Le corps humain comme étalon
de mesure a participé et participe encore de la construction
de la réalité sociale. Certaines parties du corps servent
depuis des millénaires à quantifier et qualifier le monde
qui nous entoure, y compris les humains entre eux. Par exemple,
le pied a été le premier moyen de quantifier les terres pour
les partager; tandis que le jet d’une chaussure sur un être
humain qualifie encore la pire insulte en Irak. Aujourd’hui,
la mesure du corps s’est affinée et la biométrie part du fait
que tous les êtres humains possèdent une empreinte génétique
différente, qui permet de les différencier les uns des autres
à partir de leur corps et ainsi de les identifier, voire de
les sélectionner. Certaines parties du corps ont en effet
une qualité biométrique: si le nez n’a pas cette qualité,
les oreilles, les lèvres, l’iris par exemple, possèdent cette
qualité que les empreintes digitales ont révélée depuis plus
d’un siècle en ouvrant la voie à la police scientifique.
La renaissance du métier de maréchal-ferrant
depuis les années 1980 s’est opérée au prix d’une reconstruction
professionnelle des postures corporelles et pratiques mentales
de l’artisan. Actuellement itinérant, assujetti aux contraintes
de rentabilité, il assume seul la contention de l’animal.
Autrefois à son côté, il se trouve actuellement positionné
«sous le cheval», le porte et le supporte. Usant de son corps
comme d’un instrument, le maréchal met alors en place de multiples
techniques corporelles pour ajuster ses actions aux comportements
de la bête, pour lui faire sentir sa domination et mieux contrôler
l’animal dans l’accomplissement de son difficile travail de
ferrage. Cette contribution se propose d’explorer les pratiques
corporelles, les transactions dans lesquelles il entre avec
l’animal, ainsi que son rapport à sa souffrance et son plaisir,
mettant en lumière la construction d’une nouvelle corporéité
professionnelle.
Ce texte vise à présenter, de
manière exploratoire, un aspect particulier d’une recherche
en cours qui porte sur l’imaginaire politique autochtone contemporain
au Canada. On y trouvera un portrait impressionniste d’un
axe de la production symbolique autochtone contemporaine,
axe qui s’est graduellement constitué dans la recherche en
cours comme une hypothèse de lecture. Cette hypothèse est
à l’effet que l’imaginaire politique autochtone contemporain
apparaît comme étant organisé autour d’une constellation d’images/symboles
dont la dominante est la référence au corps. Plus précisément,
cette dominante semble être structurée par une doublure schématique,
sans cesse reconduite dans cet imaginaire, entre le corps
et la terre. Cette doublure corps/terre semble manifester
dans ce cas précis une notion implicite selon laquelle le
corps est un espace à géométrie variable - le corps est, comme
je veux l’appeler, un «corps-territoire».
La période 1960-1980 constitue
pour les arts plastiques un tournant décisif dans l’évolution
de la représentation du corps. Avec les premiers happenings
dès 1950, puis surtout avec les performances, dont le nombre
n’aura de cesse d’augmenter jusqu’à la fin des années 1980,
des genres nouveaux émergent, qui lui sont entièrement consacrés.
Et le phénomène déborde les pratiques par définition liées
à la physicalité: la vidéo, ainsi que les médiums plus traditionnels
comme la photographie, la sculpture, et la peinture témoignent
eux aussi d’une présence singulièrement incarnée dès 1960.
La corporéité y est exposée, déployée, disloquée dans toute
sa complexité, devenant le territoire d’expression d’un référentiel
aussi multiple que les artistes sont nombreux - à tel point
qu’il semble presque vain de questionner ses enjeux. Ce contexte
est aussi celui au sein duquel lequel les artistes femmes
commencent à affirmer leur statut, affichant une visibilité
croissante; en performance notamment, les proportions semblent
d’un équilibre inédit entre les femmes et les hommes.
Fernando do Nascimento Gonçalves - Carlos Romário Tavares Domingos - Tainá Del Negri
Nombre d’artistes s’occupent
du corps en tant que dispositif de production de significations
sociales (le corps habillé, docile, masculin, féminin, citoyen,
étranger, esthétisé, sain, malade, monstrueux, etc.). Le plasticien
brésilien Alex Flemming se situe dans ce courant. Son travail
se caractérise par une profusion d’installations, sculptures
et photographies où le corps devient le médium de la problématisation
du politique, de la mémoire collective et de l’identité dans
la culture occidentale contemporaine. Cet article se propose
d’analyser comment, chez l’artiste, le corps est construit
en tant qu’élément d’analyse de phénomènes tels que la «dépersonnalisation»
de l’individu, la production des identités culturelles et
de la violence dans les conflits internationaux. Il s’intéressera
particulièrement à montrer comment le corps pourrait aujourd’hui
mettre en évidence les dimensions «subjectives» de tels phénomènes
ainsi que les relations de pouvoir «moins visibles» qu’elles
impliquent.
Étudier l’impact des médias sur
la vie implique d’étudier comment les représentations s’y
diffusent. En voici un exemple particulier puisqu’il implique
une représentation d’ordinaire cachée de l’exposition médiatique.
La personne âgée, en effet, ne présente pas un corps envié,
propice au rêve et à la marchandisation. Comme le principal
procédé publicitaire repose sur l’identification et que, en
même temps, l’identification à une personne âgée n’est pas
enviable, comment faire pour susciter la consommation de produits
ciblés pour la vieillesse sans utiliser le «corps vieux»?
Pour répondre à cette question, il faut déjà séparer les deux
catégories de la vieillesse: celle des seniors qui offre un
marché potentiellement important et celle de la «vieillesse
ingrate» qui n’intéresse pratiquement pas l’offre de consommation.
Ensuite, il faut dégager des quelques publicités, montrant
des personnes âgées, des cibles et des procédés ; en effet,
l’emploi d’un «corps vieux» n’a pas nécessairement pour objectif
de s’adresser à des personnes âgées; dans le cas contraire,
de multiples procédés sont utilisés qui, pour la plupart,
cherchent à éluder le «corps» pour, malgré tout, favoriser
l’identification.
La mesure des performances est
aujourd’hui omniprésente dans les sports. Cette quantification
corporelle n’étonne plus outre mesure. Elle est devenue sociologique.
Les affaires de dopage ne fragilisent pas cette tendance.
Les performances sportives de l’élite mondiale sont devenues
très éloignées de ce que le commun des mortels peut envisager.
Elles sont incroyables et pourtant réelles. Parfois, une fraction
de seconde seulement sépare le bonheur de la victoire de la
désillusion d’une défaite. En dehors des arènes sportives,
d’autres performances sont réalisées. C’est le cas par exemple
des équilibristes, des «nez» dans de nombreux secteurs (viniculture,
cosmétique, etc.), des contorsionnistes, des imitateurs, etc.
A travers 21 entretiens, nous esquissons l’étendue des performances
réalisées, donc leurs mesures multiples. Comment ces performances,
le plus souvent chiffrées (en nombre de fragrances testées
par jour, en minutes d’équilibre maintenu sur un rouleau,
etc.), sont-elles vécues? Les exercices et les excès corporels
sont devenus leur quotidien, la mesure, leur étalon… qu’ils
tentent de maintenir ou de varier avec l’âge, à mesure que
leurs capacités déclinent.
Depuis la fin des années 1990,
un nombre croissant de Canadiens ont recours à la chirurgie
esthétique comme véritable projet corporel. Un problème sociologique
central émerge de ce recours massif. Pourquoi une pratique
traditionnellement féminine devient-elle une pratique hautement
signifiante pour ces Canadiens? La chirurgie plastique comme
pratique culturelle équivaut à une mesure physique de l’évolution
des pouvoirs entre les genres dans des pays comme le Canada.
En outre, elle sert d’indicateur corporel de la manière dont
les hommes vivent la crise actuelle de la masculinité. A la
suite de Douglas (1970) ou Sontag (1991), le bouleversement
normatif des corps, leurs modifications et leurs représentations
publiques sont, en effet, des mesures corporelles des changements
des relations de pouvoir entre hommes et femmes. Ces évolutions
au Canada déstabilisent réellement les modèles de masculinité
hégémonique, et sont directement observables à travers les
modifications à même la peau de ces hommes. Ces recours chirurgicaux
permettent de révéler les doutes, l’anxiété et l’anomie qui
parsèment les cultures contemporaines. Ils redéfinissent les
formes de ce travail corporel traditionnellement féminin.
Il s’agit donc d’analyser comment les corps masculins modifiés
par la chirurgie constituent une mesure aiguë du genre et
un révélateur d’identités dans les sociétés comme le Canada.
Nous proposons d'examiner les
différentes dimensions singulières du modèle du corps comme
prescription mathématique dans l'enseignement de la danse
classique ainsi que dans le domaine de création chorégraphique.
Après une perspective socio-historique, nous avons choisi
le cas particulier du travail du chorégraphe américain William
Forsythe, reconnu pour son apport dans le renouvellement des
codes esthétiques classique. En effet, dans le domaine de
la danse, le modèle du corps comme prescription mathématique
est indispensable dans l'acquisition de coordinations spécialisées.
Ce modèle géométrique et harmonieux est souvent inscrit dans
une opposition technique (qui s'acquiert par l'effort) à une
sensibilité artistique (qui a toujours été là). Questionner
le modèle du corps comme prescription mathématique dans le
domaine de la danse, c'est mener une critique de son économie
de production, de sa politique intérieure (du gouvernement
de son propre corps à celui des spectateurs), de ses conditions
d'exposition et de réception, de ses processus de création,
et plus encore de la formation de ses artistes. Aussi, la
question qui a conduit notre recherche est celle du modèle
du corps en danse classique, plus précisément la survalorisation
de la prescription mathématique dans un esprit de perfectionnement.
Corps matière, corps outil, corps
objet ou sujet, le corps dansant est imbriqué dans des problématiques
identitaires variées, elles-mêmes intriquées dans l’espace
social. Il peut être appréhendé comme le révélateur d’une
problématique sociétale particulière: «Ce corps [dansant]
apparaît comme une empreinte et une mémoire du vécu personnel,
mais aussi du vécu social, intégrant les diverses contraintes,
normes et valeurs socioculturelles de notre société». Comme
le rappellent P. Duret et P. Roussel à propos des corps des
culturistes et des anorexiques, les corps «définis comme des
outils privilégiés du travail sur soi […] soulèvent et tout
à la fois répondent à un ensemble de questions identitaires»,
dont ils distinguent trois récurrences: «celle de la continuité
ou de la rupture de la construction de soi», «celle des moyens
mobilisables pour affirmer une identité menacée» et «celle
aussi de la montée en singularité». La dimension identitaire
du corps est ici pensée à l’échelle individuelle, interrogeant
des invariants du travail du corps en tant qu’expression d’une
identité propre à chacun. Si le travail chorégraphique est
interrogé non pas pour et par les motivations personnelles
de ceux qui le pratiquent mais par et pour sa dimension sociale
et son inscription dans l’Institution, alors le corps dansant
devient un outil probant d’analyse sociale.
En faisant de l’expérience de
la marche solitaire un détour permettant d’éclairer les racines
sensibles et la dimension corporelle du vivre-ensemble que
la culture moderne refoule et rend inopérantes, l’enjeu de
notre propos est le suivant: caractériser la manière dont
l’expérience sensible participe à la formation de «collectifs».
Les marcheurs solitaires, par leur désir de fuite (récréation
sociale), recomposent dans l’environnement de la marche tout
un tissu de relations aux «êtres» et aux «choses» qu’ils croisent
et avec lesquels ils se sentent liés (re-création sociale).
C’est à l’examen de ce lien, entre fantasme et réalité, que
nous nous livrerons: au-delà de la récréation sociale ce serait
bien la joie du corps, d’une part celle de se redécouvrir
un corps plein de vitalité à partir duquel sentir pleinement
le monde, et de l’autre celle de se vivre comme «articulé»
à une multitude d’«autres», qui constituerait le fondement
de l’expérience solitaire de la marche. Les marcheurs se vivent
comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste au sein
duquel aucune discrimination véritable n’est établie entre
humains et non-humains. Pour qu’il y ait société, il faut
qu’il y ait du (des) corps, il faut également des passions,
de l’affect. A tenir compte d’une assemblée élargie de tels
«corps» (humains, vivants, matériels, naturels…), se forment
sous les yeux du marcheurs et du sociologue, avec évidence,
de nouveaux collectifs «hybrides» où le naturel et le culturel
s’indéterminent l’un l’autre pour se fondre et se rendre tolérant
l’un à l’autre.
L’objectif de cet article est
de montrer et de questionner la territorialisation de la Côte
d’Albâtre à partir des expériences corporelles qui s’y déploient.
Ce littoral, à première vue peu propice au développement des
loisirs, sert pourtant de «terrain de jeu» à quelques pratiquants
d’activités de nature. Nous cherchons à mieux comprendre dans
quelle mesure les activités de nature participent de la production
d’usages et d’images constitutifs de médiation(s) territoriale(s)
et d’identité maritime spécifique à la Haute-Normandie et
dans le même temps distincte de celle des non pratiquants.
Cet article traite le corps comme
instrument de la connaissance de l’univers. Le corps s’étend
vers des contrées infinies, se prolonge, atteint d’autres
règnes, cherche l’unité absolue de ce qu’on appelle l’intention.
L’intention est le mot clé pour les Anciens Toltèques, réunissant
sous ce mot le visible et l’invisible, la volonté de la Nature
et celle de l’univers. Le corps n’est qu’un instrument et
pour arriver à le parfaire devons chercher la totalité de
nous-mêmes, réussir la communication de deux côtés, droit
et gauche, aller à la quête d’autres expériences, inimaginables.
Les conditions nécessaires sont d’avoir un corps puissant
et d’emmagasiner de l’énergie. Tout l’enseignement des sorciers
est fondé dans un vrai changement de conception du monde et
de la perception de ce monde. L’objectif final est celui de
pouvoir choisir sa propre mort ; la vraie, la seule, l’unique
liberté de l’homme.
Qui dit «Acrobate», voit souvent
un héros ou un champion qui «en impose» par ses tours spectaculaires.
Des spectateurs distants s’avouent sidérés et impressionnés
par les exploits des «casse-cou» et les envolées du corps
en tous sens: à travers une telle représentation, c’est un
cliché nostalgique de l’homo acrobaticus réduit, de façon
sommaire à un hercule aux «gros bras», à un «Monsieur muscle»
de cirque ou à un athlète spectaculaire qui enchaîne des figures
extrêmes, porté par une «passion du risque», du «dépassement
de soi»… Les discours boursouflés de la prouesse et de la
performance, leur jargon bien rôdé et reconnu, empêchent presque
d’aborder la question autrement. Or, triste est la théorie
qui ignore les plaisirs sensuels du corps, car «ils forment
une large part de ce qui donne une valeur à la vie [et] peuvent
être cultivés pour rendre la vie plus riche. […] Et si nous
pouvons émanciper et transformer le moi à travers un nouveau
langage, nous pouvons aussi le libérer et le transfigurer
à travers de nouvelles pratiques corporelles». Une somatique
qualitative permet de prendre la chose par un autre bout.
L’ethnoscénologie a été fondée en 1995 par un sociologue et un psychologue, à savoir Jean Duvignaud et Jean-Marie Pradier, à la Maison des cultures du Monde, sous les auspices de l’Unesco. Cette jeune discipline des sciences-humaines, avec une visée humanitaire, entend relativiser l’ethnocentrisme - notamment occidental - en donnant à voir, entendre et comprendre des pratiques performatives et spectaculaires extra-européennes mises sur le même plan d’importance que celles européennes, en se réclamant non pas tant d’un objet - le spectaculaire tient à un seuil de perception qui varie d’une culture à une autre - mais d’une méthode. Le premier objet de cet article est d’expliciter en quoi elle consiste, tout en montrant l’exemplarité de la démarche et les apports que celle-ci offre aux sciences humaines, tandis que le spectaculaire est une donnée sociale omniprésente et que le corps social renvoie à des mises en scène.
Jérôme Dubois
Le corps humain comme étalon de mesure a participé et participe encore de la construction de la réalité sociale. Certaines parties du corps servent depuis des millénaires à quantifier et qualifier le monde qui nous entoure, y compris les humains entre eux. Par exemple, le pied a été le premier moyen de quantifier les terres pour les partager; tandis que le jet d’une chaussure sur un être humain qualifie encore la pire insulte en Irak. Aujourd’hui, la mesure du corps s’est affinée et la biométrie part du fait que tous les êtres humains possèdent une empreinte génétique différente, qui permet de les différencier les uns des autres à partir de leur corps et ainsi de les identifier, voire de les sélectionner. Certaines parties du corps ont en effet une qualité biométrique: si le nez n’a pas cette qualité, les oreilles, les lèvres, l’iris par exemple, possèdent cette qualité que les empreintes digitales ont révélée depuis plus d’un siècle en ouvrant la voie à la police scientifique.
Monique Dolbeau
La renaissance du métier de maréchal-ferrant depuis les années 1980 s’est opérée au prix d’une reconstruction professionnelle des postures corporelles et pratiques mentales de l’artisan. Actuellement itinérant, assujetti aux contraintes de rentabilité, il assume seul la contention de l’animal. Autrefois à son côté, il se trouve actuellement positionné «sous le cheval», le porte et le supporte. Usant de son corps comme d’un instrument, le maréchal met alors en place de multiples techniques corporelles pour ajuster ses actions aux comportements de la bête, pour lui faire sentir sa domination et mieux contrôler l’animal dans l’accomplissement de son difficile travail de ferrage. Cette contribution se propose d’explorer les pratiques corporelles, les transactions dans lesquelles il entre avec l’animal, ainsi que son rapport à sa souffrance et son plaisir, mettant en lumière la construction d’une nouvelle corporéité professionnelle.
Dalie Giroux
Ce texte vise à présenter, de manière exploratoire, un aspect particulier d’une recherche en cours qui porte sur l’imaginaire politique autochtone contemporain au Canada. On y trouvera un portrait impressionniste d’un axe de la production symbolique autochtone contemporaine, axe qui s’est graduellement constitué dans la recherche en cours comme une hypothèse de lecture. Cette hypothèse est à l’effet que l’imaginaire politique autochtone contemporain apparaît comme étant organisé autour d’une constellation d’images/symboles dont la dominante est la référence au corps. Plus précisément, cette dominante semble être structurée par une doublure schématique, sans cesse reconduite dans cet imaginaire, entre le corps et la terre. Cette doublure corps/terre semble manifester dans ce cas précis une notion implicite selon laquelle le corps est un espace à géométrie variable - le corps est, comme je veux l’appeler, un «corps-territoire».
Clélia Barbut
La période 1960-1980 constitue pour les arts plastiques un tournant décisif dans l’évolution de la représentation du corps. Avec les premiers happenings dès 1950, puis surtout avec les performances, dont le nombre n’aura de cesse d’augmenter jusqu’à la fin des années 1980, des genres nouveaux émergent, qui lui sont entièrement consacrés. Et le phénomène déborde les pratiques par définition liées à la physicalité: la vidéo, ainsi que les médiums plus traditionnels comme la photographie, la sculpture, et la peinture témoignent eux aussi d’une présence singulièrement incarnée dès 1960. La corporéité y est exposée, déployée, disloquée dans toute sa complexité, devenant le territoire d’expression d’un référentiel aussi multiple que les artistes sont nombreux - à tel point qu’il semble presque vain de questionner ses enjeux. Ce contexte est aussi celui au sein duquel lequel les artistes femmes commencent à affirmer leur statut, affichant une visibilité croissante; en performance notamment, les proportions semblent d’un équilibre inédit entre les femmes et les hommes.
Fernando do Nascimento Gonçalves - Carlos Romário Tavares Domingos - Tainá Del Negri
Nombre d’artistes s’occupent du corps en tant que dispositif de production de significations sociales (le corps habillé, docile, masculin, féminin, citoyen, étranger, esthétisé, sain, malade, monstrueux, etc.). Le plasticien brésilien Alex Flemming se situe dans ce courant. Son travail se caractérise par une profusion d’installations, sculptures et photographies où le corps devient le médium de la problématisation du politique, de la mémoire collective et de l’identité dans la culture occidentale contemporaine. Cet article se propose d’analyser comment, chez l’artiste, le corps est construit en tant qu’élément d’analyse de phénomènes tels que la «dépersonnalisation» de l’individu, la production des identités culturelles et de la violence dans les conflits internationaux. Il s’intéressera particulièrement à montrer comment le corps pourrait aujourd’hui mettre en évidence les dimensions «subjectives» de tels phénomènes ainsi que les relations de pouvoir «moins visibles» qu’elles impliquent.
Patrick Legros
Étudier l’impact des médias sur la vie implique d’étudier comment les représentations s’y diffusent. En voici un exemple particulier puisqu’il implique une représentation d’ordinaire cachée de l’exposition médiatique. La personne âgée, en effet, ne présente pas un corps envié, propice au rêve et à la marchandisation. Comme le principal procédé publicitaire repose sur l’identification et que, en même temps, l’identification à une personne âgée n’est pas enviable, comment faire pour susciter la consommation de produits ciblés pour la vieillesse sans utiliser le «corps vieux»? Pour répondre à cette question, il faut déjà séparer les deux catégories de la vieillesse: celle des seniors qui offre un marché potentiellement important et celle de la «vieillesse ingrate» qui n’intéresse pratiquement pas l’offre de consommation. Ensuite, il faut dégager des quelques publicités, montrant des personnes âgées, des cibles et des procédés ; en effet, l’emploi d’un «corps vieux» n’a pas nécessairement pour objectif de s’adresser à des personnes âgées; dans le cas contraire, de multiples procédés sont utilisés qui, pour la plupart, cherchent à éluder le «corps» pour, malgré tout, favoriser l’identification.
Stéphane Héas
La mesure des performances est aujourd’hui omniprésente dans les sports. Cette quantification corporelle n’étonne plus outre mesure. Elle est devenue sociologique. Les affaires de dopage ne fragilisent pas cette tendance. Les performances sportives de l’élite mondiale sont devenues très éloignées de ce que le commun des mortels peut envisager. Elles sont incroyables et pourtant réelles. Parfois, une fraction de seconde seulement sépare le bonheur de la victoire de la désillusion d’une défaite. En dehors des arènes sportives, d’autres performances sont réalisées. C’est le cas par exemple des équilibristes, des «nez» dans de nombreux secteurs (viniculture, cosmétique, etc.), des contorsionnistes, des imitateurs, etc. A travers 21 entretiens, nous esquissons l’étendue des performances réalisées, donc leurs mesures multiples. Comment ces performances, le plus souvent chiffrées (en nombre de fragrances testées par jour, en minutes d’équilibre maintenu sur un rouleau, etc.), sont-elles vécues? Les exercices et les excès corporels sont devenus leur quotidien, la mesure, leur étalon… qu’ils tentent de maintenir ou de varier avec l’âge, à mesure que leurs capacités déclinent.
Michael Atkinson
Depuis la fin des années 1990, un nombre croissant de Canadiens ont recours à la chirurgie esthétique comme véritable projet corporel. Un problème sociologique central émerge de ce recours massif. Pourquoi une pratique traditionnellement féminine devient-elle une pratique hautement signifiante pour ces Canadiens? La chirurgie plastique comme pratique culturelle équivaut à une mesure physique de l’évolution des pouvoirs entre les genres dans des pays comme le Canada. En outre, elle sert d’indicateur corporel de la manière dont les hommes vivent la crise actuelle de la masculinité. A la suite de Douglas (1970) ou Sontag (1991), le bouleversement normatif des corps, leurs modifications et leurs représentations publiques sont, en effet, des mesures corporelles des changements des relations de pouvoir entre hommes et femmes. Ces évolutions au Canada déstabilisent réellement les modèles de masculinité hégémonique, et sont directement observables à travers les modifications à même la peau de ces hommes. Ces recours chirurgicaux permettent de révéler les doutes, l’anxiété et l’anomie qui parsèment les cultures contemporaines. Ils redéfinissent les formes de ce travail corporel traditionnellement féminin. Il s’agit donc d’analyser comment les corps masculins modifiés par la chirurgie constituent une mesure aiguë du genre et un révélateur d’identités dans les sociétés comme le Canada.
Biliana Vassileva Fouilhoux
Nous proposons d'examiner les différentes dimensions singulières du modèle du corps comme prescription mathématique dans l'enseignement de la danse classique ainsi que dans le domaine de création chorégraphique. Après une perspective socio-historique, nous avons choisi le cas particulier du travail du chorégraphe américain William Forsythe, reconnu pour son apport dans le renouvellement des codes esthétiques classique. En effet, dans le domaine de la danse, le modèle du corps comme prescription mathématique est indispensable dans l'acquisition de coordinations spécialisées. Ce modèle géométrique et harmonieux est souvent inscrit dans une opposition technique (qui s'acquiert par l'effort) à une sensibilité artistique (qui a toujours été là). Questionner le modèle du corps comme prescription mathématique dans le domaine de la danse, c'est mener une critique de son économie de production, de sa politique intérieure (du gouvernement de son propre corps à celui des spectateurs), de ses conditions d'exposition et de réception, de ses processus de création, et plus encore de la formation de ses artistes. Aussi, la question qui a conduit notre recherche est celle du modèle du corps en danse classique, plus précisément la survalorisation de la prescription mathématique dans un esprit de perfectionnement.
Pauline Vessely
Corps matière, corps outil, corps objet ou sujet, le corps dansant est imbriqué dans des problématiques identitaires variées, elles-mêmes intriquées dans l’espace social. Il peut être appréhendé comme le révélateur d’une problématique sociétale particulière: «Ce corps [dansant] apparaît comme une empreinte et une mémoire du vécu personnel, mais aussi du vécu social, intégrant les diverses contraintes, normes et valeurs socioculturelles de notre société». Comme le rappellent P. Duret et P. Roussel à propos des corps des culturistes et des anorexiques, les corps «définis comme des outils privilégiés du travail sur soi […] soulèvent et tout à la fois répondent à un ensemble de questions identitaires», dont ils distinguent trois récurrences: «celle de la continuité ou de la rupture de la construction de soi», «celle des moyens mobilisables pour affirmer une identité menacée» et «celle aussi de la montée en singularité». La dimension identitaire du corps est ici pensée à l’échelle individuelle, interrogeant des invariants du travail du corps en tant qu’expression d’une identité propre à chacun. Si le travail chorégraphique est interrogé non pas pour et par les motivations personnelles de ceux qui le pratiquent mais par et pour sa dimension sociale et son inscription dans l’Institution, alors le corps dansant devient un outil probant d’analyse sociale.
Jérémy Damian
En faisant de l’expérience de la marche solitaire un détour permettant d’éclairer les racines sensibles et la dimension corporelle du vivre-ensemble que la culture moderne refoule et rend inopérantes, l’enjeu de notre propos est le suivant: caractériser la manière dont l’expérience sensible participe à la formation de «collectifs». Les marcheurs solitaires, par leur désir de fuite (récréation sociale), recomposent dans l’environnement de la marche tout un tissu de relations aux «êtres» et aux «choses» qu’ils croisent et avec lesquels ils se sentent liés (re-création sociale). C’est à l’examen de ce lien, entre fantasme et réalité, que nous nous livrerons: au-delà de la récréation sociale ce serait bien la joie du corps, d’une part celle de se redécouvrir un corps plein de vitalité à partir duquel sentir pleinement le monde, et de l’autre celle de se vivre comme «articulé» à une multitude d’«autres», qui constituerait le fondement de l’expérience solitaire de la marche. Les marcheurs se vivent comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste au sein duquel aucune discrimination véritable n’est établie entre humains et non-humains. Pour qu’il y ait société, il faut qu’il y ait du (des) corps, il faut également des passions, de l’affect. A tenir compte d’une assemblée élargie de tels «corps» (humains, vivants, matériels, naturels…), se forment sous les yeux du marcheurs et du sociologue, avec évidence, de nouveaux collectifs «hybrides» où le naturel et le culturel s’indéterminent l’un l’autre pour se fondre et se rendre tolérant l’un à l’autre.
Barbara Evrard - Michel Bussi - Damien Femenias
L’objectif de cet article est de montrer et de questionner la territorialisation de la Côte d’Albâtre à partir des expériences corporelles qui s’y déploient. Ce littoral, à première vue peu propice au développement des loisirs, sert pourtant de «terrain de jeu» à quelques pratiquants d’activités de nature. Nous cherchons à mieux comprendre dans quelle mesure les activités de nature participent de la production d’usages et d’images constitutifs de médiation(s) territoriale(s) et d’identité maritime spécifique à la Haute-Normandie et dans le même temps distincte de celle des non pratiquants.
Mabel Franzone
Cet article traite le corps comme instrument de la connaissance de l’univers. Le corps s’étend vers des contrées infinies, se prolonge, atteint d’autres règnes, cherche l’unité absolue de ce qu’on appelle l’intention. L’intention est le mot clé pour les Anciens Toltèques, réunissant sous ce mot le visible et l’invisible, la volonté de la Nature et celle de l’univers. Le corps n’est qu’un instrument et pour arriver à le parfaire devons chercher la totalité de nous-mêmes, réussir la communication de deux côtés, droit et gauche, aller à la quête d’autres expériences, inimaginables. Les conditions nécessaires sont d’avoir un corps puissant et d’emmagasiner de l’énergie. Tout l’enseignement des sorciers est fondé dans un vrai changement de conception du monde et de la perception de ce monde. L’objectif final est celui de pouvoir choisir sa propre mort ; la vraie, la seule, l’unique liberté de l’homme.
Myriam Peignist
Qui dit «Acrobate», voit souvent un héros ou un champion qui «en impose» par ses tours spectaculaires. Des spectateurs distants s’avouent sidérés et impressionnés par les exploits des «casse-cou» et les envolées du corps en tous sens: à travers une telle représentation, c’est un cliché nostalgique de l’homo acrobaticus réduit, de façon sommaire à un hercule aux «gros bras», à un «Monsieur muscle» de cirque ou à un athlète spectaculaire qui enchaîne des figures extrêmes, porté par une «passion du risque», du «dépassement de soi»… Les discours boursouflés de la prouesse et de la performance, leur jargon bien rôdé et reconnu, empêchent presque d’aborder la question autrement. Or, triste est la théorie qui ignore les plaisirs sensuels du corps, car «ils forment une large part de ce qui donne une valeur à la vie [et] peuvent être cultivés pour rendre la vie plus riche. […] Et si nous pouvons émanciper et transformer le moi à travers un nouveau langage, nous pouvons aussi le libérer et le transfigurer à travers de nouvelles pratiques corporelles». Une somatique qualitative permet de prendre la chose par un autre bout.
Jérôme Dubois
L’ethnoscénologie a été fondée en 1995 par un sociologue et un psychologue, à savoir Jean Duvignaud et Jean-Marie Pradier, à la Maison des cultures du Monde, sous les auspices de l’Unesco. Cette jeune discipline des sciences-humaines, avec une visée humanitaire, entend relativiser l’ethnocentrisme - notamment occidental - en donnant à voir, entendre et comprendre des pratiques performatives et spectaculaires extra-européennes mises sur le même plan d’importance que celles européennes, en se réclamant non pas tant d’un objet - le spectaculaire tient à un seuil de perception qui varie d’une culture à une autre - mais d’une méthode. Le premier objet de cet article est d’expliciter en quoi elle consiste, tout en montrant l’exemplarité de la démarche et les apports que celle-ci offre aux sciences humaines, tandis que le spectaculaire est une donnée sociale omniprésente et que le corps social renvoie à des mises en scène.