. Cependant, si certaines femmes connaissent
l’oppression et une régression dans la réalité de leur quotidien,
leurs doubles littéraires s’affirment dans l’espace valorisé
de l’écriture et de la fiction. Dans ce sens, la littérature
en tant que conscience, permet l’émergence de la femme dans
une perspective subversive et révolutionnaire.
En faisant entrer le lecteur dans la subjectivité profonde
et dans les dédales de l’histoire, en explorant de l’intérieur
le vécu des femmes et en approchant le déploiement de la parole
féminine, au lieu de les conformer à une idéologie imposée
au texte, Boudjedra réussit à dessiner l’univers et les aspirations
des femmes algériennes. Il montre ainsi, par son mode d’énonciation
et son écriture, la difficulté de dire la réalité féminine
algérienne. Son discours se situe de la sorte, dans les zones
d’ombre de l’interdit, du tabou, du silence et du refoulement.
Boudjedra tente ainsi de réhabiliter à travers la mystique
du corps et de la parole de la femme des sujets tabous dans
la littérature et la société arabes et maghrébines. Dans cette
perspective, il était urgent pour l’écrivain algérien de combler
cette béance en transgressant ces univers opaques.
C’est ainsi que la littérature boudjedrienne s’articule autour
de la subversion; subversion des archétypes se rapportant
au corps et à la sexualité, mais également exploration permanente
d’univers mal connus à travers la production d’images novatrices,
bouleversantes et créatrices de sens à travers l’émergence
d’un personnage féminin dont la construction narrative et
la dimension mythique sont novatrices dans le champ culturel
maghrébin.
Ce dont nous voulions débattre, c’est le statut particulier
de la femme dans la littérature boudjedrienne. En effet, elle
est le véhicule d’un discours neuf, acerbe et lucide sur elle-même,
sur la société et sur l’Histoire. Ce statut correspond à une
évolution de la vision de Rachid Boudjedra sur les femmes
algériennes en particulier. Celles-ci ont pris conscience
du rôle qu’elles avaient à jouer dans la sphère publique et
privée de la société algérienne.
Cette évolution se perçoit en comparant certains romans de
l’auteur tels que La Répudiation, avec d’autres œuvres telles
que Les 1001 Années de la nostalgie, Le Démantèlement ou La
Pluie, où la femme, d’une personne dominée et soumise se transforme
en symbole de subversion et de liberté. En mettant ainsi en
valeur la parole féminine, Boudjedra nous dévoile une littérature
libérée de toute entrave langagière, une littérature plus
authentique.
Suivant notre analyse, nous sommes parvenus à faire ressortir
deux types de discours sur la représentation de la femme.
La première représentation correspond tout d’abord à une idéologie
et à une vision rétrogrades réduisant la femme à un statut
d’objet. La seconde représentation fait ensuite entrer la
femme dans la modernité, dans son histoire la constituant
comme sujet. Dans ce sens, l’intertextualité s’est avérée
être le phénomène fondamental d’élaboration de ces différents
discours, de la construction des personnages féminins et ainsi,
du fonctionnement de chaque texte. La femme ne s’insère pas
dans son histoire et n’affirme pas son identité à travers
la vision que l’on peut avoir d’elle, ou par le discours que
l’on développe à son propos, elle s’insère dans l’Histoire
par l’écriture.
La maîtrise de l’écriture boudjedrienne fondée sur l’intégration
de la lecture et de l’intertextualité comme moteur, mais aussi,
comme perspective centrale de l’écriture elle-même aboutit
à la production d’une écriture et d’une parole caractérisées
par la féminisation dans le champ littéraire maghrébin.
Avec Boudjedra, nous avons pu relever la centralité de l’intertextualité
et les conséquences de cette procédure dans l’élaboration
du discours ainsi que la production d’un nouveau type de personnage
féminin. La parution dans la littérature maghrébine de la
femme comme vecteur de parole est vitale dans le sens où elle
participe à l’apparition de formes, de représentations et
de mythes étant les fondements de l’identité. Avec ces textes,
la femme, à travers sa subjectivité, advient non seulement
en tant que forme du discours mais en tant qu’instance textuelle,
subvertissant l’Histoire et la littérature.
Notes
1] FARÈS Nabil, «Histoire,
Souvenir et authenticité dans la littérature maghrébine de
langue française», Les Temps Modernes, n° 375 bis, Octobre
1977, pp. 397-406.
2] GAFAITI Hafid, L’affirmation
de la parole féminine dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, Colloque
Jacqueline ARNAUD, 2-4 Décembre 1987, Itinéraires et contacts
de cultures, N°11, 1990, pp. 49-50.
3] BOUDJEDRA Rachid, La Répudiation,
Paris, Denoël, 1969, p. 55.
4] Ibid., p. 43.
5] La Répudiation, op. cit.,
p. 58.
6] La Répudiation, op.cit.,p.
37.
7] Ibid., p. 39.
8] BOUDJEDRA Rachid, La Pluie,
Denoël, Paris, 1987, pp. 53-54.
9] DIDIER Béatrice, L’Ecriture-femme,
Paris, Flammarion, 1989, p. 37.
10] Ibid., p. 34.
11] La Pluie., p. 11.
12] Ibid., p. 20.
13] Ibid., p. 145.
14] Ibid., p. 121.
15] La Pluie, op.cit., p.
12.
16] Ibid., p. 135.
17] Verena Von der Heyden-Rynsch,
Ecrire la vie. Trois siècles de journaux intimes féminins,
Paris, Gallimard, 1997, p. 229.
18] BOUDJEDRA Rachid, Le
Démantèlement, Paris, Denoël, 1982, p. 205.
19] Ibid., p. 271.
20] Ibid., p. 276.
21] Ibid., p. 146.
22] Le Démantèlement, op.
cit., P. 147-148.
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