Écritures de soi en souffrance
Orazio Maria Valastro (sous la direction de)
M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010
L’AGENCEMENT DE LA SOUFFRANCE DANS L’ÉCRITURE D’HANS HENNY JAHNN
Barbara Jovino
barbara.jovino@laposte.net
Doctorante en littérature moderne
et comparée à l'université de Tours et de Constance.
Lorsque dans ses
entretiens avec Walter Muschg, Hans Henny Jahnn (1894-1959)
déclare que sa pièce de théâtre Pastor Ephraïm Magnus (1916,
Prix Kleist en 1923) répondait à une recherche effrénée et
passionnelle de la vérité, que cette œuvre marqua la «liquidation
de sa religiosité» [1],
il semble que deux aspects importants de son œuvre soient
éclairés. L’entreprise littéraire de Jahnn est d’abord une
tentative passionnelle de découvrir la vérité. La souffrance
qui submerge la passion ressort nettement dans le mot allemand
«leidenschaftlich» [2],
où le radical «leiden» qui signifie «souffrir» est mis en
exergue. La recherche n’a de plus grande souffrance que la
vérité, l’exploration de la vérité chez Jahnn est une passion
qui exige le refus de l’idéalisme religieux [3].
Jahnn ne procède pas à la liquidation de Dieu, mais désire
faire apparaître ce qui, au-delà de l’assignation, se tient
dans la nuit du mot Dieu, ce dernier mot «voulant dire que
tout mot, un peu plus loin manquera» [4].
L’écrivain mentionne, au sujet d’Ugrino et Ingrabanie écrit
la même année que le Pasteur Ephraïm Magnus, la dimension
«spirituelle» de sa quête littéraire: Ugrino et Ingrabanie
«montre qu’une nouvelle conception du monde, positive, s’est
glissée en moi. Un monde différent, non détruit, apparaissait
et demandait à être conquis, pas découvert, mais fondé, ou
pour le dire plus simplement: créé - monde particulier, que
je devais opposer à l’existant. Pour que cela devienne possible,
il fallait d’abord faire de grandes découvertes d’ordre spirituel:
je devais observer le tissu de l’univers depuis l’autre côté,
l’envers.» [5] Si la vérité
recherchée par Jahnn nécessite de s’affranchir du médium du
tiers institutionnel, c’est que cette vérité, dépassant toute
possibilité d’appartenance, est le mouvement de la recherche
vers l’inconnu du monde intérieur. La recherche de Dieu, chez
Jahnn, est une expérience intérieure.
Dans les affirmations de l’écrivain se confondent deux espaces:
celui de la recherche spirituelle et celui de l’œuvre. L’œuvre
n’est pas donnée comme étant le résultat de la quête, elle
est le temps et l’espace où écrire devient le processus actif
de la recherche, où l’existence de l’auteur est confondue
avec l’œuvre, où il n’est plus de distinction possible entre
le sujet et son objet, l’objet étant tout à la fois l’envers
du sujet et le sujet l’envers de son œuvre. L’œuvre littéraire
est ainsi ce qui porte à notre regard et à notre ouïe ce que
fut son auteur, puisque celui-ci a fait de l’écriture et du
livre le dépositaire et le passeur de sa parole. L’écriture
fut pour Jahnn le médium qui sustenta l’expérience intérieure.
La littérature comme création d’un rapport fictif de communication
se fait l’espace intermédiaire où est mise en abîme et rejouée
de manière performative la tentative douloureuse d’entrer
en communication avec l’intériorité de soi qui ouvre à la
totalité. L’écriture de Jahnn n’est pas une écriture de l’entrée
ni de la sortie, elle est une traversée qui porte les stigmates
de la souffrance et retrace le geste de son élaboration. Soulevons
d’abord ce qui en suspens demeure dans cette affirmation.
L’œuvre est certes le don de soi par lequel je romps le silence
de mon anonymat, mais il ne va pas de soi que puisse être
transmise sans extrapolations la souffrance, si la question
de ce qu’elle est n’est pas préalablement posée, ainsi que
celle de savoir comment l’écriture de Jahnn, par-delà le contenu
de son énonciation, est à même de rendre compte de cette souffrance.
Pour parler de souffrance, d’une écriture de la souffrance
chez Hans Henny Jahnn, il faut donc se demander quels sont
les rapports qui agencent l’écriture et quelle est la nature
des rapports entre eux pour qu’ils produisent et disent la
souffrance. En ces termes, cette question fut celle que posèrent
Deleuze et Guattari dans L’anti-Oedipe à propos du désir [6]:
quels sont les rapports et comment s’agencent-ils entre eux
pour qu’ils deviennent désir? Comment le désir, qui est un
agencement mettant en jeu quatre facteurs - territoire, style
d’énonciation, état des choses et déterritorialisation -,
circule t-il dans cette construction? Bien que ces mots marquent
déjà le morcellement de l’être dans le lieu- même où est constituée
et articulée sa parole, cette construction n’est-elle pas,
elle aussi, indissociable du lieu où elle a été dite et prononcée?
Agencement du désir et de la souffrance, l’œuvre comme
agencement de soi
Étymologiquement, le mot souffrance signifie ce qui est porté,
ce que l’on supporte au sens de supporter quelque chose d’un
trop, d’un fardeau que l’on endosse et qui impliquerait un
supplément d’effort. Plus généralement, la souffrance est
caractérisée par une douleur physique ou morale et dans le
langage courant par une distinction entre douleur du corps
et douleur de l’esprit. Cependant, lorsque je dis à quelqu’un
que je souffre, il m’est demandé si je suis malade ou si je
suis démoralisé. Le mot souffrance vient d’abord souligner
une indifférenciation première qui empêche toute distinction
entre corps et esprit. Dans son acception étymologique, ce
mot évoque ce qui, nécessitant un effort supplémentaire, constitue
une surcharge douloureuse. Celui-ci implique une réflexivité
dialectique, une fracture entre cet état des choses que serait
le fait de porter une surcharge douloureuse et ce qui se porterait
sans supplément d’effort, et donc sans douleur. Un problème
se pose alors: une surcharge, dite ou ressentie comme un trop
à porter ou à supporter doit-elle nécessairement être douloureuse?
S’il est admis que le couteau qui m’entaille la chair provoque
une sensation insupportable et la perte de sang qui me conduit
à la mort, qu’en tant que sujet écrivant je ressens l’écriture
comme douloureuse, ou que la vue d’un mourant me fait éprouver
un écrasement dans la poitrine tel qu’il m’extirpe des larmes,
alors la douleur est de prime abord liée à la mort organique,
à l’agencement de mon corps biologique et mortel, mais plus
profondément, elle est liée à un agencement de l’ensemble
de mon être, corps et esprit indissociés, parce qu’elle est
un espace où la violence fait se rencontrer les limites de
mon corps biologique de même que les possibles sensoriels
et perceptifs de mon esprit. C’est un fait que le corps éprouve
la douleur, mais le sportif et l’ascète sont des exemples
qui indiquent que le seuil de l’insupportable, que les limites
du corps sont à même d’être dépassés, voire d’être assujetties
par l’esprit. La souffrance apparaît alors comme l’agencement
subjectif d’un processus de synthèse de l’esprit, dont la
douleur qui la caractérise, physique mais subjective elle
aussi, dépend des rapports que l’être entretient avec lui-même,
avec son corps et le monde, avec la mort. L’espace du sacré,
chez Jahnn, sera le lieu de cette synthèse.
Territoire
La pièce de théâtre Pasteur Ephraïm Magnus s’ouvre sur l’agonie
du pasteur Magnus, le père d’Ephraïm, de Jakob et de Johanna,
dans la chambre à coucher d’une cure, dans cet espace intermédiaire
situé aux côtés de la cathédrale où vit le curé: le presbytère.
Dans ce monologue, que Brecht avait salué comme l’un des plus
grands monologues du théâtre allemand, s’exprime la douleur
du Pasteur qui, assailli par la mort, assiste à la décomposition
de son cadavre. Proche du théâtre néo-romantique et expressionniste,
la pièce de théâtre se structure comme un «drame par étapes»
[7], divisé en deux espaces
distincts: d’une part, l’espace de la cure qui présente un
espace intérieur, celui où meurt le père Magnus et surtout
un espace extérieur, ouvert en plein air où se déroule la
première partie du texte jusqu’à l’assassinat d’une prostituée
par Jakob; et d’autre part un espace intérieur clos, la sacristie.
D’un côté se tient la salle arrière de la cure ouverte sur
le dehors: ce lieu est l’espace des rencontres et des conventions
sociales, l’espace où les enfants rencontrent de futurs prétendants.
Cet espace assujetti au monde profane, au mensonge et au masque
- qui n’est d’ailleurs pas situé «devant» l’enceinte réservée
mais en «arrière»; et de l’autre côté, dans une seconde partie
de la pièce, se tient un espace intérieur clos, ancestral
et sacré, où les personnages s’offrent aux excès de la transgression:
c’est la cathédrale. La pièce dessine un mouvement circulaire
qui déplie l’espace de l’intérieur de la chambre à coucher
vers l’extériorité du monde social, pour retourner dans l’intériorité
obscure et «inviolable» de la cathédrale. A l’inverse de l’espace
du dehors, lieu de l’éphémère des rencontres et du simulacre,
la cathédrale est un espace possédant une spatialité et une
temporalité particulières résistant à l’usure du temps, un
lieu collectif traversant les âges et destiné par les hommes
à ce qui n’a ni commencement ni fin: il s’agit du temps et
de l’inconnu du sacré. Nous avons ici un territoire, un espace
architectural monumental à partir duquel est agencée la pièce
et localisé le discours des personnages. Selon Deleuze et
Guattari, un agencement possède deux faces: «l’agencement
machinique de désir» et «l’agencement collectif d’énonciation»
[8]. Chez Jahnn, l’architecture
monumentale de la cathédrale est l’espace qui structure et
accueille le monde intérieur, elle est l’espace clos du désir
et de l’interdit, de la fascination et de l’angoisse. Cet
espace, qui devient pour l’écrivain l’objet d’une conquête
suscitant la violation de l’inviolable, préfigure un espace
de crise et de transformation. La découverte de l’espace intérieur
implique d’abord d’abandonner l’espace du visible de la représentation
évoqué par le masque, en cela que cet objet symbolique constitue
un relais, sinon un obstacle, à l’accès de la dimension intérieure
véritable de l’être. La vérité n’a cependant pas d’objet intelligible,
placé dans un lieu sacré, il lui est conféré l’étendue des
possibles de l’inconnu, une infinité de possibles.
Style d’énonciation
Dans la cathédrale, la pièce acquière une dimension polyphonique
[9]. Les voix des trois
personnages, suppliant un ciel vide, cherchent une réponse
à la vérité de l’existence de Dieu par la dialectique, espèrent
une voie pour rejoindre sa présence. Rappelons ici les derniers
mots du père Magnus évoquant les chemins qu’il désigne à ses
enfants: «Il n’y a que deux voies qui sont sûres. L’une est
merveilleuse, l’autre terrible. L’une consiste à vivre les
choses qui sont voulues, pleinement, sans retenue - aimer,
vivre l’amour tel que Dieu le voulait: être criminel. Et l’autre:
devenir l’égal de Dieu, prendre sur soi tous les tourments
sans jamais être délivré; car Dieu est ainsi, depuis qu’on
a dédaigné son amour et l’a crucifié. [...] La troisième voie,
sans issue, est la mort.» [10]
Jakob représente la voie du crime [11]
et Ephraïm la tentative de devenir l’égal de Dieu. Le déploiement
de leur discours n’est pas sans rappeler l’exigence circulaire
qu’évoqua Blanchot, inspiré par la dialectique hégélienne,
à propos de la dialectique de l’être dans L’entretien infini:
«L’être se déploie comme le mouvement tournant en cercle,
et ce mouvement va du plus intérieur au plus extérieur, de
l’intériorité non développée à l’extériorisation qui l’aliène
et de cette aliénation qui l’extériorise jusqu’à la plénitude
accomplie et réintériorisée.» [12]
De l’intériorité qui est centre, la pensée dialectique se
meut jusqu’à l’extériorité où, renversé par d’infinis glissements,
elle retourne au foyer de son énonciation. Circulaire, elle
offre un parcours que l’exigence des opérations discursives
de l’esprit conduit à l’aliénation. Elle débute et s’achève
à l’intérieur de l’être. C’est sûrement à cette découverte
- dont la dialectique est le médium extériorisant une aliénation
qui, pour ouvrir l’être à son intériorité, doit anéantir sa
démesure - à laquelle répondent les premières phrases du roman
expérimental Ugrino et Ingrabanie: «J’ai au fond de mon âme
un monde; mais c’est comme s’il était en ruines et démoli,
parce qu’il est tombé de haut» [13].
La recherche de la vérité est alors ce qui rend toute recherche
impossible, de sorte que cette impossibilité devient l’état
extrême où l’être se pense tel qu’il lui faudrait mourir.
La recherche est la permanence du questionnement, la négativité
de Dieu en tant qu’il incarne la question qui ne peut cesser.
Elle aliène car elle est ce qui épuise toute parole, elle
porte au supplice qui précède l’expérience où l’être sera
renvoyé par le non-savoir à son intériorité, renvoyé à cette
vacuité par laquelle il pourra se rendre disponible à l’écoute
de la totalité. Le supplice de l’exigence circulaire est ce
qui, remettant tout en question, conduit à l’extase du non-savoir
comme plénitude de la mort réintériorisée.
Le parcours de cette recherche de soi est restitué par un
agencement d’énonciation qui rend compte de la composition
polyphonique du Pasteur Ephraïm Magnus. Jahnn mentionne dans
les didascalies que la seconde partie de la pièce est traversée
par la musique de Bach. Il a été retrouvé sur la table de
travail du musicien l’Ars Combinatoria de Leibniz. De même
que la musique de Bach travaille la variation, la dialectique
articule le discours par combinations, opère par glissements
variationnels et permutations. Il faut rappeler ici la passion
que Jahnn voua à l’orgue - il devient théoricien et réparateur
d’orgue à Hambourg - pour comprendre que les instances discursives
du texte forment des voix dialogiques, que les voix figurent
les différents tuyaux d’un orgue transformant la matière sonore
et textuelle en un agencement instrumental complexe, multiple
et symphonique. Cette matière textuelle avance non par enchaînements,
mais par associations juxtaposées, par variations. Ce qui
détermine la phrase est davantage son rythme et son souffle
que sa syntaxe. L’œuvre en ce sens façonne un style d’énonciation
qui, au travers des variations combinatoires et dissolues
de la dialectique, porte l’être aux limites du langage et
de son entendement. C’est dans la dialectique que se dit et
s’éprouve la souffrance, au travers du rythme fragmentaire
où s’exalte l’exigence circulaire de l’entretien infini.
Désir et souffrance: état des choses
Assemblons ce qui est épars. Si l’espace de la conscience
intérieure est représentée par la cathédrale, que l’orgue
est, non sans coïncidence, l’instrument de prédilection de
cet espace, l’agencement complexe donne au texte de Jahnn
son moteur et son objet illimité: l’intériorité est l’espace
d’infinité où le sujet, morcelé au travers des voix polyphoniques,
devient infiniment pluriel et multiple. A l’agencement du
texte cathédrale/orgue, répond l’agencement métaphorique espace
intérieur/multiplicité du sujet: architecture de soi. Le mouvement
de la recherche se situe dans cette transposition fantasmagorique
et imaginaire d’un lieu réel dans l’espace extra-diégétique
de la narration au travers duquel circulent les mouvements
des voix polyphoniques qui incessamment questionnent l’objet
de leur désir. L’architecture comme espace et l’espace du
corps de la conscience comme organicité architecturale ont
justement pour Jahnn comme enjeu de «conférer une articulation
rythmique à la matière» [14].
Si la construction d’un agencement est, selon Deleuze et Guattari,
l’expression du désir, écrire devient alors la manifestation
de ce désir. L’aspect architectural ici l’emporte sur l’aspect
«machinique» du désir et le parcours circulaire de l’espace
se confond avec le mouvement circulaire du discours. L’agencement
du désir et l’agencement collectif d’énonciation sont chez
Jahnn assemblés dans un lieu architectural unique qui implique
à la fois l’illimité du sacré, la mémoire collective, la multiplicité
des sujets, et la violence d’une transformation à venir.
La souffrance est énoncée dans un agencement qui met en rapport
un territoire sacré, étant ici la diégèse/la cathédrale -
un territoire qui, nous le verrons, est hétérotopique - à
un style d’énonciation qui fonctionne selon deux niveaux:
l’énonciation est produite par des locuteurs (Père Magnus,
Ephraïm, Jakob, Johanna) dans l’enceinte du sacré. La nature
des énoncés a pour objet le questionnement des attributs de
Dieu, ils donnent à entendre les hurlements intérieurs des
protagonistes affectés par l’impossibilité de prouver l’éternité
et de trouver la certitude. C’est ce que Deleuze et Guattari
ont appelé état des choses. Chez Jahnn, les locuteurs s’adressent
tantôt à leur interlocuteur et à eux-mêmes, tantôt à la présence
invisible d’une potentialité discursive. Situés dans l’espace
impersonnel et communautaire de la cathédrale, ils s’adressent
à la communauté absente et virtuelle de ceux qui ont souffert
au nom de Dieu, comme Jahnn s’adresse à l’intention et la
place de ceux qui peuvent entendre. Énonciation et énoncé
s’articulent autour d’un rythme qui devient le medium permettant
d’agencer le rapport entre dire et dit, ce rythme étant marqué
dans la pièce par la circularité et le fragmentaire. Ainsi,
si le désir est ce qui coule au travers des agencements, de
même que la dialectique coule au travers de l’agencement d’énonciation,
la souffrance correspond à un espace d’obstruction et d’écrasement
traversé par des éléments exerçant une force d’intensité variable
sur le sujet. Et si le désir est un enchaînement de flux,
la souffrance est ce qui fragmente l’enchaînement des flux
du désir puisque alourdi et lesté. Le sujet porte dans la
cathédrale l’insupportable: il porte le poids du sacrifice
collectif et religieux ayant permis de construire cet édifice,
il porte le poids du verbe et de la religiosité. Si l’écrasement
réprime et empêche le pas, il est aussi ce qui fascine et
suscite le dépassement de l’insupportable. Le texte de Jahnn
agence et rassemble autour de la fascination l’espace de l’écrasement
et l’espace du désir de l’incommensurable. Là, souffrance
et désir sont liés. La souffrance apparaît alors comme une
construction asymétrique du désir, comme l’envers de son agencement.
Elle aboutit chez Jahnn au désir d’un ensemble où coexistent
entre - eux de manière complexe une multitude d’objets et
de discours (religieux, politiques, juridiques), parce que
cet ensemble (cathédrale), vécu comme une violence faite au
désir lui-même, révèle l’assignation, mais surtout, révèle
la puissance d’exaltation du non-savoir liée à l’inintelligibilité
de Dieu. La souffrance doit alors être pensée comme un médium
rendant compte de la manière dont Jahnn pense et désire le
monde, et de la manière dont il est pensé par le monde et
le supporte. De plus, elle est supplice lorsque, inséparable
du désir, elle s’y confond [15].
Le supplice jouit de l’anéantissement, il est une souffrance
désirante comme préliminaire à l’extase de la plénitude. C’est
pourquoi la mise à l’épreuve et la transgression deviennent
les objets du désir permettant d’atteindre la douleur qui
conduira à la limite du représentable et du possible. L’aliénation
est alors ce moment essentiel où, anéanti en son centre, l’être
est pulvérisé pour atteindre au désordre d’intensités décuplées
par le fragmentaire. L’écriture du Pasteur Ephraïm Magnus
montre que désir et souffrance sont les deux versants d’une
même machine. On ne peut arrêter ni la machine-désir ni la
machine-souffrance sous peine d’arrêter toute la machine.
L’agencement-cathédrale de Jahnn incarne l’espace du franchissement
et de l’entrave où la souffrance, non mesurable ni échangeable,
découle de l’intensité des forces en présence dans les rapports
selon une répartition de l’intensité de ces forces dans l’espace.
Il ne s’agit pas de valeur chez Jahnn mais d’intensité. Le
rapport de ces forces produit la violence. Celle-ci est une
question délicate puisqu’elle est subjective. Tout le monde
ne ressent pas la douleur de la même manière et selon les
mêmes états des choses. Chez Jahnn, la cathédrale est supplice,
mais ce qui est énoncé en tant que souffrance est le relais.
Le relais exerce sur l’être un pouvoir autoritaire, le violente,
il est situé entre l’être et son intériorité et en fourvoie
le passage. Le fourvoiement est certes imputé à l’exotérisme
religieux, aux conventions bourgeoises et sociales, mais en
tant que le langage est un relais de la communication, qu’il
représente et organise les opérations de la pensée selon des
modèles d’agencements (mot, phrase, discours), le langage
assujettit l’expérience intérieure à l’ordre du discours et
de la représentation. L’autoritarisme du mot, chez Jahnn,
fait violence à l’indicible, entrave ce qui, par-delà toute
parole, s’exprime dans le sensible, là où l’esprit, descendu
dans le corps, accueille une sensation organique plus vive
encore que ne pourrait l’exprimer aucune parole. Muschg rapporte
à propos du langage de Jahnn cette note: «C’est comme si le
langage était constamment crée dans sa bouche. Toute mécanisation,
toute naïveté spontanée lui font défaut; un relais sépare
la pensée de son expression [...] c’est pourquoi il ne peut
pas, dit-il, faire face à un flot de parole: il ne dispose
pas avec assez de facilité de son langage.» [16]
Le langage est le relais qui empêche la libre circulation
de la parole en cela que la parole nécessite la codification
du langage pour exprimer le sensible. L’émoi inspiré par le
«battement rythmique grandiose qui régit le devenir et le
périssable révolus d’une éternité en une autre» [17]
est un flot éprouvé intuitivement par le corps et l’esprit
que le langage avilit. La cathédrale, en tant qu’espace où
l’inintelligible est rendu au sensible, est la construction
qui ouvre l’être au bouleversement de l’indicible. Et inversement,
en tant qu’espace investi du dogme et de l’assignation, elle
enferme l’être dans le simulacre duquel il tente de se défaire.
Bien qu’édifiée selon des codes, des agencements collectifs
d’énonciation et de désir, la cathédrale est un espace qui
ne requière aucun savoir préalable, mais s’offre à celui qui
veut y pénétrer.
Déterritorialisation
La localisation de l’imaginaire dans un lieu sociétal concret
est ce que Foucault nomme l’hétérotopie. Comme exemple d’hétérotopie,
Foucault désigne le cimetière, lieu proche de la crypte, où
défèque le personnage principal d’Ugrino: lieu qu’il altérera
et par lequel il sera altéré. Foucault parle d’«hétérotopie
de crise», espace qu’il tient comme particulièrement présent
dans les sociétés dites «primitives» et qui recouvre des lieux
privilégiés sacrés réservés à des individus en état de crise.
La cathédrale dans Pasteur Ephraïm Magnus est une «hétérotopie
de crise». Elle appartient à la phase de réintériorisation
de la quête où s’achève la douloureuse transformation intérieure
de l’être en vue de la sagesse philosophique. La cathédrale
est aussi, en tant qu’espace situé hors du temps, l’exacte
définition de ce que Foucault appela «l’hétérochronie», tandis
que le bateau, lieu de l’action du Navire de bois, première
partie de la trilogie Fleuve sans rives (1936-51) de Jahnn,
est selon Foucault «l’hétérotopie par excellence» [18].
L’hétérotopie, décrite par le philosophe comme un lieu du
dehors, devient chez Jahnn la transposition de l’espace intérieur,
devient un espace métaphorique. L’œuvre fait de lieux réels
des lieux d’irréalité, des espaces d’hyper-réalité. Dans ce
transfert de la réalité vers une hyper-réalité s’opère un
mouvement empirique et performatif de déterritorialisation.
Le passage hors du territoire de l’intimité auto-biographique
vers un territoire impersonnel fait de l’œuvre un médium déterritorialisant
élargi d’une nouvelle potentialité. L’œuvre utilise l’autobiographie
pour la transfigurer, de même, les lieux réels sont transportés
dans l’espace littéraire où ils acquièrent une fonction dramatique:
une fonction d’hyper-intensification. En agençant, l’œuvre
assimile et sur-intensifie l’espace intérieur, elle le dramatise.
La dramatisation semble être à la charnière du désir et de
la souffrance, elle échoit à la création en tant que «transfert
poétique» [19] de situation.
En effet, si la souffrance est le produit des rapports de
forces en présence dans le conflit, la souffrance en soi n’existe
pas: il existe une appropriation subjective de la douleur
impliquant différentes formes d’assimilations et de synthèses.
On pourrait ainsi définir quatre formes d’assimilation de
la douleur: le refus (la révolte), l’acceptation (la soumission),
la dramatisation (la sublimation, le renversement des valeurs)
et la non-douleur (la pulvérisation). Le refus de la douleur
chez Jahnn est exprimé par la révolte contre l’ordre religieux
et social et produit la figure du marginal: l’architecte dans
Ugrino et Ingrabanie ou le anti-héros de Perrudja (1929).
Elle implique la reconstruction d’un ordre religieux et social
avec ses propres règles. Ce fut le cas dans l’œuvre et l’existence
de l’écrivain puisqu’il fonda la communauté spirituelle d’Ugrino.
La dramatisation est présente dans l’espace intra- et extra-diégétique
de l’œuvre de Jahnn et explique le rapport entre l’expérience
intérieure et la transgression [20].
La dramatisation est la construction d’un agencement de désir
qui souffre de la nécessité de devoir avoir recours à l’agencement
lui-même pour représenter et énoncer la souffrance. Elle est
le supplice. Elle renverse et transporte la souffrance au
cœur du désir par le dépassement du conflit qui implique à
la fois de souffrir et de jouir de la création. La souffrance
demeure mais est dépassée par l’énergie du conflit d’où surgit
la tension nécessaire et productive de l’œuvre. La dramatisation
dessine donc un mouvement circulaire entre transcendance -
du latin: transcendenre «franchir, dépasser» - et immanence,
- du latin: immanens «demeurer»- , entre sujet et objet, le
sacré étant pour Jahnn la respiration infinie abstraite qui
existe entre les deux, là où il n’est plus de distinction
possible. L’écrivain recherche un face à face avec la souffrance
pour entrer par le corps sensible en communication avec la
totalité. L’expérience intérieure est la recherche, mêlée
d’angoisse et d’extase, d’un inconnu nécessitant la violence
de la fascination et du supplice. Elle serait la dramatisation
active du processus de création dans la contexture conflictuelle
du désir et de la souffrance, substituant à la représentation
et à l’intelligibilité de Dieu l’expérience créatrice elle-même.
Notes
1] Walter Muschg, Entretiens
avec Hans Henny Jahnn, p. 115.
2] «passionnel-le».
3] Emmanuel Mounier, Traité
du caractère, Anthologie, Editions du seuil, 1946, p.744:
«L’idéalise du religieux qui substitut les exaltations intérieures
et les religiosités vagues au corps solide d’une religion
à la fois métaphysique, sociale, juridictionnelle, sacerdotale
et rituelle».
4] Georges Bataille, L’expérience
intérieure, Tel Gallimard, 2006, p. 49.
5] Walter Muschg, Entretiens
avec Hans Henny Jahnn, p. 117; Walter Muschg, Entretiens avec
Hans Henny Jahnn, p. 25. Ces propos ne sont pas sans rappeler
l’expérience de conversion de Rilke évoquée dans Les Cahiers
de Malte pour laquelle Jahnn nourrissait une grande fascination.
6] De ce passage d’une assertion
située dans le domaine empirique, l’écriture d’Hans Henny
Jahnn, à une assertion de portée générale, nous avons franchi
un pas que nous aimerions ici, comme un contre-courant, déconstruire.
Car nous voudrions non pas uniquement nous situer au niveau
général d’une théorie du désir ou de la souffrance comme le
font Guattari et Deleuze, mais parlant d’un écrivain, nous
avons déplacé leur assertion de portée générale à une échelle
et un champs d’analyse plus restreint qui sera étudiée au
travers du médium de l’écriture.
7] René Radrizzani, à propos
du Pasteur Ephraïm Magnus, Corti, Paris, 1996.
8] Gilles Deleuze et Felix
Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, «Qu’est-ce
qu’un agencement», Editions de Minuit, Paris, 1975, p. 145.
9] Jahnn dit à Muschg qu’il
ressentait la polyphonie musicale comme «l’expression de la
quatrième dimension»: elle «embrasse une dimension qui échappe
à tous les arts et même à la poésie: le temps. La polyphonie,
si l’on entend ainsi la plus belle amplification de la pensée
musicale, est l’annonciatrice du futur dans le présent. Il
n’est pas jusqu’au canon qui ne rende sensible cette quatrième
dimension, laquelle dans la vie signifie le destin [...] La
musique l’a emporté sur la philosophie».
10] Hans Henny Jahnn, Pasteur
Ephraïm Magnus, Corti, p. 15.
11] «Il n’y a qu’une seule
pureté: celle qui découle de l’expérience que toutes les choses
douloureusement belles sont là afin qu’on en jouisse, en tire
un fugace plaisir, pour ensuite ressentir que c’est ailleurs
qu’il faut chercher le bienfait et l’apaisement d’une délivrance
divine, inouïe. [...] Nous devons nous sentir comme si nous
ne savions rien, et que nos actes aient été spontanés, comme
un mouvement secret dans le corps de la mère. Car ce que nous
avons fait de mal est uniquement devenu mauvais parce que
nous l’avons fait trop tard, à un moment où nous pouvions
l’interpréter avec des idées imposées».
12] Maurice Blanchot, L’entretien
infini, Gallimard, Paris, 2003, p.19.
13] Hans Henny Jahnn, Ugrino
et Ingrabanie, José Corti, 1994, p. 9.
14] Walter Muschg, Entretiens
avec Hans Henny Jahnn, Paris, Corti, p. 119.
15] L’expérience humaine
a montré que la souffrance pouvait devenir le désir de souffrir,
comme dans le sadomasochisme ou le désir de voir souffrir
comme dans la cruauté.
16] Walter Muschg, Entretiens
avec Hans Henny Jahnn, Paris, Corti, p. 37.
17] Yoram Bar-David, La
trilogie de Hans Henny Jahnn, cite l’auteur, Critique Mars
1962, p. 231.
18] Michel Foucault, Dits
et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études
architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement,
Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.
19] Jean Baudrillard, L’échange
impossible, Galilée, Paris, p.132.
20] Tant par l’amoralité
et la violence de ses œuvres de jeunesse que par les affres
de sa vie personnelle: sa bisexualité, la création de la communauté
marginale et spirituelle d’Ugrino, l’œuvre de Jahnn fut marquée
par le scandale et connut une réception difficile et controversée.
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