Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (a cura di)
M@gm@ vol.7 n.3 Settembre-Dicembre 2009
MARINS, TERRIENS ET TOURISTES SUR LA CÔTE D’ALBÂTRE: «RENONCER, MOI? JAMAIS!»
Barbara Evrard
Michel Bussi
Damien Femenias
barbara.evrard@etu.univ-rouen.fr
Laboratoire CETAPS (EA 3832),
2 UMR IDEES 6228, Université de Rouen.
La Côte
d’Albâtre se présente comme une façade maritime unique en
France. Les falaises crayeuses et les plages de galets possèdent
certes un intérêt paysager mais font du littoral un espace
peu propice au développement des loisirs. Plusieurs auteurs
(Lecoquière Bruno; 1998, Clary Daniel; 1977) attestent d’ailleurs
d’un désintérêt des seinomarins vis-à-vis du littoral. Pour
autant, des activités physiques et sportives de nature existent.
Ces expériences corporelles peuvent-elles servir d’unité de
mesure qualitative? Que mesurent-elles alors et quels en sont
les indicateurs? Qu’est-ce que ces expériences produisent
et de quoi sont-elles le produit?
L’objectif de cet article est de montrer dans quelle mesure
des expériences corporelles construisent des territorialités
singulières. Autrement dit, en quoi les activités physiques
de nature participent-elles de la production d’usages et d’images
constitutifs de médiation(s) territoriale(s)? A partir d’un
travail de terrain, nous cherchons à donner à voir des formes
d’appropriation du littoral. Nous nous basons sur un travail
d’observation in situ des pratiques et d’une analyse complémentaire
d’entretiens (23) menés auprès des pratiquants, pour mieux
comprendre comment se construit un territoire vécu à partir
d’expériences corporelles et comment ce territoire engendre
des modalités de pratique spécifiques.
Il s’agit dans un premier temps d’identifier les caractéristiques
géomorphologiques de ce territoire. Comment accède-t-on au
littoral? Qui sont les usagers? Que font-ils sur le littoral?
Repérer les principales caractéristiques du terrain de jeu
permet de déterminer les contraintes et les potentialités
locales à partir desquelles se développent des pratiques.
Nous verrons alors dans quelle mesure les mises en jeu du
corps peuvent servir d’étalon à l’appropriation d’un territoire.
Nous rapporterons dans un second temps la proximité du trait
de côte, constitué de lieux naturels facilement mobilisables,
à l’urbanisation du département. Quelles sont les conditions
du dépaysement? Quelles ressources mobilisent les pratiquants?
Quelles sont les représentations et les expériences de nature
construites par les pratiques? En d’autres termes, nous chercherons
à comprendre comment les activités de nature peuvent servir
à identifier différents rapports au milieu naturel.
Nous verrons alors combien la maritimité des pratiquants de
la côte d’Albâtre diffère de celle des autres usagers dans
la mesure où ils choisissent de dépasser les représentations
habituelles et de pratiquer «malgré tout». Nous tentons de
repérer, pour les comprendre, les autres logiques d’actions,
les autres jeux auxquelles se livrent les acteurs (Crozier
Michel and Friedberg Erhard; 1977) qui participent à la construction
tant physique que symbolique de la côte.
Entre rudesse, originalité et diversité: un littoral
kaléidoscopique
La côte d’Albâtre tient son nom de ses hautes falaises crayeuses
qui s’étendent de l’estuaire de Seine à l’estuaire de Somme.
Si ces falaises présentent un intérêt paysager et touristique,
suscité notamment par l’aiguille d’Etretat, elles constituent
un frein au développement des activités de loisir. D’une hauteur
qui varie de 50 à plus de 100 mètres, leur fragilité, liée
à une forte érosion, se traduit par des éboulements réguliers
et imprévisibles [1]. Cette
érosion parfois spectaculaire pose un problème de sécurisation
des accès tant pour les personnes circulant au pied qu’au
sommet des falaises.
La présence des falaises laisse également peu d’accès au littoral.
Sur les 130 kilomètres de côte, seules une trentaine de vallées
s’ouvrent sur les plages de galets. Difficile alors de trouver
un abris pour de petites embarcations. En voilier, les seuls
refuges possibles sont constitués des ports de plaisance distants
de plusieurs dizaine de kilomètres et dont l’accès est parfois
conditionné par la marée. Sur les cinq ports de plaisance
existants, trois sont de type pleine eau. De plus les plages
de galets empêchent tout échouage et limite la mise à l’eau
des embarcations. Des cales de mise à l’eau existent, mais
régulièrement recouvertes de galets et endommagées, elles
sont coûteuses à entretenir pour les collectivités locales.
Enfin, l’urbanisation et l’industrialisation du littoral,
intensifiées après la seconde guerre mondiale, constituent
un frein au développement des activités physiques de nature.
Les attaques répétées de la mer sur les constructions font
du littoral haut normand, pour les acteurs locaux, un obstacle
et engendrent un surcoût lié à l’entretien et aux réparations
des équipements. La vocation touristique et récréative de
la côte disparaît peu à peu des aménagements au profit d’une
reconstruction fonctionnelle, moderniste et d’une intensification
de la vocation industrielle du littoral (Bussi Michel; 2007).
La Côte d’Albâtre présente aussi d’autres facettes, c’est
là tout son paradoxe. Au côté d’une urbanisation essentiellement
concentrée dans les villes-ports et à l’intérieur des terres,
le littoral présente des nombreux espaces faiblement aménagés.
Les valleuses (petites vallées sèches) sont restées naturelles,
leur accès se limite à un sentier ou encore à un escalier
lorsque celui-ci a résisté aux attaques de la mer et aux éboulements.
Quelques stations balnéaires se présentent comme des vallées
peu urbanisées où seule une digue et un parking sont aménagés
comme à Saint-Aubin-Sur-Mer. Ces paysages de falaises crayeuses,
les plages de galets, la luminosité et les valleuses ont d’ailleurs
inspirés de nombreux artistes qu’ils soient poètes, écrivains,
peintres ou plus récemment cinéastes. Ces oeuvres donnent
à voir l’originalité de paysages souvent saisissants, parfois
grandioses comme à Etretat. La côte d’Albâtre présente également
une réelle richesse faunistique et floristique qui justifie
la présence de ZNIEFF (Zones Naturelles d’Intérêt Ecologique,
Faunistique et Floristique). Ces îlots de verdure constituent
dès lors les terrains de jeux privilégiés des pratiquants.
Au-delà des contraintes, la côte d’Albâtre présente aussi
des atouts favorables à la pratique d’activités physiques
de nature. Cette côte, soumise aux marées et exposée aux vents
offre la possibilité de pratiquer de nombreuses activités
de glisse, comme en témoignent les sites Internet de surfeurs,
kite surfeurs et véliplanchistes haut-normand. Ainsi quinze
spots sont régulièrement investis par les pratiquants de windsurf,
principalement au cours de la saison hivernale qui propose
les meilleures conditions météorologiques pour la pratique.
D’après Maxime, «le climat ici fait que les plus gros coups
de vent et que les plus grosses vague tu les as quand il fait
froid».
Carte 1: Cette carte donne la plage de vent pendant laquelle le spot fonctionne. Par exemple Le Havre fonctionne de sud est à nord ouest. |
Mais les usagers du littoral n’exploitent
pas ses potentialités de la même façon. Les «terriens», agriculteurs
d’abord tournés vers la terre, regardent ailleurs et considèrent
le littoral comme un espace difficilement accessible. Leurs
usages de l’espace maritime, illustrés dans le documentaire
«Les terriens» d’Ariane Doublet, s’arrêtent au bord de la
falaise. La mer est d’abord l’espace hauturier de travail
et de danger. Les pêcheurs du pays de Caux s’inscrivent dans
la tradition des Terre-Neuvas, pêcheurs du lointain. La côte
se fait d’autant moins désirable qu’elle est exposée aux vents,
aux tempêtes et est difficilement accessible. De fait, pour
Lecoquière la mer est ressentie comme une barrière dans la
mesure où les falaises apparaissent davantage comme un obstacle
que comme un passage, ce qui explique que les Normands sont
plus facilement terriens que marins (Bruno Lecoquière; 1998).
Habiter le littoral et se tourner vers la terre est une attitude
d’autant plus paradoxale dans une société où les mythes contemporains
de la mer s’ancrent profondément dans un désir d’ailleurs
(Cabantous Alain, et al.; 2005) et d’autrement (Damien Féménias;
2004). Les terriens renoncent dès lors à un possible usage
ludique de cette côte et sont davantage dans un mode traditionnel
d’appropriation de l’espace en contradiction avec «l’esprit
du temps».
Terrain de jeux des parisiens, cette côte se présente comme
la «façade littorale de Paris». La proximité de foyers urbains
importants comme Rouen lui confère également une position
privilégiée dans le paysage touristique. Mais il y a une distorsion
entre l’immense marché potentiel qui constitue son environnement
(Clary Daniel; 1977) et la réalité touristique. La côte d’Albâtre
accueille surtout une clientèle de proximité constituée d’habitués
et d’urbains pour un tourisme excursionniste et de courts
séjours. Les «touristes» ont alors une connaissance superficielle
du littoral qu’ils traversent sans l’explorer. Les valleuses,
constituent les écrins d’un littoral qui mêlent ville-ports
industrialisées et stations balnéaires authentiques voire
désuètes. Pourtant ces sites sauvages sont généralement méconnus
des touristes. Une des raisons de cette ignorance est que
les valleuses sont souvent privatisées par des résidents secondaires
qui tendent à en limiter l’accès. De plus, si les touristes
reconnaissent la qualité paysagère de la côte, ils ignorent
bien souvent les possibilités de pratique qu’elle autorise.
La mer est en premier lieu un paysage qui se regarde et non
un territoire qui s’explore. Les touristes pratiquent peu
d’activités de nature en dehors de la randonnée, ils sont
d’abord à la recherche d’un dépaysement maritime et d’une
découverte patrimoniale. Ne pouvant miser sur les atouts classiques
des destinations maritime, les collectivités locales s’appuient
surtout sur la promotion d’un patrimoine naturel, historique,
et sur les paysages mis en scène par des artistes (Bussi Michel;
2000). Les doris, barques traditionnelles des pêcheurs, les
villas style XIXe, les maisons de briques et silex, mais aussi
l’architecture Perret du Havre classée au patrimoine mondial
de l’UNESCO constituent les emblèmes de ce territoire patrimonialisé
enraciné dans le passé (Di Méo Guy; 2001 [1998]). La côte
d’Albâtre ne constitue pas une destination pour les «touristes
sportifs» (Sobry Claude; 2004) dans la mesure où, en dehors
des séjours préalablement organisés, la pratique de découverte
et les offres de location sont réduites à leur plus simple
expression.
Si la côte d’Albâtre est loin de répondre aux exigences esthétiques
et de confort de la mode touristique actuelle, des pratiquants
l’utilisent, malgré tout, comme un espace ludique. Ils voient
dans cet espace maritime un terrain de jeu et une opportunité,
là où d’autres le considère comme un obstacle. Parce qu’ils
choisissent de dépasser les représentations habituelles, les
pratiquants explorent l’espace maritime de multiples façons
et fréquentent la côte en toute saison. Ils s’approprient
ce littoral différemment des terriens ou des touristes notamment
parce qu’ils l’appréhendent au travers une mise en jeu des
sens. Le pratiquant s’attarde sur la côte, regarde autrement
les paysages et explorer différemment le territoire. Mais
être «marin» sur ce littoral signifie se rendre disponible.
Pratiquer des activités nautiques suppose une adaptation aux
conditions météorologiques et donc être en mesure de se donner
du temps lorsque les conditions (vent, vagues et marées) sont
réunies. Mais le pratiquant doit également avoir la possibilité
d’être mobile. Le faible nombre d’accès à la mer et la morphologie
de la côte nécessite des déplacements pour accéder aux sites.
Enfin, pratiquer sur ce littoral implique également une disponibilité
symbolique par laquelle les pratiquants dépassent les représentations
en vogue et les contraintes pour décider de faire de ce territoire
un espace ludique.
Nous voyons que les contraintes de la côte d’Albâtre engendrent
différents rapports au territoire maritime. Certains y renoncent,
d’autres l’effleurent et enfin quelques-uns uns choisissent
de faire avec les contraintes et de s’approprier un espace
de jeu finalement accessible sous conditions et peu approprié
par d’autres.
Paysages pratiqués, les jeux de la nature et du béton
Dans cette seconde partie, nous interrogerons le mode de rapport
au milieu «naturel», les expériences de soi et les rapports
aux autres, construits par les pratiques. La proximité du
trait de côte constitué de lieux naturels facilement mobilisables
sera étudiée au regard de l’urbanisation du département. Les
paysages de la côte d’Albâtre sont effectivement plus diversifiés,
plus singuliers et plus originaux qu’il n’y paraît. Ainsi,
les majestueuses falaises d’Etretat sont voisines d’une centrale
nucléaire et d’un port pétrolier. Pour autant, même les sites
industrialisés sont investis par les pratiquants.
1.1. Un béton «naturalisé» ou une «nature» bétonnée?
Photo 1: Site d'Antifer, image Google map. |
Le paradoxe de la pratique des
activités dites de nature sur ce littoral est qu’elles se
déroulent autant dans des sites préservés qu’en proximité
directe de sites industrialisés ou fortement urbanisés. La
plage de Saint-Jouin-Bruneval, située à une centaine de mètres
du terminal pétrolier d’Antifer, en est un exemple typique.
Une seule route dessers ces deux aménagements et offre une
vue surplombante sur le port pétrolier, spectacle d’une nature
maîtrisée par l’homme. Les constructions donnent à voir un
découpage de la falaise et l’empiètement dans la mer de l’immense
digue nord. En revanche, sur la plage le port est rendu invisible
par des dunes de sables et de verdure qui font oublier l’industrialisation
du site. En période de grandes marées nous avons constaté
une importante activité pêche à pied. De la même façon, lorsque
les conditions météorologiques l’autorisent, des planchistes
et kite-surfeurs s’approprient le spot. Lors de journées ensoleillées
en période estivale, la cale permettant la mise à l’eau de
jet-ski ou de petites embarcations à voile ou à moteur est
très vite encombrée. La présence du terminal pétrolier ne
change rien, «on fait avec», c’est un état de fait.
Le site d’Octeville-sur-mer constitue un autre exemple paradoxal.
Il abrite une ancienne base de l’OTAN conçue pour stocker
du pétrole en période de guerre froide, et fait office de
cimetière à bateaux. Echoués au large du Havre, des cargos
ont été remorqués ici où la mer fait son œuvre et découvre
à marée basse les carcasses rouillées. Désormais désaffectée,
la base de l’OTAN accueille une association de protection
de la nature. A droite de la plage, installées sur des éboulis
de falaises des cabanes de pêcheurs réaménagées servent de
«résidences secondaires» et de « paradis verts », pour quelques
familles d’Octeville. Le haut de la falaise, affaissée, sert
d’aire de décollage pour les parapentistes. Ce site est l’illustration
de l’équilibre fragile entre constructions de l’homme et nature
indomptable. La présence du béton s’efface et se fait absorber
par une nature brute, voire authentique source de plaisir
rugueux. La fragilité du littoral apparaît d’autant plus qu’elle
est mise en exergue par la présence de ces «ulcérations» à
quelques mètres de la plage.
Enfin, Le Havre, premier port de commerce à l’entrée de la
Manche et agglomération la plus peuplée et la plus urbanisée
du littoral, est un terrain de jeu très fréquenté. Originellement
port de commerce, rapidement station balnéaire, les activités
ludiques ont ici toujours cohabiter avec l’activité portuaire.
Les pratiquants se mêlent alors au ballet des cargos qui croisent
au large. Port international, et centre ville reconstruit
dans une vision fonctionnelle et moderniste après guerre,
la ville apparaît aujourd’hui au classement du patrimoine
mondial de l’UNESCO et se revendique comme station balnéaire
à part entière. Le béton est ici valorisé et intégré à l’offre
ludique et touristique de la ville.
Ces paradoxes apparents peuvent s’expliquer de multiples façons.
Le pratiquant peut être indifférant au milieu. Les loisirs
ne sont effectivement plus des temps occasionnels mais s’inscrivent
dans le quotidien. Les pratiquants cherchent alors des espaces
de pratique de proximité facilement mobilisables. Le cadre
importe peu, l’essentiel est la possibilité de s’adonner à
son activité dans le temps du quotidien. Ces pratiques en
milieu urbanisé peuvent aussi être une façon de s’approprier
l’espace. Pour Augustin (Augustin Jean-Pierre; 1995) les activités
sportives de nature participent d’une valorisation des espaces
naturels et d’une naturalisation des milieux artificialisés.
Par la mise en jeu des corps, les pratiques sportives de nature
servent d’outils de reconquête de l’espace urbain. Enfin,
il peut s’agir de montrer que malgré les contraintes, ce littoral
constitue un espace ludique parmi d’autres.
1.2. La recherche d’une fragile nature «sauvage»
Le développement actuel des sports de nature s’inscrit dans
une société où émerge une demande sociale de nature de citadins
confrontés à l’artificialisation de leur milieu de vie (Leynaud
Germain and Blaise Louis; 1995). Dans la mesure où ce littoral
a échappé au tourisme «conquérant» des années soixante (Augustin
Jean-Pierre; 1995), il présente un aspect sauvage et des îlots
verts favorables au développement des loisirs de nature. Les
valleuses faiblement aménagées offrent au pratiquant des espaces
restés naturels, sortes de paradis verts ouverts à la «robinsonnade».
Les activités physiques de nature semblent se combiner de
plus en plus avec des préoccupations écologiques qui traduisent
un désir de nature «sauvage», authentique et protégée (Kalaora
Bernard; 2001). Le rapport au territoire de pratique s’en
trouve lui aussi bouleversé. Les espaces naturels ne sont
plus cantonnés uniquement à la sphère du loisir. Les représentations
contemporaines, plus complexes, y adjoignent une dimension
publique, politique et écologique. Les espaces naturels ne
sont plus considérés simplement comme des terrains de jeu,
mais comme des espaces fragiles et menacés dont les usages
se doivent d’en respecter la préservation.
Même les activités considérées comme destructrices se parent
de préoccupations écologiques. Le président d’un club de 4x4
sur le littoral nous décrit la participation de son club à
une opération de défense des loisirs verts. Ils passent ainsi
une journée par an à nettoyer et débroussailler des chemins
qui ont été fermés ou oubliés. Les clubs de voile ou les associations
de planchistes développent également un programme écologique
de sensibilisation à l’environnement ou encore de nettoyage
des plages. Produits d’une époque, ces initiatives montrent
combien ces activités s’inscrivent, au moins au plan symbolique,
dans les préoccupations de développement durable de la société
globale.
1.3. Un territoire, des espaces de pratique
La distinction entre sports traditionnels et sports de nature
s’opère notamment par les espaces mobilisés pour la pratique
(Mao Pascal and Bourdeau Philippe; 2008). Les sports traditionnels
utilisent des «lieux sportifs par destination» dont les installations
s’inscrivent dans les projets territoriaux. Par contre, les
activités sportives de nature s’inscrivent dans des espaces
multiples non définis aux contours flous. Regroupés sous le
terme d’Espaces Sites et Itinéraires (ESI), les lieux de pratique
ont pour support privilégié les espaces naturels. Les activités
se distinguent alors moins par les pratiques que par leur
rapport au territoire. Elles constituent autant d’expériences
de soi, du corps et du littoral.
Par exemple, pour les pratiquants d’activité de glisse, la
qualité du plan d’eau et les conditions météorologiques sont
déterminantes dans le choix du territoire investi. Ses caractéristiques
techniques en fondent la valeur. Le territoire fait ici l’objet
d’un marquage et d’une appropriation qui peut se traduire
par des conflits d’usages. Les randonneurs sont eux, en revanche,
plus attentifs au cadre de pratique. Le territoire investi
est choisit pour ses qualités naturelles et paysagères. Le
pratiquant est de passage dans un milieu naturel qu’il envisage
comme une ressource fragile à préserver. Les conflits tendent
à apparaître lorsque leurs représentations du milieu naturel
et les usages qu’ils considèrent comme légitimes s’opposent
à celles des autres usagers du littoral.
Des modes d’appropriation du territoire maritime
Les différents modes de pratique produisent alors des «tribus»
(Maffesoli Michel; 1988) dont l’esthétique sert de ciment
en lieu et place des institutions. Au sein de ses groupes
se partagent des expériences, des valeurs et des références
culturelles qui participent de multiples appropriations territoriales.
Trois types de maritimité traduisent les différents modes
de rapport au littoral des pratiquants.
Les pratiques contemplatives correspondent à un usage traditionnel
de la côte et s’inscrivent dans une maritimité «romantique».
Le rivage en tant qu’espace de loisir est d’abord un lieu
de méditation où le pratiquant vient admirer une nature sauvage.
Le «romantique» s’émeut face au spectacle d’une nature grandiose
qui lui rappelle la fragilité de sa condition humaine, qui
fait aussi qu’il se sent en vie. «Quand tu pêches à côté de
Nathalie, tu t’intéresses un peu aux crevettes, un peu aux
bouquets, aux bons coins etc. mais beaucoup aux paysages,
aux lumières, au soleil…». La contemplation d’une nature «tableau»
à préserver et à protéger offre au pratiquant une réponse
à son besoin de ressourcement (Corbin Alain; 1988) dans des
activités qui sont l’occasion d’un retour sur soi. Ce mode
de pratique rappelle l’esprit «bains de mer» du XIXe siècle
où la nature est perçue comme bienfaitrice et l’eau froide
revigorante propre à soigner les maux d’une vie citadine.
Des pratiquants se livrent encore à une pratique actualisée
du bain à lame où, debout dans l’eau, ils se font quotidiennement
secouer par la vague salvatrice. Certains planchistes nous
racontent également s’être trouvés en admiration lorsqu’ils
reviennent vers la plage et qu’un coucher de soleil se reflète
sur la falaise. Enfin, un parapentiste se plaît à observer
les lapins et les agriculteurs lorsqu’il survole les falaises
d’Octeville-sur-Mer.
Le pratiquant qui cherche à s’endurcir au contact d’une nature
rude dans laquelle il éprouve sa propre puissance se situe
dans une maritimité que l’on peut qualifier de «combative».
C’est de la dépense physique et du dépassement de soi que
naît le plaisir de pratiquer. D’ailleurs, pour Maxime, les
«vrais» pratiquants sont d’abord ceux qui sortent l’hiver
au risque d’attraper engelures et autres maux. Adeptes des
«grosses conditions», ces pratiquants explorent et repoussent
leurs limites physiques dans une nature indomptable. Face
à des conditions hostiles dans une nature extrême, le combatif
éprouve sa volonté et son courage. L’affrontement réussi,
sans casse, érige le pratiquant en «héros» moderne qui en
sort grandit, plus fort. La présence d’autres «héros» rend
possible l’engagement extrême. Monde de «durs», capables de
supporter les souffrances, ils font preuves d’abnégation et
de solidarité face à l’hostilité des conditions qu’ils bravent.
«L’esprit marin» s’accompagne de devoirs envers les autres.
Parce que chuter ou casser peut aussi signifier mettre en
jeu sa vie, ils se confrontent et se protègent dans un même
élan. Ce type de maritimité peut prendre la forme d’une sortie
en planche pendant une tempête, du bain de la nouvelle année
des «pingouins de Dieppe» ou encore d’une sortie d’endurance
où les parapentistes parcours plusieurs centaines de kilomètres
pour tester leurs limites.
Enfin, le groupe des pilotes désigne des usagers en quête
d’un sentiment de maîtrise. Maritimité de «navigateur», ce
mode de pratique n’exclue par pour autant les activités terrestres.
L’objectif du pratiquant est ici de s’adapter aux caractéristiques
du terrain d’évolution et de tracer son itinéraire en fonction
des météores. Ces activités correspondent à un usage complice
de la nature qu’il s’agit de comprendre. L’environnement se
fait terrain de jeu et la nature en est le partenaire privilégié.
Le pilote est centré sur l’expérience corporelle et les sensations
ressenties plus que sur les paysages traversés. Le plaisir
se trouve dans la sensation de liberté procurée par la maîtrise
des éléments. Ils décryptent le milieu pour mieux s’en jouer
et donnent l’impression d’une «enfance de l’art». Pour Hervé,
la planche à voile c’est d’abord chercher la progression dans
les sauts et le travail de la vague. Cette modalité de pratique
peut prendre des formes douces comme dans la baignade où le
nageur construit son itinéraire et adapte son allure au courant
pour se rendre d’une plage à l’autre; ou plus rude lorsque
le parapentiste sort par «gros temps» et s’appuie sur sa maîtrise
technique pour jouer avec les éléments.
Cette typologie ne fige cependant pas les pratiquant dans
une seule et unique modalité. Ils peuvent tour à tour passer
d’une pratique contemplative, à une modalité plus rude au
cours de la même sortie. D’ailleurs les pratiquants d’activités
de nature sont bien souvent des multi pratiquants passant
d’une activité à l’autre au gré de leurs envies ou des opportunités
(Canneva Hervé, (dir.) 2005).
Des expériences, des maritimités
L’étude des activités physique de nature de la côte d’Albâtre
montre une sédimentation des pratiques où différentes strates
du présent et du passé se superposent dans une même réalité
sociale. Des usages d’hier, plus contemplatifs, côtoient des
activités plus contemporaines et révèlent de multiples appropriations
territoriales et formes de maritimité. Les modalités de pratiques
distinguent alors autant les pratiquants entre eux, que les
pratiquants des autres usagers.
Les mises en jeu du corps traduisent ici de multiples formes
d’appropriation du territoire qui se donne à voir au travers
des maritimités. Les pratiquants revendiquent cette territorialisation
par l’affichage d’une identité «viking» qui les rapproche
en même temps qu’elle les distingue des non pratiquants. Même
si pour Clary (Clary Daniel; 1977) la mauvaise réputation
climatique de cette région est trop souvent injustifiée, la
Manche est une mer dont la température dépasse rarement les
18°C en été. Or, comme nous l’avons déjà précisé, la saison
hivernale est la plus favorable à la pratique des activités
nautiques qui fait dire à Hervé qu’ils sont des «vikings»
dans la mesure où ils pratique dans une atmosphère «nordique
minérale, dure». Etre pratiquant haut-normand est alors une
identité qui s’affiche et se revendique, un pratiquant a d’ailleurs
représenté l’aiguille d’Etretat sur sa planche de surf et
un club porte le nom de «Viking surf club». Ces pratiques
produisent des formes d’appropriation du littoral, des expérimentations
physiques et des expériences de soi. Dans une société où l’identité
se vit comme un bricolage de sens (Dubet François; 1994),
les identités maritimes sont autant de constructions de soi.
Le territoire fonctionne à la fois comme référence, élément
de reconnaissance et d’identification. Les loisirs sportifs
deviennent dès lors des éléments de médiation territoriale
(Di Méo Guy; 2001 [1998]). Le territoire sert à la fois de
référent identitaire et de liens entre les acteurs sociaux.
Ainsi, la côte d’Albâtre est érigée en territoire par les
activités qui y sont pratiquées et qui participent d’une appropriation
de l’espace. Mais ce littoral participe lui aussi d’une construction
identitaire par les référents sociaux et spatiaux qu’il génère,
par les représentations qu’il fait construire.
Pour Marc, cette côte nécessite non seulement le courage d’y
aller, mais aussi une éducation du regard pour l’apprécier.
Les «terriens» comme les «touristes» n’auraient pas les clés
pour la comprendre. Les pratiquants, en revanche seraient
capables de reconnaître la richesse et la diversité des paysages
comme des terrains de jeux. Pour autant, nombreux sont les
pratiquants qui, dès qu’ils en ont l’occasion, investissent
d’autres littoraux qu’ils considèrent plus favorable à la
pratique de leurs activités. Au creux d’autres apparences,
au-delà des représentations convenues et des usages établis,
c’est un littoral méconnu et «discret» que les pratiquants
partagent et nous font découvrir.
Notes
1] De nombreuses études s’intéressent
aux risques générés par l’érosion des falaises. Notons notamment
Stéphane, Costa. Le risque naturel sur le littoral Haut-Normand.
Etudes normandes: "La côte d'Albâtre, usages et images", 2007,
pp. 20-36, 0014-2158. Jacques, Pagny. Le risque littoral sur
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