Écritures de soi en souffrance
Orazio Maria Valastro (sous la direction de)
M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010
TENTATIVE DE SUICIDE POÉTIQUE DE LA VOIX POÉMATIQUE NERUDIENNE
Dominique Casimiro
dominiquecasimiro@yahoo.es
Doctorant à l’Université de la
Sorbonne Nouvelle et à la Universidad de Chile. Membre des
équipes doctorales de Paris III (CRICCAL) et de Paris IV (PIAL).
Thèse portant sur le silence et le son dans la trajectoire
poétique de Pablo Neruda. Correspondant français de la revue
de littérature chilienne Nerudiana.
Dans une lettre
au critique argentin Héctor Eandi en date du 24 avril 1929
- dont nous proposons un passage traduit -, le chilien Pablo
Neruda évoque ses luttes et ses souffrances infligées par
un exil professionnel en terres birmanes: «Je me trouve invalide
pour m’exprimer d’une manière communicable, je me suis entouré
d’une certaine atmosphère secrète et je souffre de véritable
angoisse pour dire quelque chose, même à moi-même, c’est comme
si aucun mot ne me représentait et j’en souffre énormément».
Être de parole et être isolé, sans personne à qui parler,
employant un anglais qu’il ne maîtrisera vraiment jamais,
Pablo Neruda touche alors le fond non seulement de son angoisse
existentielle, mais aussi, et c’est le plus pertinent, de
son angoisse d’expression. Comme il le laissera transparaître
cinquante ans plus tard dans ces mémoires posthumes (Confieso
que he vivido, 1973), cette mission en terre extrême et inconnue
aura un effet de souffrance atroce et de mort lente sur sa
personne.
La voix poématique que nous retrouvons dans le recueil Résidence
sur la terre (1925-1931 pour la première Résidence et 1931-1935
pour la seconde) devient alors le porte-parole de cette souffrance
insoutenable. Ses modulations poétiques traduisent, au fur
et à mesure de l’exil birman, cette douleur qui ronge le sujet
poétique. Parce que sa souffrance éloigne Pablo Neruda de
la vie et le rapproche inexorablement d’une mort certaine,
la voix poématique s’imprégnera poème après poème de cette
souffrance.
En toute simplicité, l’écriture de la souffrance nérudienne
se notifie par l’interjection «ah!» (l’interjection originale
espagnole «ay» rend avec plus de justesse ce cri de douleur)
à neuf reprises dans la première Résidence: «ah! Ce que mon
cœur pâle ne peut embrasser» («Galop mort», v. 27); «ah! Avec
un seul alcool je peux congédier ce jour» («Saveur», v. 13);
«Place-moi sur ton dos, ah, accueille-moi» («Madrigal écrit
en hiver», v. 5); «Ah! Une à une, la vague qui pleure et le
sel qui s’émiette» («Diurne dolent», v. 19); «Ah! c’est le
destin d’un jour qu’on attendait» («Mousson de mai», v. 24);
«ah! Pour l’eau invisible que je bois en rêvant» («Art poétique»,
v. 5); «Ah, quel éternel pays fermé» («Cantiques», v. 16)
et «Ah, que ce que je suis continue à la fois et cesse d’exister»
(«Symbole d’ombres», v. 16). Cette expression de la souffrance
résonnera encore plus lorsqu’elle viendra à se confondre avec
son homonyme «hay» («il y a»), répété 79 fois au cour des
deux Résidences, comme dans l’extrait suivant, issu de «La
Nuit du soldat»: «Ah, de chaque nuit qui survient, il y a
un peu de braise abandonnée qui s’épuise seule…».
Plus cette souffrance s’incrustera dans les modulations de
la voix poématique nérudienne, plus celle-ci aura tout simplement
du mal à s’exprimer. Aussi choisira-t-elle, lorsque le degré
de douleur se fera intense, la répétition, le ressassement,
une expression gauche et incorrecte, une syntaxe révolutionnaire
pour comme marqueurs de sa souffrance. La pièce intitulée
«Seulement la mort» réunit, au vers 1 à 12, ces divers procédés:
Il y a des cimetières solitaires,
des tombes pleines d’os sans résonance,
le cœur traverse un tunnel
obscur, obscur, obscur,
nous mourons vers l’intérieur comme dans un naufrage,
comme si nous nous noyions dans le cœur,
comme si nous tombions de la peau à l’âme.
Il y a des cadavres,
il y a des pieds de dalle poisseuse, froide,
il y a la mort dans les os,
comme un son pur,
comme un aboiement sans chien.
Les italiques, caractéristique de ce poème, marquent à chacune
de leur apparition au cours des Résidences, un degré de plus
dans la souffrance du sujet lyrique nérudien devenu errant
perpétuel, chemineau, pèlerin, homme décentré et sans repères,
arrivé au terme d’une route décevante et qui en ferait un
bilan désabusé. Résidence sur la terre dessine ainsi une courbe
au cœur de la souffrance qui conduit de la douleur, de la
tristesse et du silence, induits par le passage d’un temps
qui saccage tout sur son passage.
Le poème, mise au monde de formes vivantes, signifiantes,
sonores et silencieuses, demeure la traduction d’un mouvement
langagier qui reconduit constamment le sujet lyrique vers
une subtile et exquise quête intérieure qui préside au choix
des mots, après maints signes d’angoisse, termes de reprise
intérieure, doute, douleur et questionnements. Mais les mots
lui manquent. Les sons lui manquent. Sans le son, le sujet
lyrique ne pourrait, a priori, poétiser son existence. Pour
pouvoir poétiser, ce sujet aimerait bien sortir de ce silence,
de ce «roulis constant, instable, aussi muet / que les lilas
autour du couvent, / ou l'arrivée de la mort sur la langue
du bœuf / qui tombe à grand fracas, s'écroule et dont les
cornes veulent sonner» (v. 19-22). Mais en exhalant sa plainte,
le cœur nérudien crée un rythme qui semble la figure même
d’un malheur dont se fait l’écho l’étendue endeuillée de l’océan,
tel un lieu où se rassemblerait la douleur énigmatique d'une
radicale dispersion. Pour nous en convaincre, lisons les v.
27 à 31 de «Barcarole»:
Le cœur résonne alors comme une conque amère,
il appelle, ô mer, ô souffrance, ô frayeur dissipée
éparse à travers épreuves et vagues disloquées:
dans ce tumulte la mer accentue
ses ombres étendues et ses âpres coquelicots.
Désormais, le vers nérudien s'énoncera en «noires syllabes
de sang» (ibid., v. 3). A la suite de cette souffrance extrême,
le sujet nérudien se déshumanise et son cœur devient simple
tube rempli de vide, puis bouteille pleine d’un liquide bouillonnant
(«ses incessantes eaux rouges monteraient, / et il retentirait
[le cœur], retentirait d'ombres, / retentirait comme la mort,
/ hurlerait comme un tuyau plein de vent ou de sanglot, /
ou une bouteille dont coule l'épouvante à flots.», ibid.,
v. 40-44). Ce cœur atrophié n’est plus en mesure d’apporter
l’énergie, la vie suffisante au sujet lyrique qui suffoque,
étouffe. Au vu de ce souffle aux conséquences que nous devinons
désastreuses, l’on ne peut s’empêcher alors de s’arrêter un
moment et de revenir sur le début du poème pour se demander
si ne s’exprimerait pas, et ce, dès les premiers moments de
la pièce, un désir de non-réalité, une envie de suicide face
à la menace d’une mort, elle, toute sonore: «si tu posais
ta langue comme une flèche rouge / là où bat mon cœur poussiéreux,
/ si tu soufflais dans mon cœur, près de la mer, en pleurant,
/ il résonnerait d'un bruit obscur, avec le roulement d'un
train de rêve, / comme des eaux vacillantes, / comme l'automne
en feuilles, / comme le sang » (ibid., v. 4-10). Le locuteur
en crise n’a de douleur que du fait d’être vivant. Son expression
est de moins en moins limpide, son rythme se ralentit, ses
sons deviennent pure imitation d'eux-mêmes. Si près de la
mort, un suicide poétique abrègerait-il les souffrances du
sujet lyrique? De par la rareté de la prose dans la trajectoire
poétique de Pablo Neruda, cinq pièces attirent notre attention:
«La Nuit du soldat», « Communications démenties»; «Le déshabité»;
«Le jeune monarque» et «Établissements nocturnes». L’écriture
en prose devient expression poétique d’une tentative de suicide
de la voix poématique nérudienne aphone et impuissante face
à la progressive disparition de ses pouvoirs langagiers.
Contre toute attente, la voix poématique nérudienne poursuivra
sa course folle, malgré cette tentative de suicide poétique
par absorption de prose. En nous replongeons dans la correspondance
échangée par Pablo Neruda et Héctor Eandi nous découvrons
que cette souffrance aura servi, paradoxalement, d’humus fertile
à la voix poématique nérudienne. Ainsi lisons-nous, dans la
lettre écrite depuis Rangoon en date du 8 septembre 1928,
après une large description centrée sur sa vie en Asie du
Sud-est: «Moi, j’ai décidé de tirer profit de cette lutte,
d’utiliser mes faiblesses. En effet, cette étape de souffrance,
funeste pour beaucoup, est une matière noble pour moi!». La
dépréciation de la poésie n’aura donc été que rhétorique et
la situation de souffrance nous apparaissent aujourd’hui comme
l’un des moteurs de la création lyrique nérudienne. Parce
qu’il s’était senti impuissant face au Temps, parce qu’il
s’était même décidé à faire le deuil de Soi, parce que l’idée
d’un suicide poétique lui est passée par l’esprit, le sujet
nérudien a simulé sa perte et sa disparition dans et par l’écriture
et a contribué, de la même façon, à son éternité.
La souffrance, nous l’aurons compris, a servi, dans cette
trajectoire poétique originale qu’est la trajectoire de Pablo
Neruda, de facteur de création. De cette «saison en enfer»
qui aura mis en avant une inquiétante tentative de suicide
poétique, Pablo Neruda sera en mesure d’énoncer sa propre
conception du travail poétique. De Tentative de l’homme infini
(1924) à Fin du monde (1969) où le poète n’aura de cesse de
se décrire comme homo faber au travers d’une métaphore triple:
tantôt menuisier travaillant les mots, tantôt boulanger chargé
d’une certaine communication quotidienne, ou encore forgeron,
ouvrier métallurgiste engagé dans les luttes historiques.
De ce séjour, il aura compris que la poésie est un travail,
une activité transformatrice. Le poète n’est pas démiurge
puisqu’il ne crée pas. Toutefois, s’il est «matière qui chante»
(Friedrich Engels), c’est au prix d'une souffrance et d'un
travail du négatif. La troisième Résidence (1935-1945) écrite
à la suite de la souffrance ressentie par l'irruption du fascisme
en Espagne, et la pièce intitulée «Les fureurs et les peine»
et la séquence «L’Espagne au cœur» marqueront le retour de
la souffrance comme motif créateur dans l’esthétique de Pablo
Neruda; mais cette fois-ci, l’apport poétique sera considérable.
Lisons l’introduction de «Les fureurs et les peines» pour
nous rendre compte du nouvel apport de la souffrance –cette
fois-ci du peuple espagnol– à la poésie nérudienne:
J’ai écrit ce poème en 1934. Que de choses sont survenues
depuis lors! L’Espagne où j’ai écrit est un amas de ruines.
Ah! Si seulement avec une goutte de poésie ou d’amour nous
pouvions apaiser la haine du monde, mais cela, la lutte et
le cœur résolu le peuvent seulement. Le monde a changé et
ma poésie a changé. Une goutte de sang tombée sur ces lignes
demeurera vivante en elles, indélébile comme l’amour.
La souffrance ressentie par Pablo Neruda face aux victimes
de la Guerre civile espagnole ou celles, oubliées ou condamnées
au silence, de la Conquête espagnole conduira à la création
d’une voix et d’une langue poétiques nouvelles pour dire toute
la vie et toutes les morts de l’homme universel. La solidarité
dans la souffrance et le désespoir, la fraternité littéraire
avec des poètes espagnols (García Lorca, Alberti, Hernández…)
agira comme catalyseur et provoquera la réconciliation avec
le monde. Le locuteur poétique, désormais solidaire des hommes,
deviendra messager de la Nature et de l'Humanité, mais aussi
… boulanger! Il fera de sa poésie un pain sensuel et quotidien.
La souffrance, comme un levain, donc, mais un levain virtuel,
comme nous le verrons, aura permis à ses mots de se gonfler
de vie et d’atteindre d’autres horizons esthétiques et humains.
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