Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (a cura di)
M@gm@ vol.7 n.3 Settembre-Dicembre 2009
LE CORPS HUMAIN AU FONDEMENT DE LA COMPRÉHENSION DES PRATIQUES PERFORMATIVES ET SPECTACULAIRES: IMPLICATIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES POUR UNE SCÉNOLOGIE GÉNÉRALE
Jérôme Dubois
jeromedubois@yahoo.com
Maître de conférences en Ethnoscénologie,
Université Paris 8.
L’ethnoscénologie
a été fondée en 1995 par un sociologue et un psychologue,
à savoir Jean Duvignaud et Jean-Marie Pradier, à la Maison
des cultures du Monde, sous les auspices de l’Unesco [1].
Cette jeune discipline des sciences-humaines, avec une visée
humanitaire, entend relativiser l’ethnocentrisme - notamment
occidental - en donnant à voir, entendre et comprendre des
pratiques performatives et spectaculaires extra-européennes
mises sur le même plan d’importance que celles européennes,
en se réclamant non pas tant d’un objet - le spectaculaire
tient à un seuil de perception qui varie d’une culture à une
autre - mais d’une méthode.
Le premier objet de cet article est d’expliciter en quoi elle
consiste, tout en montrant l’exemplarité de la démarche et
les apports que celle-ci offre aux sciences humaines, tandis
que le spectaculaire est une donnée sociale omniprésente et
que le corps social renvoie à des mises en scène [2].
Or le noyau sémique, l’étymologie du terme grec skenos, ne
renvoie pas seulement à une scène, mais à un corps, ce qui
permet de se détacher de la métaphore théâtrale pour s’ouvrir
à d’autres conceptions scéniques, en respectant le sens des
mots que les praticiens mettent sur leur pratique. De fait,
toute pratique performative inclut le corps comme condition
de possibilité: il constitue le fil conducteur entre l’ensemble
de ces pratiques et la clé incontournable pour toute étude
de leur mise en scène, reliant le performer au spectateur-auditeur-olfacteur-etc.
Seulement, c’est là une difficulté théorique majeure, la conception
même du corps change en fonction des horizons culturels des
pratiques. L’éthique du chercheur est sollicitée pour contrecarrer
au mieux tous ethnocentrismes (linguistiques, disciplinaires,
théoriques, sexuels, etc.). Or, le meilleur moyen pour cela
est de tenter de comprendre par empathie l’éthos de ceux que
nous étudions, autrement dit d’adopter leur conception du
corps en s’initiant à leur pratique dans le contexte culturel
qui est le leur.
Le second objet de cet article est de revenir à la proposition
faite par Jean-Marie Pradier d’une «scénologie générale» comme
convergence théorique de l’ethnoscénologie qui, si elle s’attache
à rendre compte de la singularité des pratiques performatives
et spectaculaires ancrées dans des aires culturelles spécifiques,
consiste également à «comprendre la nature des liens qui unissent
en profondeur des formes si diverses» [3].
Autrement dit, si l’ethnoscénologie est orientée différemment
en fonction de la sensibilité culturelle des ethnoscénologues
et des pratiques qu’ils étudient, la «scénologie générale»
vise à rassembler les ethnoscénologues autour d’une même question:
Pourquoi et comment l’Humain pense-t-il avec son corps? Nous
proposons de faire le point sur les implications d’une telle
démarche.
1) Premier point, cette question fondamentale induit de considérer
le corps humain comme outil et instrument de mesure, concept
épistémologique et levier méthodologique. Si cela va de soi
pour les ethnoscénologues qui se définissent comme tels, et
bien qu’encore peu nombreux ils sont de plus en plus nombreux,
cela ne va pas de soi pour l’ensemble des chercheurs en sciences
sociales et humaines. Or ce point de départ se doit d’être
reconnu au-delà de l’ethnoscénologie afin de faire que celle-ci
ait la plus large audience possible parmi les chercheurs de
toutes les disciplines; non seulement pour permettre une pleine
et entière légitimité académique et institutionnelle (celle-ci
advient peu à peu par l’accroissement de l’enseignement de
l’ethnoscénologie; dernier exemple en date, le Département
des Arts de l’Université de Nice Sophia Antipolis a pris,
pour axe pédagogique de la section théâtre, les principes
ethnoscénologiques, proposant par ailleurs une ethnomusicologie
pour la musique et une ethnochorégraphie pour la danse; par
l’accroissement, également, des publications, des colloques,
des docteurs et doctorants, des blogs, etc. qui lui sont consacrés),
mais aussi, pour créer des collaborations transdisciplinaires
essentielles à son développement [4],
notamment parce que le «corps» traverse de nombreuses disciplines
des sciences humaines et sociales, dont les sciences neurologiques.
C’est pourquoi, je vais revenir brièvement sur ce qui a posé
problème à un sociologue épistémologue renommé, à savoir Jean-Michel
Berthelot, quant à la reconnaissance académique de la sociologie
du corps comme discipline à part entière et par conséquent
du corps comme objet de recherche et concept fondateur d’une
discipline en sciences sociales. Ce que Berthelot reprochait
à ce qui se voulait la sociologie du corps, spécialisation
consacrée au corps quand d’autres spécialisations de la sociologie
se consacrent à la famille, au travail, etc., c’est de ne
pas voir l’aporie à laquelle elle ne peut échapper: en essayant
d’atteindre le corps on ne fait que produire des discours
sur le corps, on n’atteint finalement jamais le corps en tant
que tel. Autrement dit, toute discipline des sciences humaines
et sociales qui viserait à dire le corps, tomberait dans un
régime discursif [5] et
ne ferait qu’alimenter les discours tenus sur le corps. Deux
objections peuvent être faites à ce point de vue: d’une part,
tout discours qui dénie le corps n’obéit-il pas au corps?
Ce fut l’hypothèse de Nietzsche, et c’est encore celle de
la psychanalyse. D’autre part, ne peut-on appréhender le corps
autrement que par un régime discursif? C’est l’hypothèse de
Jean-Marie Brohm [6] qui
voit à l’œuvre deux autres régimes: le régime institutionnel
permettant de considérer certaines organisations humaines
à l’image organique du corps, et surtout le régime pragmatique
faisant voir le corps comme une énergie vitaliste qui trouve
l’intelligibilité de son expression à travers ses usages,
ce qui rejoindrait la perspective ethnoscénologique. Alors,
même si le corps reste un objet énigmatique par la parole
qui l’entoure, il n’en constitue pas moins un objet appréhendable
par les techniques qui caractérisent ses usages, les actes
qui désignent son action et les situations dans lesquelles
il s’inscrit. C’est par ces situations qu’il acquiert une
dimension sociale, culturelle, artistique, au-delà de la seule
dimension anatomique et biologique. Le corps en tant que tel
n’est donc pas ce qui intéresse le chercheur en sciences sociales;
ce qui l’intéresse c’est le corps en situation. C’est d’ailleurs
étrangement Berthelot [7]
qui proposait cette voie dans un article antérieur à celui
où il annonce l’aporie de la sociologie du corps. Et de même
que l’ethnoscénologue s’intéresse aux corps en situations
performatives et spectaculaires, c’est dans ces situations
là que pour lui les sciences biologiques, anatomiques, neuronales,
prennent tout leur sens. Il y aurait donc eu, de la part de
Berthelot, un malentendu sur la visée des sciences sociales
et humaines qui s’intéressent au corps. Là où il a raison,
c’est que le corps comme champ de recherche ne peut être délimité
par une seule discipline, que la sociologie ne peut suffire
pour dire ce qu’est socialement le corps et donc se constituer
en discipline avec un objet qui traverse de nombreux champs
de la sociologie et de nombreuses sciences humaines. C’est
donc l’ensemble des disciplines s’y rapportant qui permettent
d’avoir un point de vue pluriel et pertinent sur ce qu’il
est au regard des potentialités innombrables qu’il contient.
C’est pourquoi le sociologue David Le Breton a finalement
choisi le terme d’anthropologie du corps pour désigner son
champ de recherche. Et c’est pourquoi le parti pris transdisciplinaire
de l’ethnoscénologie, qui fait appel autant aux sciences de
la vie qu’aux sciences-humaines, autant aux théoriciens qu’aux
praticiens, est essentiel à son développement. Lorsque le
praticien Jerzy Grotowski [8]
définissait le théâtre et donc l’objet de l’anthropologie
du théâtre par ce qui se passe entre le performer et celui
qui assiste à la performance, c’est bien d’un corps à corps
dont il parle incidemment. Dans son prolongement, Jean-Marie
Pradier a d’ailleurs très bien décrit certains éléments de
cette relation. Je vous renvoie à sa communication publiée
dès 1988 dans les annales du 1er Congrès mondial de sociologie
du théâtre : «Le public et son corps : de quelques données
paradoxales de la communication théâtrale.» [9]
2) Second point, cette question qui part du postulat que,
comme l’écrit Jean-Marie Pradier, «la forme spectaculaire
est une pensée étendue dans l’espace» et «le corps est pensée»
[10] implique une méthode
commune à tous les ethnoscénologues, méthode qui vient en
plus des principes méthodologiques et épistémologiques de
l’ethnoscénologie, je veux parler de la méthode comparative.
En effet, penser ensemble le corps implique que nous confrontions
ce qu’il en est de lui dans les situations performatives et
spectaculaires diverses où nous l’avons appréhendé en nous
posant la question du comparable. Il y a un double mouvement:
dans un premier temps une distance à prendre avec les autres
chercheurs pour se rapprocher des contextes dans lesquels
s’inscrivent les situations du corps, et ensuite un rapprochement
à faire avec les autres chercheurs pour tenter de comprendre
les fluctuations du corps en fonction des situations. Car
même si la conception du corps change culturellement en modifiant
la réponse à la question fondamentale que se pose la scénologie
générale, il n’en reste pas moins que c’est bien le corps
qui est le point de départ commun de cette réflexion.
A titre d’illustration de la méthode comparative en ethnoscénologie,
je vais présenter les résultats d’une étude que j’ai faite
d’avril à juin 2007 au Brésil au sein du Groupe Interdisciplinaire
de Recherche et Extension en Contemporanéité, Imaginaire et
théâtralité (GIPE-CIT) dirigé par le Professeur Armindo Biao
à l’Ecole de Théâtre de l’Université Fédérale de Bahia.
Mon étude visait à décrire certaines pratiques performatives
bahianaises, afin de relativiser l’étude que j’avais faite
en France sur les formes théâtrales au sein et en dehors du
théâtre et ainsi arriver à déterminer des éléments de comparaison
entre ces deux régions. En transposant mon étude doctorale
au sein d’une nouvelle région, j’entendais relativiser les
formes régionales bahianaises et françaises les unes par rapport
aux autres et tendre théoriquement vers une forme commune
de mise en scène, autrement dit vers une «scénologie générale».
Autrement dit, ma problématique était celle-ci: quels sont
les éléments de comparaison entre les pratiques performatives
et spectaculaires bahianaises et françaises?
Quelle fut la méthodologie mise en place? Sur le plan linguistique,
j’ai dans un premier temps suivi durant cinq mois des cours
de portugais du Brésil à l’Université de la Sorbonne à Paris,
afin de pouvoir comprendre, une fois à Bahia, les cours que
je suivrai, les chercheurs avec lesquels je serai en relation,
les acteurs des pratiques performatives et spectaculaires
et ceux de la théâtralité quotidienne avec qui j’aurai des
entretiens non-directifs et semi-directifs, les revues et
livres que je consulterai, les pratiques que je pourrai observer
sur place.
Une fois là-bas, quel fut le mode opératoire? J’ai participé
à l’activité de l’Ecole de théâtre en suivant certains cours
et séminaires, en participant aux séances du GIPE-CIT, en
assistant aux représentations des travaux des étudiants, en
donnant deux communications sur la sociologie de l’œuvre de
Bernard-Marie Koltès, en tenant un atelier de traduction du
français vers le portugais d’une pièce de Koltès, Combat de
nègre et de chiens, ce qui m’a permis de rencontrer des doctorants
et des enseignants-chercheurs en ethnoscénologie. J’ai par
ailleurs assisté à des pratiques performatives dans des théâtres,
dans la rue, lors de rituels religieux et sportifs. Enfin,
je me suis entretenu avec des acteurs de la vie artistique,
religieuse et quotidienne en me mêlant le plus possible aux
activités en tant qu’observateur non-participant ou participant,
en me reposant notamment sur une méthode d’enquête à la fois
sociologique, ethnographique et ethnoscénologique.
J’ai donc résidé deux mois et demi à Salvador de Bahia où
j’étais convié en tant que «professeur invité» à l’Ecole de
Théâtre de l’Université Fédérale de Bahia. Cette première
incursion à Salvador m’a permis de repérer quelques éléments
de comparaison que je vais vous livrer. Mais avant, il me
faut préciser que je parle des formes théâtrales au sens large.
Je m’intéresse autant au monde du théâtre qu’au quotidien.
Du point de vue sociologique, je pars du principe qu’une forme
est théâtrale à partir du moment où elle entre dans ce que
le sociologue Erving Goffman a appelé le «cadre théâtral»:
autrement dit, si elle a un temps et un espace déterminés
qui l’isole du reste du monde et une spectacularité qui appelle
un «public» plus ou moins défini. C’est ce qui se passe entre
les spectateurs et les acteurs dans cet espace-temps qui spécifie
la forme théâtrale. Et nous pouvons transposer cette définition
en termes ethnoscénologiques, en parlant non d’acteurs mais
de performers, non de «cadre théâtral» mais de cadre performatif
et spectaculaire, car par ailleurs demeure inchangée cette
idée qu’il existe une contrainte spatio-temporelle et une
spectacularisation. Or le fait est que ce rapport spatio-temporel
change selon que l’on se trouve en France ou à Bahia en fonction
de certains paramètres extrathéâtraux que nous pouvons définir
comme suit.
Tout d’abord un paramètre démographique et culturelle, qu’on
pourrait appeler, pour reprendre un néologisme d’Aimé Césaire,
la négritude [11]. En effet,
au moins 80% de la population de Salvador est d’origine africaine.
Pourquoi? Non seulement parce que les colons portugais ont,
durant 300 ans, jusqu’en 1888, date de l’abolition de l’esclavage
au Brésil, concentré la grande majorité des africains, notamment
Guinéens et Angolais, dont ils faisaient des esclaves, dans
cette région de Bahia où se trouvaient les plantations de
canne à sucre; mais aussi, parce que ces mêmes colons ont,
tout comme avec les indiens Tupi Guarani dès le départ de
la colonisation, été contraints aux couples mixtes et au métissage
avec les femmes esclaves, du fait même du peu de femmes européennes
à faire la traversée en bateau. Ainsi, malgré le racisme omniprésent
aujourd’hui, beaucoup de blancs de type indo-européen sont
convaincus que dans leurs veines coule du sang africain ou
que, du moins, leur éthos est en grande partie d’origine africaine.
Exemple parlant, un journaliste blanc de la chaîne régionaliste
TV Bahia qui faisait un reportage montrant les coutumes en
Guinée, conclue son reportage en disant que le prochain se
passera aussi en Afrique car «c’est là», je cite, «que sont
nos racines». Le «nous» englobe et le journaliste blanc et
la région de Bahia. Autre fait significatif: si «négro» est
comme en France un terme péjoratif, il existe en outre un
terme qui peut (cela dépend comment on le dit) exprimer au
contraire la fraternité noire avec son interlocuteur, c’est
le terme «negao». Or, cette appellation sert indistinctement
pour le blanc comme pour le noir. Il n’est pas rare que le
commerçant noir, dans le but de vendre un produit quelconque,
interpelle de cette manière le blanc qui passe. Tout comme
on entend aussi «irmao», c’est-à-dire frère. Ceci dit, chose
curieuse pour un parisien habitué à vivre dans la polyphonie
linguistique des immigrés, au quotidien, les descendants des
esclaves ne parlent pas de langues africaines, si ce n’est
à travers les chants et les incantations religieuses à l’occasion
des cultes du Candomblé, cultes qui sont, tout comme l’art
martial de la capoeira, une forme de résistance, un attachement
à leur culture d’origine. De fait, ces deux formes – le candomblé
et la capoeira - sont essentiellement afrobrésiliennes et
originaires de la région de Bahia, elles n’existent pas telles
quelles en Afrique et sont des pratiques culturelles sorties
de leur contexte quand on les trouve en Europe par exemple
à Lisbonne. Il serait intéressant de déterminer le sens de
ces pratiques dans le contexte français, comparativement à
Bahia où le sens a évolué depuis que l’abolition de l’esclavage
et la liberté de culte ont permis une pleine reconnaissance
culturelle de ces pratiques devenues des fiertés régionales
soutenues financièrement par l’Etat. C’est une piste de réflexion
comparative. Par ailleurs, ce qui est intéressant, c’est que
cette histoire du colonialisme, très marquée à Salvador -
où il existe encore des vestiges, tel que le quartier du Pelorinho
dont le nom vient du mat en bois, qui se trouve encore sur
une place publique, auquel les colons attachaient les esclaves
récalcitrants afin de les battre à mort -, fait remonter en
mémoire la participation de la France au colonialisme, à la
traite des esclaves, époque qui n’est pas si éloignée dans
le temps et que les hommes politiques français ont eu du mal
et ont encore du mal à reconnaître. Nous en avons pour preuve
la volonté encore récente d’inscrire dans les livres d’Histoire
le rôle soit disant positif de la France durant sa période
colonialiste, décret qui a été dénoncé par les historiens
de profession, tout comme par Aimé Césaire, lequel a refusé
de recevoir Nicolas Sarkozy jusqu’à ce que la loi soit retirée;
ceci montre le dénie de la France sur ses propres agissements
lors de cette période. Il serait donc intéressant de faire
un parallèle entre la considération du noir dans le théâtre
en France et dans le théâtre à Salvador. Il y aurait beaucoup
à dire: par exemple, quels sont les dramaturges qui ont traité
la question de l’esclavage, quels sont les différentes représentations
du noir, comment les acteurs noirs sont-ils considérés, etc.?
Quand un dramaturge comme Castro Alves - dont le théâtre de
la ville de Salvador porte aujourd’hui le nom - dénonce l’esclavage
en 1865 dans son œuvre poétique Les esclaves, devenant alors
le porte-drapeau des abolitionnistes; en France, le sujet
est rarement traité et l’esclavage n’est pendant longtemps
pas dénoncé en tant que tel. Si Voltaire dénonce la brutalité
de l’esclavage, il ne le condamne pas. Pour que cette question
noire apparaisse de façon critique au théâtre français, il
faut attendre l’engagement politique de Jean Genet qui met
en abîme dans la pièce Les nègres les préjugés des blancs
sur les noirs; ou à peu prés à la même période, l’engagement
politique de Bernard-Marie Koltès lorsqu’il dit vouloir écrire
au moins un rôle pour un acteur noir dans ses pièces, dénonçant
le manque d’épaisseur des personnages d’origine africaine
dans la dramaturgie française, la non-représentativité de
leur population, les clichés exotiques des metteurs en scène
européens qui montent Combat de nègre et de chiens avec un
décor de cocotiers et du sable, ou les abus de pouvoir lorsque
Dans la solitude des champs de coton certains metteurs en
scène font jouer le rôle du dealer par un acteur blanc. Au
delà de l’écriture de la condition du noir, il y a en effet
la manière dont le théâtre nègre prend forme. A Salvador,
depuis 1990 il existe une troupe de théâtre presque exclusivement
noire, O Bando de Teatro Olodum [12],
en résidence dans le théâtre Vila Velha, ce qui leur permet
d’une part d’entrer dans le territoire blanc de la culture,
d’autre part d’échapper à la Bahiatursa, cet organisme d’Etat
chargé du tourisme et des productions culturelles d’origine
populaire, et enfin d’être en relation avec la fondation culturelle
de l’Etat de Bahia, autrement dit de préserver leur indépendance
ethnoculturelle tout en officialisant leur démarche artistique.
Le seul équivalent, en France, fut peut-être le théâtre de
Peter Brook aux Bouffes du Nord. Son théâtre n’est pas exclusivement
africain, l’africain est une des influences culturelles, parmi
l’indienne, etc. Mais il a monté des pièces d’auteurs africains
avec des acteurs d’origine africaine. D’autre part, le travail
poétique du Bando de Teatro Olodum repose sur des improvisations
collectives ancrées sur la recherche de terrain, l’observation
et la critique sociale du quotidien de Salvador. Il y a là
une manne sociologique. Le trait marquant de leur théâtre
est que leur mise en scène (des textes d’auteurs tels que
Brecht, Büchner, Sartre, Shakespeare, ou des créations basées
sur leurs improvisations telles que Le cabaret de la race
ou La trilogie du Pelo) crée l’espace scénique avec les corps
des acteurs. Nous retrouvons l’espace vide de Brook qui donne
tout son importance aux acteurs, donc à leur corps. Le décor
est minimaliste: il y a des lignes sur le sol qui figurent
une allée et des maisons, il y a des bancs sur la scène qui
entoure l’espace ludique pour que les comédiens puissent s’asseoir
et regarder leurs partenaires jouer, et une estrade sur laquelle
se trouvent des musiciens. Bref, c’est la dramatisation du
«corps noir» qui est ici en jeu. On retrouve le présupposé
moniste de l’ethnoscénologie: non seulement le corps est pensée,
mais il donne à penser, en l’occurrence la condition du corps
noir.
Autre paramètre, c’est le facteur économique, lequel a aussi
une incidence culturelle. Il faut savoir que la richesse du
Brésil n’est pas répartie de la même façon sur le territoire.
Il y a des régions riches vers le sud et notamment le sud-est
où l’on trouve Rio et Sao Paulo, et des régions pauvres, voire
très pauvres, dans le nord et le nord-est. Salvador fait partie
des villes les plus pauvres. Le chômage y est extrêmement
élevé. Et cette donnée économique va se refléter dans le paysage
culturel et artistique. Ainsi, il n’y a aucun festival organisé
à Salvador, quand beaucoup d’autres villes du Brésil, fortes
économiquement, attirent des sponsors brésiliens et étrangers.
Car en effet, la quasi totalité du financement des événements
culturels se fait par sponsoring. L’état incite l’investissement
privé par la loi dit «Rouanet» qui permet aux entreprises
ou aux individus de déduire partiellement ou totalement de
leurs impôts sur le revenu, le montant investi dans un projet
culturel approuvé par le ministère de la culture. Cette privatisation
des institutions culturelles rapproche plus le système culturel
brésilien du système états-uniens que de celui de la France.
L’aspect négatif de ce mécanisme est que le choix des projets
est plutôt orienté par l’intérêt financier des entreprises
et non pas par l’intérêt du public: la concentration de 77%
[13] des investissements
dans la région du sud-est, qui a le plus fort pouvoir économique
du pays, se fait au détriment des autres régions et au détriment
du théâtre expérimental, au profit du théâtre commercial.
Par ailleurs, la monnaie du Brésil est faible sur le plan
international, ce qui empêche beaucoup d’artistes brésiliens
de partir donner des spectacles à l’étranger, et ne permet
pas aux structures brésiliennes d’inviter de nombreux artistes
étrangers. Cette difficulté est très présente à Salvador,
moins à Rio et Sao Paulo. Proportionnellement, Rio et surtout
Sao Paulo sont ouvertes à l’art contemporain, quand Salvador
est plus fermée sur l’art traditionnel, plus régionaliste.
De fait, l’absence de festival de théâtre international à
Salvador ne permet pas aux compagnies de théâtre de rencontrer
des compagnies étrangères et d’échanger leur expérience. Quant
au public, il faut savoir que les classes défavorisées sont
exclues en grande partie du marché des arts du spectacle,
soit en raison du prix des billets, soit en raison du prix
du transport pour se rendre jusqu’à la salle de spectacle,
soit encore par un manque d’informations et d’habitudes à
assister à des spectacles, autrement dit par l’absence d’un
ethos de spectateur. Le fait est que les classes défavorisées
ne fréquentent quasiment pas les théâtres en France, mais
le théâtre leur est financièrement plus accessible qu’au Brésil,
sauf à la limite lorsque certains spectacles sont accessibles
à partir du moment où l’on apporte un litre de lait ou un
sac de riz. Par contre, le théâtre de rue qu’est à sa manière
le carnaval permet une accessibilité complète aux pauvres.
Quand cent vingt mille personnes sont attendues dans les rues
à Rio ou à Sao Paulo, on estime à deux millions le nombre
de personnes à Salvador, dont la moitié de touristes, soit
tout de même un tiers de la ville de Salvador [14].
Ceci dit, il faut sans doute retirer tous ceux qui «travaillent»:
les glaneurs de canettes vides par exemple, qui revendront
leur butin aux entreprises de recyclage. Bref, hormis les
sponsors privés, le tourisme est la manne providentielle de
Salvador en matière culturelle. On voit ainsi des terreiros,
c’est-à-dire des lieux de culte pour le candomblé, s’ouvrir
aux attitudes iconoclastes des touristes, assouplir leurs
règles, tandis que certains terreiros, souvent dans des quartiers
plus pauvres et dangereux, mais aussi par volonté de préserver
le rituel, ne permettent pas aux touristes de venir, si ce
n’est en étant conviées par des filles et des fils de saints
et en respectant strictement le rituel.
Autre paramètre en effet, le religieux. Ce n’est pas pour
rien que le pape a été faire une promenade de santé au Brésil
en 2007. Le Brésil est le pays avec le plus grand nombre de
chrétiens au monde. L’Eglise Universelle possède une chaîne
de télévision publique qui montre les marches pour Jésus,
les messes organisées dans les stades, etc., et possède des
temples monumentaux. C’est assez impressionnant compte tenu
de la misère qui règne par ailleurs. Ainsi, plus qu’en France,
la religiosité et les croyances s’affichent: on verra tous
les joueurs de foot ou l’arbitre se signer avant le match
et à la fin du match, et quand il y a une session de pénaltys,
on voit les deux équipes dire chacune de leur côté des Ave
Maria afin que le sort tourne en leur faveur. Et au-delà de
la chrétienté, on trouve notamment à Salvador, les croyances
sur lesquelles repose le candomblé. Ainsi, il m’est arrivé
de voir quelqu’un se signer avant d’entrer dans la mer pour
se baigner. Signe syncrétique, puisqu’il évoque à la fois
le Christ, mais aussi Yemanja, la déesse africaine des eaux.
Cette thématique religieuse sera très présente dans les productions
culturelles profanes, au théâtre comme au cinéma, parfois
de manière ironique. Ainsi, outre la religion instituée, nous
trouvons la superstition et la magie. Or on pourrait croire
que la magie n’est pas présente dans la religion catholique
en Europe, mais il suffit de voir le pape bénir la photo de
la petite anglaise disparue au Portugal pour se rendre compte
du contraire: le geste de la croix censé bénir une personne
peut aussi se pratiquer sur l’image de cette personne et arriver
jusqu’à son destinataire. Bref, par rapport au théâtre, la
question serait celle-ci: comment le religieux s’y inscrit
en France et à Bahia? [15]
Voilà, cette liste de paramètres donnant les premiers éléments
qui permettent une comparaison entre les formes performatives
et spectaculaires bahianaises et françaises n’est bien entendu
pas exhaustive. J’aurais pu parler de l’incidence de l’urbanisme,
du tropicalisme, et enrichir mon analyse d’autres pratiques
performatives. Mais cette première étape d’une recherche que
je souhaite approfondir ultérieurement montre en quelques
points l’intérêt d’une comparaison entre les pratiques performatives
et spectaculaires de deux aires culturelles aussi différentes
et présente à mon sens quelques éléments significatifs en
développant ces trois paramètres extrathéâtraux que sont la
démographie, l’économie et le religieux, du point de vue historique
et socio-anthropologique, avec en filigrane la question du
corps : esthétique, politique, ludique et critique d’une part,
objet-marchandise et festif de l’autre, mystique enfin, ces
multiples dimensions pouvant se recouper en fonction des situations.
3) Le troisième point qu’implique une scénologie générale,
c’est la non-spécialisation des chercheurs. En effet, si la
spécialisation du chercheur est une étape dans sa carrière
et une nécessité qui répond au fait que les ethnoscénologues
tâchent de couvrir le maximum de pratiques performatives spectaculaires
et d’aires culturelles du monde en se répartissant donc des
aires et des pratiques dont ils seront en quelque sorte les
spécialistes, il n’en reste pas moins que pour confronter
les pratiques entre elles, il est nécessaire d’être fin connaisseur
de plusieurs pratiques et donc de ne plus être spécialisé
dans une seule pratique. Pour ma part, après m’être intéressé
aux pratiques bahianaises, que j’espère approfondir lors d’un
séjour plus long, dont je ne vais pas pour autant me considérer
spécialiste, car il me semble que les ethnoscénologues de
Bahia sont les spécialistes les plus légitimes des pratiques
qu’ils côtoient; je vais partir dès ce mois d’aout 2009 dans
une autre région du monde où il n’y a à ma connaissance pas
encore d’ethnoscénologues, à savoir en Ontario au Canada,
faire l’étude de certaines pratiques performatives et spectaculaires
amérindiennes, étude que je considère comme une étape dans
l’avancée de mes connaissances scénologiques.
4) Quatrième point, la production et le partage documentaire
ethnographique. En effet, pour enseigner et comparer ces pratiques
que nous étudions en ethnoscénologie, l’outil filmique est
des plus utiles, car il permet de mettre en images ce qui
échappe aux seuls mots, à savoir le corps. Or il semble que
les données existantes (par exemple à la Maison des cultures
du monde, etc.) sont peu nombreuses et demandent à être développées
de façon importante. Lorsque nous évoquons en cours ou lors
de colloques ces pratiques, la vidéo ethnographique est un
mode essentiel de transmission de nos connaissances sur ces
pratiques performatives et spectaculaires qui ont toutes la
particularité d’être des expériences vécues sur le mode de
l’action et non pas toujours sur le mode discursif. Il est
très difficile de faire comprendre et décrire ces pratiques
sans l’apport d’images et notamment d’images filmiques. Cet
outil est primordial dans la perspective qu’est la scénologie
générale et demande donc à être développé de façon significative
comme ingrédient de base de la recherche. Il faudrait idéalement
rendre accessible à tous les ethnoscénologues une base de
données et d’échanges de ces données essentielles à l’enseignement
comme à la recherche.
En conclusion, je voudrais féliciter l’initiative de Nathalie
Gauthard de créer à Nice une Association Française d’Ethnoscénologie;
cela pourrait donner l’idée à d’autres pays où les ethnoscénologues
sont présents d’en créer une au sein de leur nation respective,
et par la suite nous pourrions envisager de fonder une Association
Internationale d’Ethnoscénologie au sein de laquelle la scénologie
générale serait une question fondamentale.
Notes
1] Cf. Internationale de
l’imaginaire N°5, La scène et la terre, Questions d’Ethnoscénologie,
Babel, 1996.
2] Cf. Jérôme Dubois, La
mise en scène du corps social, contribution aux marges complémentaires
des sociologies du corps et du théâtre, L’Harmattan, 2007.
3] Jean-Marie Pradier, «Ethnoscénologie:
la chair de l’esprit», Théartre 1, L’Harmattan, 1998, p.27.
4] Armindo Biao a très bien
décrit dans un tableau comparatif ce qui spécifie l’ethnoscénologie
par ce qui la rapproche et la met à distance d’autres champs
de connaissance. Cf. Armindo Biao, «Um trajeto, muitos projetos»
in Armindo Biao (Org.), Artes do corpo e do espetáculo: questões
de etnocenologia, Salvador: PA, 2007, pp. 21-42.
5] Cf. Jean-Michel Berthelot,
«Du corps comme opérateur discursif ou les apories d’une sociologie
du corps» in Sociologies et sociétés, Vol. XXIV, n°1, printemps,
1992.
6] Jean-Marie Brohm, Le corps
analyseur, Economica, 2001, p.44.
7] Cf. Jean-Michel Berthelot,
«Corps et société (problèmes méthodologiques posés par une
approche sociologique du corps», in Cahiers internationaux
de sociologie, Vol. LXXIV, Janvier-Juin 1983.
8] Jerzy Grotowski, Vers
un théâtre pauvre, Lausanne, La cité, 1971, pp.26, 27.
9] Cf. Jean-Marie Pradier,
«Le public et son corps: de quelques données paradoxales de
la communication théâtrale.» in 1er congrès mondial de sociologie
du théâtre, Rome, 27-28-29 juin, Bulzoni, 1988.
10] Jean-Marie Pradier «Ethnoscénologie:
la chair de l’esprit», Théartre 1, L’Harmattan, 1998, p.19.
11] Cf. Aimé Césaire, Discours
sur le colonialisme, suivi de discours sur la négritude, Présence
Africaine, 2004 (1955).
12] Cf. Amindo Biao, «Teatro
e negritude na Bahia» in Trilogia do Pêlo de Marcio Meirelles;
Catarina Sant’Anna, «Dramatis/Cidade: uma poética do espaço
na «Trilogia do pelô» do Bando de Teatro Olodum.», Anais do
congresso brasiliero de pesquisa de pos-graduaçao em artes
cênicas, setembro 1999.
13] D’après une Etude du
marché des arts du spectacle au Brésil réalisée pour le Ministère
du patrimoine canadien, en 2005.
14] Ibidem.
15] Par exemple, avec le
spectacle de Robert Hossein - «N’ayez pas peur», Jean-Paul
II - organisé au Palais des congrès à Paris en 2007; la pièce
«Vixé Maria» qui existe depuis 10 ans à Salvador; etc.
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