Écritures de soi en souffrance
Orazio Maria Valastro (sous la direction de)
M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010
NATHALIE SARRAUTE, AUTOFICTION ET CONSTRUCTION DE SOI: LES YEUX LARGEMENT FERMÉS
Pascale Fautrier
fautrierpascale@yahoo.fr
Docteur agrégée de Lettres Modernes;
Master pro II cinéma - réalisation, scénario, production;
Membre de l’ITEM-CNRS, groupe Sartre; membre du Groupe d’Etudes
Sartriennes.
L’objectif de ma
contribution est au moins triple: rendre hommage à Serge Doubrovsky,
qui nous a livrés ce mot éclairant et difficile, l’autofiction,
préciser ce qu’il y a d’autofiction dans l’autobiographie
de Nathalie Sarraute, Enfance [1],
(et ce faisant, m’expliquer sur mon propre emploi du mot autofiction);
enfin, redoubler l’hommage à Serge Doubrovsky d’une mise en
pratique pour mon propre compte du programme qu’il s’assignait
dans le préambule de ses Autobiographiques: «discerner et
souligner l’engagement individuel du chercheur dans les recherches
apparemment les plus impersonnelles» [2].
L’exigence exorbitante à laquelle Doubrovsky soumet ici l’écriture
critique, de vérité et d’authenticité, me paraît infiniment
précieuse: impliquée par une double allégeance à la philosophie
existentielle sartrienne d’une part, à la psychanalyse de
l’autre à laquelle je souscris également, je la comprends
comme le souci hautement éthique de prononcer des mots justes
et des mots nécessaires pour celui qui écrit - et à cette
seule condition, ils peuvent l’être aussi pour le lecteur.
Cette exigence éthique est commune à l’écriture critique de
Serge Doubrovsky et à son écriture littéraire - c’est elle
qu’il met en pratique et en lumière dans le chapitre passionnant
des Autobiographiques, «Autobiographie/vérité/psychanalyse»
où, éclairant son entreprise d’écriture autofictionnelle,
il s’explique du même coup sur sa démarche critique à propos
de ses auteurs de prédilection (Corneille, Proust, Sartre),
abordés dans les autres chapitres. L’autofiction apparaît
même comme une tentative pour rassembler sans pour autant
les unifier les diverses voix (qui correspondent à autant
de projets d’existence) par lesquelles Doubrovsky comme nous
tous, parle et est parlé. Ainsi il écrit: «le texte, […] opère
dans une vie, non dans le vide. Son partage, sa coupure, son
écartèlement sont ceux-là même qui structurent et rythment
l’existence du narrateur, son suspens indéfini entre deux
pays, deux métiers, deux femmes, deux mères, deux langues,
deux prénoms, gémellité dissymétrique, moitiés non superposables,
dualité insurmontée.» (op. cit. p. 70). Dans cet article,
faisant un pas de plus, il cherche à, sinon surmonter du moins
confronter, une autre de ses gémellités : ses deux pratiques
d’écriture, l’écriture critique et l’écriture autofictionnelle.
Parce qu’en effet, il s’agit ici de réfléchir au parallélisme
énigmatique de ces deux régimes de l’écriture, théorique ou
métatextuel (celui du critique ou du professeur) d’une part,
proprement littéraire (celui de l’écrivain) de l’autre - dualité
moins insurmontable à New York qu’à Paris, en tout cas à coup
sûr, de l’une à l’autre il faut passer des frontières: quelles
frontières, et est-ce que les deux pratiques se recoupent
(avant l’infini)?
Au-delà du «cas» Doubrovsky, la lecture des Autobiographiques
nous éclaire de manière éclatante sur le fait que de Corneille
à Sartre en passant par Proust et Doubrovsky, l’écriture naît
sur une faille sismique du sujet, dualité de l’identité (sexuelle)
du scripteur, en tout cas polyphonie - qui m’amène naturellement
à Nathalie Sarraute et à la «conscience ouverte» polyphonique
de son très radical roman: Tu ne t’aimes pas [3].
Enfance, déjà, n’était pas pour rien écrit à deux voix: l’une
des deux voix rappelant l’autre à l’ordre à l’orée du texte
- et en passant, Sarraute en personne, ce nom d’auteur en
couverture, lié jusque-là pour ses lecteurs et pour la critique
à ce dogme théorique anti-biographique qu’ont en fait transgressé
tous les nouveaux romanciers; ainsi Robbe-Grillet qui assurait
(en 1963) que «l’œuvre n’est pas un témoignage sur la réalité
extérieure» [4], pour ensuite
déclarer (au moment de la publication de ses «autobiographiques»
Romanesques): « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de
moi» [5].
«Alors, tu vas vraiment faire ça? «Evoquer tes souvenirs d’enfance?»
… Comme ces mots te gênent […] c’est peut-être que tes forces
déclinent …», ironise le narrataire de Enfance (p. 989 [6]).
La pratique de l’écriture (autofictionnelle) démentirait-elle
la théorie? - celle chez Sarraute d’un sujet multiple, pas
unifiable sous les traits unitaires d’un je autobiographe,
autoconnaissant.
Jeune étudiante, à ma première lecture de Critique et vérité,
j’avais souligné avec passion cette phrase de Barthes: «Passer
de la lecture à la critique, c’est changer de désir, c’est
désirer non plus l’œuvre, mais son propre langage. Mais par
là même aussi, c’est renvoyer l’œuvre au désir d’écriture,
dont elle est sortie» [7].
Si j’ai consacré de longs mois à écrire une thèse sur Nathalie
Sarraute puis ensuite à publier de nombreux articles sur cette
œuvre, c’est à la fois pour combler et élucider (freiner?)
ce «désir d’écriture», parcourir cet interminable «passage»
à l’écriture, tel que Barthes m’en avait fourni le programme
(ce fut son programme jusqu’à la fin - voir le terrible et
magnifique cours sur la «préparation du roman» où la pratique
littéraire est objet et terre de conquête de l’écriture critique).
Et j’avais choisi Sarraute d’autant que, on l’a dit, le thème
central de son œuvre est «l’effort créateur à l’état naissant»
[8].
L’écriture chez Sarraute est suspension de toutes les identités,
y compris celle d’être écrivain: l’écriture vivante doit lutter
sans cesse contre l’image d’elle-même, passée, conquise, sa
statue morte, elle ne doit pas s’auto visiter - le roman de
Sarraute Entre la vie et la mort [9]
prenant l’exact contre-pied de la «visite à l’écrivain», ce
topos journalistique et culturel que Barthes avait mis à mal
dans les Mythologies («L’écrivain en vacances», 1957).
En ce point asymptotique où «nous», écrivains et critiques,
devions nous rencontrer, l’écriture devenait critique, incessant
dépliement intertextuel chez Sarraute de «l’usage de la parole»
énoncée, entendue, vécue (et des innombrables «petits crimes»
par elle stigmatisant un moi à la profondeur «indicible» -
tout et rien [10]); Sarraute
sondant la sous-conversation, cherchant ce qu’il y a sous
les mots (sons, sensations), trouvait des «variations approximatives»
pour dire le tropisme du ressenti (le vécu ainsi scriptible,
mais non conceptualisable, de l’usage de la parole), sans
qu’aucun d’eux ne puisse être isolé des autres pour être servi
en pâture au critique: nulle essentialisation possible, nulle
vérité du texte, disait le lecteur authentique surgissant
à la fin des Fruits d’or - après épuisement de la valse mondaine
des jugements de valeur littéraires et autres vains exercices
critiques (à prétention scientifique, ô la dure ironie sarrautienne).
Le critique, snob chercheur d’or, était voué par Sarraute
à se «casser les dents» (OC 544) sur le Nouveau Roman (emblématiquement
«Les Fruits d’or», le livre imaginaire qui donne son titre
au «roman» de Sarraute), comme les oiseaux du siècle d’or
athénien sur les raisins peints de Zeuxis [11].
Déjà, en 1977, l’autofiction selon Doubrovsky (et sa première
occurrence dans la quatrième de couverture de son roman Fils)
attestait que le sujet faisait retour (selon l’expression
consacrée), mais plutôt brisé de ses aventures théoricistes,
structuralistes et post-structuralistes, psychanalytiques.
Lorsque Sarraute écrit son autobiographie en 1983, elle le
fait absolument dans le soupçon qui pèse chez les modernes,
comme le rappelle Doubrovsky dans les Autobiographiques, sur
le sujet auto-connaissant (y compris l’auto-connaissance qui
se réclame de la psychanalyse [12]):
il n’y a plus de maître dans la maison, Sa Majesté le Moi
court encore en tous sens, mais c’est justement parce qu’il
a la tête coupée. Le «sot projet [qu’il a eu] de se peindre»
comme en jugeait déjà Pascal à propos de Montaigne cité par
Doubrovsky … (là je me dois de signaler, écrivant cette citation
de citation, que je ne cesse de la lire ainsi: le sot projet
de se plaindre …). L’entreprise «autobiographique» sarrautienne,
quête sur les effets de la parole reçue des autres, de la
mère en premier lieu, désamorçait en les ruminant ces mots
russes: tiebia podbrossili, «on t’a abandonnée» que l’enfant
avait reçus en pleine figure: non, l’enfant n’avait pas été
abandonnée par sa mère (le sot projet de se plaindre), d’ailleurs
au fond, il ne s’agissait même pas d’une petite fille, mais
de la genèse de l’écrivain - qui s’affirmait justement dans
la remise en jeu de la parole de l’autre, vécue comme une
assignation identitaire, une limitation et une positivité
mensongère, comme une violence.
Le «sujet Sarraute» est à la fois cette affirmation (qui s’éprouve
dans la pratique de l’écriture, dans le dispositif des tropismes),
c’est un sujet-qui-(s’)écrit: et en même temps, il demeure
dans l’indéfinition - rien/tout - puisque virtuellement il
échappe à toutes les définitions trop restrictives, et qu’aussi
il peut, partiellement, virtuellement, se reconnaître dans
toutes (voire les voix contradictoires de Tu ne t’aimes pas,
de «celui qui s’aime» et de «celui qui ne s’aime pas» par
exemple, qui traversent (ou occupent) la conscience sans qu’elle
soit l’une ou l’autre). Sarraute est la petite fille abandonnée
- elle est aussi bien celle qui sait que l’«abandon» maternel
la sauve d’un péril plus grand encore, la culpabilité névrotique
qui l’avait assaillie avant l’abandon, lorsqu’elle avait fait
l’expérience de l’usage meurtrier des mots - non plus en victime
cette fois, mais pour déloger l’incomparable mère de son incomparabilité:
«[la poupée de coiffeur] est plus belle que maman», «maman
a la peau d’un singe» (OC 1038-1046) [13]
etc.
Le sujet Sarraute héautontimoroumenos de la mère trop aimée
- seule femme et seul Ecrivain, unique en son genre: elle
écrivait sous un nom d’homme, Vichrovsky, ouragan en russe,
des contes pour enfants - ne veut et ne veut pas se différencier
d’elle, et préfère l’englober, l’incorporer, la «ruminer»,
en faire une de ses «voix» possibles: telle est l’autofiction
sarrautienne et l’inconfort d’une position subjective «suspendue»
au tropisme qui ne peut s’assumer que comme indécidable sujet
de l’écriture – ni La Femme ni l’Ecrivain (la place est déjà
prise).
D’ores et déjà, l’autofiction est un chapitre qui vient après
le Nouveau Roman dans la future histoire de la littérature
du début du XXX ème siècle: «L’autofiction c’est la fiction
que j’ai décidé, en tant qu’écrivain, de me donner de moi-même
et par moi-même, en y incorporant, au sens plein du terme,
l’expérience de l’analyse, non point seulement dans la thématique,
mais dans la production du texte», écrit Doubrovsky en 1988
(art. cit. p. 77). Le tropisme chez Sarraute est invention
et construction d’un soi qui s’oppose et s’affirme dans sa
profondeur inconceptualisable mais scriptible (et sensible),
au moi social dont parlait déjà Proust (Sarraute s’en souvenait
bien sûr) - fût-il «écrivain» [14].
On retiendra ici cette définition doubrovskyenne qui vient
compléter dans les Autobiographiques celle mieux connue de
Fils [15] - à condition
d’y ajouter que l’exigence de vérité informée par la psychanalyse
que revendique Doubrovsky est du même coup pour le critique
une lucidité à l’égard de la résistance à l’analyse qu’est
la pratique de l’écriture littéraire: le problème, et c’est
évidemment la psychanalyse qui en énonce les données, c’est
que la vérité moïque est peu compatible avec la vérité inconsciente.
Le sujet moderne est le siège d’une double vérité (au moins),
fantasmatique et rationnelle, et il ne peut renoncer ni à
l’une ni à l’autre (la folie consistant, en un retournement
significatif, dans l’impossibilité d’admettre le double registre
de la vérité - là où elle a longtemps été définie par l’impossibilité
inverse d’une coïncidence à soi ; celui qui prétendrait aujourd’hui
dire toute la vérité sur soi passerait au mieux pour un imbécile
et au pire pour un psychotique dangereux).
Loin donc de favoriser un fantasme de retour au sujet auto-connaissant
(grâce aux lumières de la psychanalyse), l’autofiction selon
Doubrovsky est clairement une parade du sujet (analysé ou
analysant) pour tenter de maîtriser cette double vérité en
jouant sur les deux tableaux du fantasme et de la vérité analytique
- en occupant à la fois la position de l’analyste et celui
de l’analysé, en faisant jouer dans le discours en liberté
surveillée l’analyse et la résistance à l’analyse.
Doubrovsky est trop averti pour ne pas voir aussitôt que dans
cette stratégie de l’entre-deux vient s’épanouir ce qu’il
donne explicitement pour son propre symptôme (et celui de
quelques-uns des écrivains qu’il lit), à savoir la résistance
à l’assomption d’une identité sexuelle stabilisée: non seulement
moi/ça mais mâle/femelle; il écrit à propos de sa propre écriture
autofictionnelle: «En un cercle curieusement vicieux, sous
le prétexte, ou mieux sous le couvert de relater son expérience
analytique, [l’écriture] évite au sujet d’affronter la castration,
affrontement dont la nécessité l’avait justement conduit en
analyse!» (art. cit. p. 70).
Son expérience de critique (particulièrement celle qu’il nous
livre dans les Autobiographiques) l’alerte sur le fait que
la poéticité assumée de l’écriture (qui reconnaît la plurivalence
du message verbal) ouvre un espace de signifiance qui permet
au scripteur de rejouer dans l’écriture la subjectivation
sexuelle qu’il croit en conscience stabilisée: «un projet
scriptural commence par être ou est en soi un projet existentiel
[on soulignera la référence à la philosophie existentielle
sartrienne et spécifiquement au suprême chantier sartrien
des biographies critiques] et il n’est d’existence que sexuée»
(op. cit. p. 105).
La question que j’ai cherché à poser dans tous mes articles
critiques sur Sarraute est bien celle du projet scriptural
comme projet existentiel [16]:
drôle de projet «existentiel» qui cherche à prendre la tangente
chez Sarraute de toutes les identités, et avant tout de l’identité
sexuelle, dans la profondeur (les «limbes» dit Sarraute dans
Enfance) d’une position confusionnelle ainsi décrite dans
son premier roman Portrait d’un inconnu [17],
où le narrateur (masculin) «chasseur de tropismes» confond
dans le tropisme ceux qu’il observe, un Père et sa Fille (tout
droit sortis de Guerre et Paix ou d’Eugénie Grandet) [18]:
«Il leur semble que leurs contours se défont, s’étirent dans
tous les sens, les carapaces, les armures craquent de toutes
parts, ils sont nus, sans protection, ils glissent, enlacés
l’un à l’autre, ils descendent comme au fonds d’un puits […]
ici, où ils descendent maintenant, comme dans un paysage sous-marin,
toutes les choses ont l’air de vaciller» (OC 143-144).
Explicite et revendiquée est chez Sarraute la résistance à
la psychanalyse, dont elle considère comme trop restrictive
l’ontogénèse normative: les «complexes» et autres névroses
(ou «folies» obsessionnelles comme celle de la petite fille
dans Enfance) ne sont encore que des positions possibles,
des postures psychiques provisoires d’un sujet qui doit se
découvrir dans la pratique de l’écriture une infinité d’autres
possibles, notamment celle de pouvoir se démettre de sa position
de Fille ou de Fils, de Père ou de Mère dans la triade oedipienne:
«Ici il n’y a ni Père ni Mère», écrit Sarraute dans Tu ne
t’aimes pas, et par conséquent pas de (petite) Fille non plus,
tout juste un enfant.
Le «projet existentiel» sarrautien consiste à affirmer une
identité indicible, qui se manifeste seulement par sa pratique :
l’invention et l’écriture des tropismes. L’écriture est déclarée
«neutre» [19]: toute position
sexuée étant vécue dans l’écriture (à l’instar de toutes les
autres identités) comme superficielle et provisoire. Ce qui
était chez Doubrovsky un symptôme devient ici un dogme. De
la petite fille qu’elle décrit dans Enfance [20],
elle dit: «J’ai voulu décrire un enfant plutôt qu’une petite
fille» [21].
C’est donc à sa manière que l’écriture de Enfance se rattache
à l’autofiction doubrovskyenne: l’autobiographie classique
restait une pratique de type confessionnel où la vérité sur
soi ne se jauge qu’en fonction d’un idéal moral (et la psychanalyse
peut fournir un modèle de subjectivation normatif [22]).
Rejoignant l’autofiction selon Doubrovsky, Sarraute revendique
l’affranchissement à tout assujettissement normatif (y compris
à un genre préconstruit): l’écriture du tropisme est une pratique
de subjectivation libre qui pose la liberté comme structure
ontologique du sujet d’une manière toute sartrienne.
On peut aussi la penser comme «pratique de soi» au sens où
Michel Foucault emploie ce terme dans ses derniers cours au
collège de France [23]:
ce n’est plus la vérité d’un sujet a priori qui est à dire,
le sujet écrivant (sa vision du monde) se fait être, se crée
par la pratique artistique. Ce «mode d’assujettissement» esthétique
a cependant ceci de particulier chez Sarraute qu’il est censé
manifester la vérité ontologique de tout sujet: sa liberté
précisément de s’inventer (un style). Le sujet s’invente en
inventant sa propre technique d’écriture qui est une technique
d’appréhension des phénomènes: «La technique, c’est le mouvement
même par lequel la réalité accède à l’existence. Une réalité
qui, pour chaque artiste, est sa réalité propre, où il est
tout entier engagé, qui s’est élaborée en lui depuis son enfance,
au cours d’un long processus inconscient» (OC, 1661). Le tropisme
est une phénoménologie qui a pour Sarraute une valeur heuristique
– même si cette nouvelle vision du monde est appelée à être
dépassée par d’autres (s’il n’y a pas de progrès en art pour
Sarraute, il y a une nécessité de renouvellement constant
des formes – qui sont les formes mêmes de la sensibilité d’une
époque donnée).
La forme nouvelle, pour être originale, doit être proprement
«subjective»; à propos de son invention du tropisme, Sarraute
écrit: «dans ce petit domaine, je sentais que je pourrais
enfin me sentir chez moi» (OC 1702: je souligne) Elle affirme
avoir pressenti les tropismes «dès l’enfance» [24],
et Enfance noue explicitement, je l’ai rappelé brièvement,
la subjectivation de l’écrivain - et même sa survie psychique
– à la possibilité de pratiquer son art - en l’occurrence
d’écrire les tropismes.
Ce texte bizarrement autobiographique (puisque le seul «sujet»
qu’il construit est le sujet «chasseur de tropismes», écrivain,
scripteur) retrace de manière fragmentaire les grandes étapes,
les grandes crises de cette subjectivation qui se confond
avec le devenir-écrivain - notamment la crise racontée dans
la partie centrale du livre où l’enfant frôle la «folie»,
et où le critique averti par la psychanalyse (que récuse Sarraute)
peut voir aisément la description d’une névrose obsessionnelle
provoquée par le conflit entre la mère et la fille, et que
leur séparation permet de résorber. L’enfant cesse d’être
«Fille de sa Mère» (et de son Père dans Portrait d’un Inconnu,
premier roman de Sarraute mais qu’on peut lire comme une suite
anticipée de Enfance) pour devenir sujet des tropismes, pour
s’abstraire en «conscience ouverte», où viennent résonner
pêle-mêle les mots des Autres: où les imagos paternels et
maternels s’élaborent en «voix» impersonnelles.
Sur le plan éthique, la construction de soi ou la pratique
de subjectivation proprement littéraire est un refus de l’objectivation
sociale identitaire (parfois nécessaire sur un autre plan:
le lobbying politique, mais qui est la source du pire: l’insulte,
la diffamation, la stigmatisation, la haine, celle, antisémite,
qui a conduit par exemple Nathalie Sarraute juive à se cacher
sous un nom d’emprunt pendant toute la guerre): elle se veut
résistance, dissidence à la loi sociale de la force, du sens
commun ou du snobisme, et autres engouements mimétiques plus
ou moins violents.
Doubrovsky écrit à propos de sa propre entreprise: «Le sens
d’une vie n’existe nulle part, n’existe pas. Il n’est pas
à découvrir mais à inventer, non de toutes pièces mais de
toutes traces: il est à construire.»(je souligne, op. cit.,
p. 77). Et Sarraute pourrait contresigner.
A première vue, l’affranchissement à tout assujettissement
moral semble plus net chez Sarraute que chez Doubrovsky: chez
ce dernier se manifeste comme une nostalgie du genre et une
résistance à la «position féminine» qu’il analyse longuement
chez lui et chez les autres. Chez Sarraute, pas de nostalgie,
pas d’analyse: au contraire une volonté affichée de dépasser
le genre.
Certes on pourrait ici poser le voile pudique de l’histoire
littéraire et considérer, on l’a vu, que cette «neutralité»
de l’écriture (comme le déni de toute expression subjective)
est d’époque, et la renvoyer à ses justifications métaphysiques
[25]. Il se pourrait bien
cependant que le refus de la psychanalyse et du «genre» relève,
chez Sarraute également, d’une résistance au sens psychanalytique
du terme - une résistance pensée comme telle chez Doubrovksy,
impensée chez Sarraute.
Loin de réduire la position sarrautienne (pas plus que celle
de Doubrovsky) à un «complexe», il s’agit de voir que la question
de l’identité et plus précisément de l’identité sexuelle se
joue dans l’écriture de Sarraute … dans les termes d’un fantasme
de castration. La nécessité pour le sujet parlant de se choisir
dans le langage (et de choisir ne serait-ce que grammaticalement,
particulièrement en français, une identité sexuée) est nettement
vécue comme une amputation, comme une «opération»: si «l’usage
de la parole» tue, c’est qu’il «coupe» le sujet d’une partie
de ses possibles (en droit infinis).
C’est par une scène de «déchirure» (la petite fille ne peut
s’empêcher de déchirer un divan de soie bleue) que commence
Enfance, ça a été très commenté, notamment par la critique
anglaise Ann Jefferson qui y voit la scène originaire de l’acte
d’écrire pour Sarraute [26].
Nous ajouterons ici à ce commentaire incontestable (le «déchirement»
ou la «déchirure» étant par ailleurs le sème le plus fréquent
de l’écriture sarrautienne, ce qui n’a échappé à aucun critique
[27]) que le «sacrilège»
[28] de cette «effraction»
[29] est manifestement
dirigé contre la Mère (la Mère Ecrivain et Femme incomparable,
unique en son genre). Lorsque la petite fille se sépare de
sa mère, cela est dit en ces termes: «ce sera douloureux de
trancher moi-même ce lien qui m’attache encore à ma mère,
[…] mais les paroles de mon père agissent comme un anesthésiant
qui m’aide à achever d’arracher sans trop souffrir ce qui
s’accroche encore … voilà, je l’ai fait, ‘C’est ici que je
veux rester’» (OC, 1086).
On n’est jamais trois dans l’écriture sarrautienne («je ne
les ai jamais vus, je ne peux pas les imaginer se rencontrant,
lui et ma mère …», écrit Sarraute en parlant de ses parents
(OC, 1020) - sauf à (se) détacher du corps de l’Autre, la
Mère (ou le Père dans Portrait d’un inconnu), avec qui on
ne fait originellement qu’Un, (en détachant) les mots qui
semblent ne devoir la désigner qu’Elle (originairement la
Mère, la langue maternelle), ne faire qu’Un avec elle: par
exemple, et exemplairement la Beauté. De même, dans Portrait
d’un Inconnu, il s’agit pour le «chasseur de tropismes» d’imposer
au Père une autre vision du monde, celle des tropismes, en
l’arrachant, «grosse araignée», au tissu rassurant de ce savoir
scolaire au centre duquel il se tient.
Cependant il ne s’agit pas de s’approprier ces mots: ils demeurent
étrangers, une prothèse qui demeure pour toujours un attribut
maternel (ou paternel) - exemplairement, le mot «Beauté».
Pour toujours la Beauté reste assimilée à cette «poupée» «trop
belle» «toute dure, trop lisse», aux mouvements trop mécaniques,
trop «raides», cadeau du père et dont la petite fille a la
phobie (OC, 1015). Dans Entre la vie et la mort, l’Ecrivain
devient lui-même ce pantin (motif récurrent de l’œuvre de
Sarraute) lorsqu’il se laisse aller à la «belle» écriture,
à la «belle» langue, au lieu de plonger dans les limbes sensibles
du verbe. Dans L’Ere du soupçon [30],
Sarraute accuse le personnage du roman réaliste d’avoir «la
rigidité des momies» et de n’être capable que de l’«apparence
de la vie».
Bref quelque chose doit inéluctablement, et ne doit pas, être
«tranché» (le lien avec la mère). Cette castration symbolique
qu’est nécessairement l’accès au langage doit être incessamment
réparé. Pour demeurer vivante, pour cesser d’être tuante,
la parole écrite ne doit jamais tout à fait se détacher du
corps de l’écrivain (de l’indicible de ses impressions premières
- les impressions du dessous du langage, ou de l’époque -
celle de l’in-fans - où l’on ne parle pas); le mot ne doit
pas accéder à l’autonomie du concept, il doit demeurer dans
cet espace d’entre-deux, indécidable, de renvoi interminable
du sens à la pulsion innommable et retour. Le tropisme, fantasmatiquement,
réincorpore le continent maternel avec lequel l’enfant ne
fait qu’Un, où l’infans (celui qui ne sait pas parler) se
réfugie au cœur du texte adulte, totalité narcissique inaccessible
et inviolée.
«Ici il n’y a ni Père ni Mère», écrit Sarraute dans Tu ne
t’aimes pas, et par conséquent pas de (petite) Fille non plus,
tout juste un enfant, on l’a vu ; dans cette «autre réalité»
du tropisme où tout se met à «vaciller», aucun nom ne permet
d’arrêter la réversibilité des sexes provoquée par la hantise
de la castration. L’«usage de la parole» est bien ce supplément
phallique, trait d’union entre moi et l’Autre (la mère): par
lui, au niveau des apparences, nous sommes enfin trois, mais
le travail du tropisme est de ramener le trois à l’Un - au
Texte, au Tout d’un Sujet où vient résonner, comme dans Tu
ne t’aimes pas, toutes les voix possibles, toutes les postures
subjectives dicibles: l’invisible, l’insaisissable sujet en
proie à l’écriture, qui n’est aucune d’elles, mais virtuellement,
toutes.
On pourra être déçu que la genèse de l’identité (sexuelle)
qu’est interminablement le texte de Sarraute se joue dans
les termes ressassés par la vulgate «psy» de la «castration»:
quoi de plus fatigant en effet, et Sarraute elle-même s’en
plaignait, que la monotone récurrence de certains fantasmes!
Fatigue du clinicien et du critique, plus encore de l’écrivain:
on retrouve chez Sarraute la défiance justifiée d’un Sartre
envers une essentialisation paresseuse des faits psychiques
(ici le fantasme de castration) qui semble une butée irrémédiable
à l’invention libre de soi. Lorsqu’on l’interrogeait sur le
savoir freudien qui repère ces fantasmes [31],
Sarraute répondait - en cela délicieusement maligne et plus
retorse qu’il n’y paraît: «Il faut beaucoup d’innocence pour
écrire!» [32].
En fait cette grammaire inconsciente est un autre langage
auquel l’écriture a à faire et qu’elle a à déjouer. Si l’écriture
du tropisme nous montre la voie d’une inouïe liberté moïque
(au-delà notamment de l’assignation au genre), cela ne se
fait pas sans provoquer (sans réveiller) un «malaise» qui
est aussi le sujet de cette écriture et sur lequel il ne faut
pas fermer les yeux. Les lecteurs de Sarraute ressentent souvent
très fortement cette angoisse, qui parfois les détourne de
l’œuvre ou bien au contraire les fascine: c’est que quelque
chose des «idées» obsessionnelles qui hantent la petite fille
dans Enfance résiste, insiste dans les tropismes [33]
- quelque chose dont seul le langage littéraire peut rendre
compte (les concepts «psys» n’en disent rien, Sarraute avait
raison [34]).
Les tropismes permettent d’élaborer au plus près les scories
de l’enfance en nous - notre rébellion contre cette tunique
de Nessus (poison et prison) qu’est parfois le langage. Et
qu’il est nécessairement pour tout écrivain créateur: sinon
il ne mettrait pas toute son énergie à le renouveler, à le
travailler, à le réinventer. Angoisse de l’écriture (une telle
transgression, vertigineuse révolte, sans filets!)
J’ai longtemps travaillé sur Sarraute les yeux largement fermés
quant à l’angoisse de castration qui sous-tend cette œuvre
: je vois à présent combien elle est un moteur puissant du
tropisme, technique contraphobique qui permet de réincorporer
les mots, assimilés au supplément phallique, dans la sensation
primitive, de les rattacher à leur résonance sensible. Telle
est finalement l’expérience littéraire selon Sarraute: ni
«protestation phallique», ni assomption d’une identité «féminine»,
mais neutralisation de l’identité (sexuée) par l’écriture
dans la hantise (la jouissance?) de la castration symbolique
effectuée par le verbe (qui toujours «tranche», limite, découpe,
discrimine ce qui est de droit infini - le sentiment intérieur,
l’être irremplaçable et riche que l’on doit être pour soi-même
[35]).
Dans une communication faite à New York University en 2004,
j’avais tenté de comprendre quelle fascination exerçait sur
moi cette œuvre, mais aussi dans quelle «position existentiellement
intenable» (dans quel refuge invivable) elle me plaçait (je
me plaçais en elle); j’avais échoué alors (me perdant dans
la tentation de rattacher le nom propre de Sarraute à la politique,
motif paternel dans mon propre imaginaire, symptôme du refoulement),
mais je peux reprendre ici la conclusion proustienne que j’avais
alors invoquée pour justifier ma démarche: on ne peut comprendre
un texte que si l’on se comprend soi-même à travers lui.
Ce que je comprends mieux aujourd’hui, c’est un rêve que j’ai
fait à la fin de ma psychanalyse, au moment où je commençais
tout juste à publier mes articles. Non, je ne vais pas raconter
mes souvenirs d’enfance (pas ici), mais ce rêve: «Je suis
dans la maison de M comme d’habitude dans mes rêves. Un invité
de marque va venir, il est venu, je n’ai pas eu le temps de
descendre pour aller m’habiller, alors je me tiens en bas
de l’escalier, derrière le rideau, nue ou presque. L’invité
parle avec mon père dans la salle, c’est S. le grand écrivain;
enfin il se dirige avec mon père vers la porte, ils continuent
à parler sur le perron. Je peux enfin traverser la salle,
m’habiller, les rejoindre: mais il est trop tard, le grand
écrivain est devenu tout petit, il est sorti et il est devenu
tout petit, il s’est comme dégonflé, il est dehors et il n’est
plus rien, il est minuscule et pitoyable, je n’aurais pas
eu envie de descendre dans la salle pour ça.»
Dans la maison d’enfance, ça discute toujours, ça parle politique,
la grande salle est occupée par ces voix d’hommes qui parlent
politique, philosophie, théorie, c’est la salle commune, le
lieu public, habituellement ce sont les hommes qui parlent
et il y a toujours un scandale à ce qu’une femme s’en mêle.
Et pourtant il y a ce désir mais empêché, retenu et gardé
derrière le rideau - lorsqu’il est prêt à se manifester, ça
ne vaut plus le coup, il n’y a plus d’interlocuteur valable.
Comme si de le devenir, celui qui a la parole, le grand écrivain,
la lui prendre, ça ne marche pas - le père ne cesse de se
tenir dans la salle qui résonne des éclats de voix. J’ai toujours
pensé: j’écris derrière le rideau, je me cache, je ne publie
pas (je n’ai publié qu’un seul texte à l’époque du rêve -
d’où le rêve sûrement). En m’exposant (ma nudité), j’expose
ça qui me fait honte, je suis coupable, c’est dégoûtant (fange
nauséeuse et toujours malodorante pour les autres, misérable
petit tas de secrets), ça fait désordre dans la salle commune,
ça n’a pas droit de cité et pourtant c’est ça que je désire,
« prendre la parole » en public, publier, m’exposer.
C’est un rêve sur l’écriture et sur la publication: sur cette
double jouissance, cachée puis déceptive - à la fois jouissance
phallique, l’avoir finalement (le dernier mot), et puis jouissance
de la castration et de la déception: on ne l’a jamais, c’est
toujours trop tard, une fois qu’on l’a, on ne l’a plus, ça
appartient aux autres (tous ceux qui ont publié font et refont
l’expérience de cette déception; ceux qui ne peuvent ou ne
veulent pas publier ne peuvent pas ou ne veulent pas s’y exposer).
Personne pour attester que vous l’avez (la parole, la place
dans la salle commune), pas de témoin, puisque le témoin,
vous l’avez pris, vous l’êtes devenu(e), l’Autre s’est évanoui.
Mirage de la position phallique. La position féminine, c’est
la salle occupée (qui jouit d’être occupée) que je suis aussi,
la maison de M. que je suis aussi - mais bientôt la salle
sera vide. En ne quittant pas le rideau, je ne quitte pas
l’enfance, la maison d’enfance où toujours c’est l’Autre qui
parle (le Père, l’Ecrivain) - je suis rivée, vouée au fantasme
de castration, à la culpabilité de la «protestation phallique»,
à l’horreur (délicieuse, dégoûtante, déprimante) de la (dé-)possession
(à quoi s’assimile dans le fantasme la position dite «féminine»).
Le désir d’écriture perdu et retrouvé dans le mitan des rivières
théoristes toujours refoulantes (Barthes), et aussi bien dans
le commentaire infini de Sarraute (écriture dans la marge,
derrière le rideau, dans la maison d’enfance). Toujours, dans
le métatexte, l’Autre, l’Ecrivain, demeure droit comme un
S. au milieu de la salle commune, et le critique écrit caché
derrière le rideau - témoin admiratif ou déçu du supplément
phallique (l’or des Fruits d’or, la Valeur littéraire, le
«talisman» des snobs) avec quoi il confond la Littérature
pour mieux en chanter les louanges. Serge Doubrovsky a raison
de dire que le déni majeur, dans l’écriture, celui du critique
aussi bien que de l’écrivain (mais pas à la même place), c’est
le déni, sinon de la position (possession) «féminine», du
moins de cette expérience jouissive et déceptive, lucide,
du mirage phallique - du mirage de l’assimilation de l’écriture
à une position de maîtrise: c’est toute «l’histoire» de ce
roman génial qu’est Les Fruits d’or.
Sous les mots, le tropisme, sous la théorie, le sensible,
sous la critique, l’autofiction, voix éclatées qui résonnent
encore en tous sens dans la salle commune (la bibliothèque
ô combien hantée du château de Cerisy) bien après que leur
signification se fût perdue. Ombres dansantes, chatoiements
dans la caverne …
Ah! c’était seulement ça (disent les imbéciles).
Notes
1] Nathalie Sarraute, Enfance,
Paris, Gallimard, 1983.
2] Serge Doubrovsky, Autobiographiques,
PUF, Paris, 1988, p. 7.
3] Paris, Gallimard, 1989.
4] Pour un Nouveau Roman,
Paris, Gallimard, 1963, p. 132.
5] Titre d’une conférence
donnée en juin 86, transcrite par Michel Contat, cf. Michel
Contat dir., L’auteur et le manuscrit, Paris, PUF, 1991.
6] On notera ainsi désormais
les références aux Œuvres complètes de Nathalie Sarraute,
Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1996.
7] Roland Barthes, Critique
et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 79.
8] Yvon Belaval l’avait noté
[…], à propos de Tropismes, mon premier livre, paru pour la
1ère fois avant la guerre: «C’est l’effort créateur à l’état
naissant». Je crois qu’il avait raison, toujours la substance
première de l’écriture a fait l’objet de ma recherche, dans
tous mes livres» (Entretien avec Geneviève Serreau, «Nathalie
Sarraute et les secrets de la création» La Quinzaine littéraire,
1er mai 1968, p. 3-4 (OC 1846: on notera désormais ainsi les
références au pléiade des Œuvres complètes de Nathalie Sarraute,
Gallimard, 1996). Sarraute déclare ailleurs: «toujours la
substance première de l’écriture a fait l’objet de ma recherche,
dans tous mes livres».
9] Entre la vie et la mort,
Paris, Gallimard, 1968.
10] Nathalie Sarraute, Qui
êtes-vous? Conversations avec Simone Benmussa, La Manufacture,
Paris, 1987: «Il y a en nous toutes les virtualités. L’autre
jour, j’ai lu une phrase de Goethe: «Il n’y a pas de crime
que je ne me sente capable de commettre.» (p. 81); «L’identité
n’est pas vraie et vue du dedans il y a tout. Il y a l’univers
entier. Je suis tout. - Donc il n’y personne. - Oui, il n’y
a personne et je suis tout» (p. 114); «Quand on travaille,
on est dans la chose elle-même. On n’est rien» (p. 164); «Ce
dont je parle est une sorte de conscience ouverte.» (p. 145)
11] Cf. Pascale Fautrier,
«Les fruits d’or ou le livre imaginaire comme désir de subjectivation»,
Revue des Sciences humaines, n°266-267, avril-septembre 2002,
pp. 381-394.
12] Elle salue cependant
la psychanalyse dans ses articles critiques comme cette révolution
qui opérant un décentrement du sujet interdit qu’on puisse
désormais traiter les individus comme des «personnages» -
entités fermées et finies, définies. D’un autre côté elle
déclare «détester» la psychanalyse, lorsque celle-ci prétend
réduire à rien «ce que nous avait révélé Proust» (Qui êtes-vous,
op. cit , p. 44.)
13] Cf. Pascale Fautrier,
«Enfance, généalogie d’une écriture», Critique n°656-657 spécial
Nathalie Sarraute, janvier-février 2002.
14] «C’est cela qu’on exige
de vous: que vous soyez la grand-mère, la mère, l’écrivain…
je ne sais quoi», Qui êtes-vous? , op. cit. p. 70.
15] «Fiction, d’évènements
et de faits strictement réels; si l’on veut, autofiction,
d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage
…», définition rappelée dans l’article cité, Autobiographiques,
p. 69.
16] «Il n’y a d’autre existence
qu’unique singulière individuée. Historique si l’on veut.
Il n’est point d’autre lieu d’élaboration pour l’écriture
que cette histoire.», prévenait Doubrovsky, toujours dans
le préambule d’Autobiographiques. On verra plus loin que Sarraute
partage ce présupposé très sartrien: concernant les rapports
de Sarraute à Sartre et à la philosophie sartrienne, je me
permets de renvoyer à Pascale Fautrier, «Sarraute à l’épreuve
de Sartre», Etudes sartriennes n°10, 2005, pp. 231-256.
17] Nathalie Sarraute, Portrait
d’un inconnu, Paris, Gallimard, 1948, préface de Jean-Paul
Sartre, Collection Folio, 1985.
18] Sous les coups de boutoir
de la «vision» du chasseur de tropismes, l’univers du Père
se met à vaciller, comparée à une «grosse araignée» (remarquons
le féminin) la toile étroitement tissée de significations
où il se tient (il passe son temps à relire des manuels scolaires)
se «déchire» à deux reprises: lorsqu’il découvre que sa Fille
lui a volé un bout de savon (longue description de la barre
de savon coupé) et lorsqu’il constate la fuite derrière la
baignoire: ce trou dans la toile de reps (dans les deux cas,
faut-il le préciser, on a affaire à une angoisse de castration).
La Fille est décrite comme une «sangsue», elle suce le sang
du Père, lui extorque de l’argent, bref elle est la figure
castratrice qui tente de s’approprier ce phallus anal - ou
peut-être qui tente de l’être (ce père féminin est depuis
toujours, et dans Enfance explicitement, à réparer : la mère
trop «impulsive» a abandonné le foyer conjugal). Tout cela
finit dans une scène de corps-à-corps maritime en partie citée
plus haut, où l’image de la méduse resurgit - elle est présente
à plusieurs reprises dans l’œuvre de Sarraute (on pense bien
sûr au texte de Freud, «La tête de Méduse», où l’histoire
de Méduse échevelée est l’image même du fantasme de castration).
Cf. Pascale Fautrier, «Un trou dans la toile de reps : réflexions
sur l’autre réalité», in Nathalie Sarraute et la représentation,
textes réunis par Monique Gosselin-Noat et Arnaud Rykner,
Editions Roman 20/50, coll. «Actes», Lille, février 2005.
19] «A l’intérieur où je
suis [quand j’écris], le sexe n’existe pas. […] Quand je travaille,
je ne pense pas en tant que femme, cela ne m’a jamais effleurée.
C’est une chose qui est absolument hors de mes considérations.
[…] Je suis à tel point dans ce que je fais que je n’existe
pas. Je ne pense pas que c’est une femme qui écrit. Cette
chose-là, ce que je travaille, est en train de se passer quelque
part où le sexe féminin ou masculin n’intervient pas. […]
moi en écrivant je ne peux voir autre chose qu’un neutre.»
Qui êtes-vous?, op. cit. p. 140-141-142 (je souligne en gras).
20] C’est-à-dire incontestablement
elle-même (sur ce point le pacte autobiographique est respecté),
néanmoins fille «nombreuse»: de la mère (qui la nomme), Natacha,
et du père (qui la nomme), Tachok, et aussi de l’école républicaine
française (où la prénomme): Nathalie, devenue enfin épouse
de l’avocat Sarraute, après avoir été fille du père russe
en exil Tcherniak.
21] Cité par Monique Gosselin-Noat,
Enfance de Nathalie Sarraute, Paris, Gallimard, foliothèque
n° 57, p. 21.
22] Chez Doubrovsky au contraire,
la psychanalyse a la même fonction que les préceptes stoïciens
dans les hupomnemata qu’analyse Foucault - à savoir un discours
qui ne vaut qu’à être «opératoire», à guider le sujet dans
le sens d’une plus grande intégration (et donc maîtrise) de
sa double vérité imaginaire et factuelle, pulsionnelle et
réflexive, mais sans que la pratique d’écriture ait pour vocation
à résoudre la contradiction: «glissant en un mouvement perpétuel
dans les frayages du double sens créant son propre sens ambigu,
androgyne, l’écriture est inventée par la névrose», écrit
Doubrovsky (art. cit. p. 70).
23] Cf. Pascale Fautrier,
«Les Fruits d’or ou le livre imaginaire comme pratique de
subjectivation», art. cit. p. 393. «Pratique de subjectivation»:
Le sujet se construit pour Foucault selon un mode d’assujettissement
(éthique ou esthétique) qui est une "conversion à soi", où
il s’agit de "constituer le soi comme objectif à atteindre"
par un certain nombre de pratiques, de la gymnastique à l’écriture:
la copie de sentences philosophiques. Cf. notamment L’Herméneutique
du sujet, Paris, Gallimard-Seuil, coll. "Hautes études", mars
2001, pp. 13, 247, et note 5 p. 60. Le «mode d’assujettissement»
esthétique vise à constituer le soi dans la pratique de création,
à faire de sa vie une œuvre d’art, à produire une «esthétique
de l’existence». Le tropisme (la pratique littéraire du tropisme)
comme pratique de soi est une ascèse et une esthétique de
l’existence.
24] Nathalie Sarraute, Digraphe,
mars 84, p. 9-11.
25] J’ai pointé dans d’autres
de mes articles (notamment dans la communication que j’avais
faite ici à Cerisy en 2001 publiée dans la Revue des Sciences
humaines, «Les Fruits d’or ou le livre imaginaire comme désir
de subjectivation», op. cit., ou encore dans un autre texte
paru en 2005 dans les actes du colloque de Nanterre: «Un trou
dans la toile de reps») l’énorme différence qu’il y a entre
la désubjectivation blanchotienne par exemple et l’entreprise
sarrautienne: différence philosophique, Sarraute se rattache
explicitement à une philosophie de la conscience et de la
liberté comme condition ontologique de la subjectivité pour
le dire vite - on sait le rôle qu’a pu jouer Sartre dans sa
formation intellectuelle).
26] Nathalie Sarraute, Œuvres
complètes, op. cit. p. 1940 (notice de Enfance rédigée par
Ann Jefferson).
27] Cf. Pascale Fautrier,
«Enfance, généalogie d’une écriture», op. cit., p. 46.
28] «J’ai voulu décrire
comment naît la souffrance qui accompagne le sentiment du
sacrilège. Quel sacrilège? Celui qui a consisté pour l’enfant
à nier le mensonge originel, à mettre en question la beauté
originelle, la suavité, la sublimité, la beauté maternelle
qu’elle avait pourtant jusque-là reconnue, absorbée avec volupté.
Un sacrilège qui peut-être déclenché la vie d’un écrivain»,
Nathalie Sarraute, in «Portrait de Nathalie» (entretien avec
Viviane Forrester), Magasine littéraire, n° 196, juin 1983,
p. 19.
29] Le mot est de la critique
Françoise Asso: cf. Nathalie Sarraute, une écriture de l’effraction,
PUF, 1995.
30] L’Ere du soupçon, Paris,
Gallimard, 1956, coll. Folio-essais, 1987.
31] Il faut remarquer ici
que Sarraute se réfère plus volontiers aux sciences cognitives
qu’à la psychanalyse pour étayer sa conception de la conscience
polyphonique (voir sa référence à Jacques Monod, OC, 1699;
elle aurait été ravie de lire cet article récent du Monde
à propos du livre du neurobiologiste Daniel C.Dennett: De
beaux rêves obstacles philosophiques à une science de la conscience
(Ed. de l’éclat). Daniel qui conçoit la conscience comme le
terrain d’une lutte de contenus en quête de notoriété (prenant
le pas sur d’autres et accédant à la conscience réflexive
par insistance): pas de «moi total» donc mais une «relation
démocratique quelque peu anarchiste» entre des flux d’activités
localisées dans des zones diverses du cerveau; notons par
ailleurs que la polyphonie sarrautienne est orchestrée par
une pulsion majeure, la pulsion narcissique («s’aimer»), qui
peut impose à la conscience une tyrannie moïque - ou ce que
les moralistes du XVII7me appelaient l’amour-propre; elle
oppose à cette politique narcissique une contestation politique
et morale et économique de cette unification accidentelle
de la conscience (mais non moins en partie inévitable). De
même il y a une conscience nette chez Sarraute des processus
de dramatisation propre au travail de création comme au travail
du rêve dont les deux traits sont la transformation d’un désir
ou d’une pensée plus ou moins consciente en situation dramatique,
et distribution de la personnalité en plusieurs personnages
ou voix.
32] Conférence de N. Sarraute,
centre culturel d’Oslo, octobre 1984, cité in Monique Gosselin
commente Enfance de Nathalie Sarraute, foliothèque n°57, p.
11.
33] Les tropismes, Sarraute
le dit, ce sont les «idées» obsessionnelles de la petite fille,
mais élaborées, abstraites de leur contexte, détachées du
sentiment hainamoureux pour la mère. Sarraute décrit ainsi
la fin de la névrose obsessionnelle cesse: «Des idées … pas
«mes» idées … plus de ce «mes» louches […] Je l’ai pensé et
cela n’appartient qu’à moi. Je n’ai à en rendre compte à personne»
(OC 1064). Double mouvement donc, de généralisation et d’appropriation.
A propos des tropismes, Sarraute a déclaré un jour à Viviane
Forrester: «Au fond, je n'aurai vécu que pour une idée fixe»
(Viviane Forrester, «Les regards de Nathalie Sarraute», Le
Monde, 15 juillet 1994).
34] «Il se passe quelque
chose que je ne veux pas définir psychologiquement. Il se
passe quelque chose à l’intérieur de la vie psychique qui
ne peut être rendu que par de l’écriture, du langage. […]
Presque uniquement par la métaphore, mais aussi par le rythme,
la phrase.», Nathalie Sarraute, Qui êtes-vous? , op. cit.,
p. 149
35] Cet être en droit éternel
dont Tchékhov veut croire qu’il est encore au-delà de sa propre
mort (et Sarraute avec lui, racontant cette histoire au début
de L’usage de la parole, Paris, Gallimard, 1980): «Ich sterbe»,
«Je meurs», déclare-t-il, et Sarraute de commenter en style
indirect libre: «Avec ces mots bien effilés, avec cette lame
d’excellente fabrication, elle ne m’a jamais servi, rien ne
l’a émoussée, je devance le moment et moi-même je tranche:
Ich sterbe» (OC, 926). L’écrivain héautontimoroumenos est
ici «la plaie et le couteau» dans une affirmation de surpuissance
magique: le mot tue, mais c’est l’écrivain qui le manie -
pour «trancher» le fil de la vie même. On a ici comme une
allégorie du rapport très ambivalent de Sarraute au langage
- surpuissant et mortifère.
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