Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (a cura di)
M@gm@ vol.7 n.3 Settembre-Dicembre 2009
LE CORPS DE LA VIEILLESSE DANS LA PUBLICITÉ ET LE MARKETING
Patrick Legros
patrick.legros12@wanadoo.fr
MCF, Dpt de sociologie, Univ.
de Tours, Laboratoire ETTOSS (Orléans).
Étudier
l’impact des médias sur la vie implique d’étudier comment
les représentations s’y diffusent. En voici un exemple particulier
puisqu’il implique une représentation d’ordinaire cachée de
l’exposition médiatique. La personne âgée, en effet, ne présente
pas un corps envié, propice au rêve et à la marchandisation.
Comme le principal procédé publicitaire repose sur l’identification
et que, en même temps, l’identification à une personne âgée
n’est pas enviable, comment faire pour susciter la consommation
de produits ciblés pour la vieillesse sans utiliser le «corps
vieux»? Pour répondre à cette question, il faut déjà séparer
les deux catégories de la vieillesse: celle des seniors qui
offre un marché potentiellement important et celle de la «vieillesse
ingrate» [1] qui n’intéresse
pratiquement pas l’offre de consommation. Ensuite, il faut
dégager des quelques publicités, montrant des personnes âgées,
des cibles et des procédés ; en effet, l’emploi d’un «corps
vieux» n’a pas nécessairement pour objectif de s’adresser
à des personnes âgées; dans le cas contraire, de multiples
procédés sont utilisés qui, pour la plupart, cherchent à éluder
le «corps» pour, malgré tout, favoriser l’identification.
1. La «vieillesse ingrate» et l’institutionnalisation
du «corps vieux»
La catégorie statistique des institutions comme l’INSEE fixe
l’âge de la «vieillesse» à 60/65 ans. Pourtant, la représentation
de la «personne âgée», pour le sens commun, renvoie à des
personnes bien plus «âgées» correspondant aux «vieillards».
Progressivement, la plupart des sociétés occidentales ont
connu une institutionnalisation du parcours de la vie de leurs
citoyens, notamment de l’enfance et de la vieillesse qui se
sont ainsi détachées de la sphère privée. La rationalisation
de la structure sociale générale s’est introduite dans l’existence
de chacun, particulièrement lors des temporalités non productives
(enfance, chômage, retraite) et a projeté l’homme dans son
avenir (préparer sa retraite). La retraite est alors devenue
une récompense pour l’homo economicus (l’ancienneté) lui assurant
au présent un avenir, une sécurité au présent et à venir.
Cette bureaucratisation de la société se dévoile pleinement
avec la taxinomie euphémisante découpant la vie en strates
arithmétiques:
- «premier âge» = petite enfance;
- «deuxième âge» = non usité;
- «troisième âge» [2] =
à partir de l’âge de la retraite (60-65 ans);
- «quatrième âge» = à partir de 75 ans.
Il faut bien envisager ici que la vieillesse est, tout comme
la mort qu’elle représente, soumise à une volonté de dissimulation
sociale. Les euphémismes utilisés à son égard sont manifestes
et viennent troubler le recensement arithmétique de l’âge
et, plus largement, des strates de la vie.
Ainsi, la jeunesse est positivée par toute une série d’adjectifs:
l’âge «tendre», l’adolescence «fragile et sentimentale»; le
«bel» âge; la «fleur de l’âge», etc.; elle est en même temps
«rejetée» sans être niée: «l’âge ingrat» ou «l’âge critique»
(servant aussi pour caractériser les femmes ménopausées),
l’adolescence «rebelle»; elle est également «particularisée»
comme une époque spécifique: «avoir passé l’âge» ou «ce n’est
plus de ton âge», séparant l’âge de raison et/ou de la responsabilité,
de l’âge de l’insouciance enfantine; il en est de même de
l’«âge de raison» qui sépare arbitrairement à 7 ans l’âge
de la petite enfance de l’enfance pouvant raisonner.
L’âge adulte, qui n’a d’ailleurs pas de formes nominales spécifiques,
est, quant à lui, occulté: même l’expression «être entre deux
âges» indique un «entre deux», ni jeune, ni vieux, inconsistant.
La vieillesse, enfin, est dissimulée par une multitude de
locutions rarement «positives»: «être dans la force de l’âge»,
l’«âge canonique» ou «on apprend à tout âge» qui renvoient
à l’expérience, l’accumulation des années étant une force;
elle est tout aussi bien «négatrice»: «d’un certain âge»,
pour ne pas dire un âge certain, pas encore vieux mais suffisamment
vieux pour ne pas être cité; «personne âgée» qui n’a aucune
consistance puisque, par définition, toute personne est âgée;
«chaque âge a ses plaisirs» pour signifier qu’à la vieillesse
les pouvoirs sexuels s’amoindrissent et que la personne est
«contrainte» de diriger ses jouissances (la locution montrant
que le plaisir suprême est la relation sexuelle…) dans d’autres
directions.
Une séparation est à noter concernant deux temporalités liées
à la vieillesse que l’on peut dater à partir de la généralisation
des régimes de retraite après la seconde guerre mondiale:
- le temps de la retraite (récompense liée à une vie de travail)
[3];
- et le temps de l’invalidité.
Avec ce premier temps, c’est la notion même de travail qui
s’est vue modifiée, devenant ainsi une activité nécessaire
et souvent contraignante en attente des temps de repos (rythmés
par les vacances, puis entiers avec la retraite).
Les acceptions pour définir la personne âgée se multiplient
ensuite. Dans les années 1970, c’est la notion de «troisième
âge» comme temps d’activité (voyages notamment) qui vient
ajouter à la trajectoire de l’homme une nouvelle temporalité
de passage, transformée à partir des années 1980 par celle
des «seniors»; celle de troisième âge est alors repoussée
vers celle de «personnes âgées dépendantes» ou de «quatrième
âge» (de moins en moins usitée comme si cette strate arithmétique
était trop explicite et ne cachait pas suffisamment l’inéluctable)
se diffusant également à partir des années 1980 [4].
La vieillesse est aujourd’hui devenue une propriété du monde
biomédical, l’associant à la dépendance, la dépendance à la
perte d’autonomie que la société médicale se doit de combattre.
Cette vieillesse «inadaptée» demeure partagée entre le monde
privé et le monde institutionnel et connaît, du fait d’un
désengagement social (étatique par exemple), un va-et-vient
entre les services de soins à domicile, différentes structures
d’hébergement communautaires et l’hospitalisation, malgré
une fin de trajectoire bien connue (l’hospitalisation et la
mort).
La «véritable» vieillesse est bien celle du handicap comme
Christian Lalive d’Épinay [5]
propose de la définir à partir d’un «statut fonctionnel» départagé
en trois groupes (les «indépendants» qui accomplissent tous
les actes retenus; les «fragiles» qui éprouvent des difficultés
à en accomplir au moins un seuls; les «handicapés» qui n’y
parviennent pas au moins pour un acte). La moitié des plus
de 80 ans ferait partie de ces deux dernières catégories.
La vieillesse est ainsi représentée comme une maladie incurable.
Elle devient redoutable et signe un contrat d’exclusion avec
la société. Il suffit, pour s’en rendre compte, d’analyser
les définitions des dictionnaires pour comprendre cet état
de fait. Ainsi, le Robert (1989) précise que le «troisième
âge commence à 60 ans» et le «quatrième âge» ou «la vieillesse»
«au-delà de 75 ans» et une simple analyse des synonymes donne
à la «vieillesse» les correspondances suivantes: «sénilité,
affaiblissement, déclin, décrépitude…». Il en est de même
des locutions qui font que le «vieux» est aux antipodes de
la vie de couple: un célibataire anormatif avec les locutions
nominales «vieux garçon» ou «vieille fille»; on y lit l’expression
«ridée» de son visage avec les locutions nominales «vieille
noix», «vieux tableau» (évoquant les craquelures); il y est
également «dépassé» avec les locutions adjectivales «vieux
jeu», «vieille souche» et les locutions comparatives «vieux
comme Hérode», «vieux comme Mathusalem», «vieux comme le monde»
et l’expression un «vieux de la vieille» [6]
jusqu’à exprimer la mort avec la locution verbale «ne pas
faire de vieux os».
Cette stigmatisation de la vieillesse aura évidemment des
répercussions sur les représentations sociales et, en particulier,
sur la représentation du corps dans les médias.
2. Le corps de la vieillesse comme cible marketing
Le vieillissement de la population offre un marché économique
particulièrement intéressant au moins pour deux raisons:
- c’est un marché ouvert dans le sens où peu d’offres ont
encore été faites à l’égard de cette «nouvelle» population
(en 2003, 95% des dépenses de marketing ont été faites pour
les moins de 50 ans);
- pour un certain nombre de personnes âgées, les besoins «primaires»
(domiciliaires, notamment) sont assouvis; elles possèdent
par conséquent des capitaux exploitables.
Le problème est qu’en termes marketing la personne âgée n’est
pas un produit vendeur. Se pose la question de savoir comment
vendre «pour les vieux» sans montrer «du vieux». Si les personnes
âgées représentent une cible particulière, il est difficile
d’utiliser la cible en marketing. Il faut alors distinguer
les différentes publicités à partir des produits à vendre.
Trois types peuvent être dégagés. Le premier est tourné spécifiquement
en direction des seniors; il se scinde en deux catégories:
celle de la consommation avec des offres touristiques ou des
produits de luxe et celle de la protection et de la prévoyance
avec des produits de santé, d’épargne et d’obsèques. Le deuxième
utilise la vieillesse dans son acception de «sagesse» et d’«expérience»
afin d’aborder d’autres générations ou encore pour sensibiliser
la personne âgée afin qu’elle s’occupe de sa filiation intergénérationnelle.
Enfin, le troisième emploie des personnes âgées de manière
détournée en se servant de leurs stéréotypes négatifs pour
toucher des cibles plus jeunes.
Le marketing va donc utiliser des techniques spécifiques afin
de correspondre à telle ou telle cible et de vanter les qualités
de tel ou tel produit. Mais, dans presque tous les cas, il
ne se servira pas du corps de la personne âgée qui est trop
marqué négativement en société.
La technique la plus exemplaire en la matière consiste à utiliser
des pictogrammes qui ont l’avantage à la fois d’interpeller
le récepteur et d’éviter de montrer une personne âgée.
Cette publicité pour le Viagra de la marque Pfizer se sert
d’une technique encore plus épurée en utilisant des symboles
de langues internationales. Ces signes comportent néanmoins
deux points pour désigner les testicules. La courbe interrogative
s’applique parfaitement au sexe masculin sans turgescence
contrairement à la barre du point d’exclamation; d’un côté
le doute, de l’autre la solution. La sexualité, elle-même
toujours un tabou, renforce la stigmatisation de la vieillesse
(même si le Viagra ne s’adresse pas qu’à des personnes âgées).
Il est par conséquent malaisé de montrer explicitement ce
qui, socialement, doit demeurer indicible.
Parmi les autres procédés marqués par l’absence de figuration
réelle, il faut citer ceux substituant un personnage ou un
dessin à la personne âgée. Ils permettent le plus souvent
de souligner sa bonhomie, souriant, bien portant avec un embonpoint
rassurant et seulement différencié par un unique symbole de
la vieillesse (canne, lunettes, etc.). Tous ces procédés utilisent
finalement des figures métaphoriques pour ne pas représenter
la vieillesse. Ce transfert de sens par substitution analogique
permet de cibler les personnes âgées sans avoir à montrer
des déficiences préjudiciables à l’accroche publicitaire en
raison de leur stigmatisation sociale.
La technique de la «métaphore atemporelle» en est un exemple
particulièrement intéressant. Elle sert pour personnifier
des valeurs et des savoir-faire: c’est le cas des représentations
abstraites utilisées par les marques Bonne Maman, Mamie Nova,
Mère Poulard… On remarquera qu’il s’agit essentiellement de
produits sucrés généralement proscrits avec l’avancée en âge…
Ces figures symboliques doivent dépeindre un surcroît d’«expérience».
S’il s’agit de personnes âgées qui sont évoquées, l’emploi
de la «mère» plutôt que de la «grand-mère» est évocateur d’un
déni de la vieillesse. La figure cherche surtout à légitimer
la qualité et l’authenticité d’un produit par la «sagesse»
supposée de la vieille personne. «Grand-mère sait faire du
bon café» est bien une personne désincarnée dans le sens où
la personne âgée est devenue non plus un «vendeur» mais une
«marque» à part entière, par conséquent atemporelle [7].
Elle devient même une rivale de la personne âgée comme le
laisse entendre la publicité Mamie Nova: «La Mamie que je
préfère est dans le frigidaire», «Les mamies ne lui disent
pas merci».
La représentation abstraite de Mamie Nova pourrait correspondre
à n’importe quelle femme. La blancheur des cheveux est niée
par leur contour bleu et par l’absence générale de coloration.
La simplicité du trait empêche de distinguer des rides. L’absence
de corps permet d’éviter de montrer des accessoires typiques
de la vieillesse comme la canne. La Mamie Nova ne s’adresse
pas spécifiquement à une cible «personne âgée». Elle ne sert
qu’à vanter le produit à la fois innovant et respectant une
tradition dans sa fabrication.
Cette technique n’a d’ailleurs pas besoin de ces corps simplifiés
pour être efficace. L’absence de figuration suffit souvent
à transmettre le message de l’expérience. Par exemple, Alsa
emploie uniquement le terme «Mamie» sur son packaging Mamie
Gâteau chocolat. La «Mamie» est d’ailleurs préférable à la
«Mémé» parce que l’une se révèle plus atemporelle que la seconde,
la «Mamie» apparaissant plus complice, la «Mémé» plus âgée…
Même l’orthographe de la Grand’mère du café se différencie
de celle de la «grand-mère»…
Pour ne pas montrer les marques de la vieillesse, les publicitaires
modifient également la couleur naturelle de la peau en imprimant
des images bicolores (rouge et noir par exemple), ce qui a
pour effet de rendre difficilement identifiable l’âge des
figurants. Ce procédé facilite le recours à des personnes
plus jeunes (et elles le sont manifestement) tout en empêchant
l’intrusion des cheveux blancs et des rides.
En outre, les euphémismes sont couramment employés pour éviter
les termes relatifs à la vieillesse. On ne parle pas de «vieux»
ou de «personne âgée» mais de «senior» comme on ne dit pas
«femme de ménage» mais «technicien de surface», «caissière»
mais «hôtesse de caisse». Même dans le vocabulaire du marketing
[8], les «seniors» sont
composés, non pas en fonction des différences entre personnes
âgées, mais par des segments générationnels, l’objectif étant
de pouvoir renouveler toute une gamme de produits alors adaptés
à chaque génération et d’inventer des besoins spécifiques
leur correspondant:
- les «masters» entre 50 et 60 ans: avec un fort revenu disponible,
une bonne santé, une vue qui baisse, la ménopause, du temps
libre mais modérément;
- les «libérés» de 60 à 74 ans: l’âge d’or de la consommation
avec un revenu disponible maximum, toujours en bonne santé,
une vue et ouïe qui baissent;
- les «paisibles» de 75 à 85 ans: pouvoir et appétit d’achat
plus faibles (économiques et psychologiques), la santé est
la variable la plus influente, précision de gestes moins bonne,
beaucoup de temps libre;
- les «grands aînés» à partir de 86 ans: en état de précarité,
notamment les veuves, taux élevé de personnes dépendantes,
beaucoup de temps mais ne sortent plus.
L’Oréal donne un exemple de cette segmentation en proposant
des produits adaptés (par eux) à l’âge de la femme vieillissante:
les femmes de 50 ans seraient plus préoccupées par le fait
de rester jeunes; les femmes de 60 ans seraient plus préoccupées
par le fait de ne pas paraître vieilles; etc.
L’absence de corps sert à ne pas montrer certaines marques
visibles de la vieillesse comme la courbure du dos ou les
problèmes de maintien. Mais comme le visage est le principal
procédé d’identification et d’interaction utilisé en publicité,
il n’est pas toujours souhaitable de se limiter à une simple
évocation nominale. Ce visage est donc présenté mais lissé,
évitant de montrer des cheveux gris, des lunettes et, surtout,
des rides. Il est d’autant plus utilisé qu’il s’agit de faire
la publicité de produits esthétiques notamment anti-rides
pour le visage [9] … Pour
ce faire, seuls des visages de femmes cinquantenaires (ou
moins) sont présentés, parfois retouchés informatiquement
ou chirurgicalement. Pour cette raison, lorsqu’il s’agit de
produits esthétiques comme les parfums ou les crèmes pour
le visage, les publicitaires font appel à des stars dont la
plastique se prête aisément à cet exercice.
Lorsque Catherine Deneuve se vend pour une publicité de crème
Yves Saint-Laurent (de soins «anti-temps», 2001), elle apparaît
comme atemporelle alors qu’elle est âgée de 53 ans. Son visage
et ses bras nus sont sans aucune marque (retouchés visiblement
sur ordinateur), une main sur la tempe (procédé classique
pour reconnaître une personne posant «naturellement»), l’autre
main effacée par le produit de crème comme si elle le tenait,
comme s’il faisait partie d’elle, comme s’il s’incrustait
en elle. Aucune ride, aucun cheveux blanc (ils sont cuivrés
pour l’occasion), cette plastique est allongée sur une sorte
de drap d’or qui pourrait aussi bien être un nuage.
Plus naturelle sans doute paraît l’ancien mannequin Susan
Schönborn dans la publicité Nivea Vital, quelques rides au
niveau des yeux. La chevelure ne laisse néanmoins pas apparaître
de cheveux gris mais des teintes dorées différentes portant
sur le blond. Un des slogans de la publicité, malgré tout
marqué en petits caractères, indique «On ne nie pas son âge
mais on s’entretient», jouant sur la transparence. Toutefois,
les deux slogans les plus lisibles diffusent un autre message:
«Redécouvrez le plaisir de vous regarder dans la glace», «la
nouvelle solution contre les taches de pigmentations» (la
tache renvoyant à la saleté).
L’utilisation de femmes visiblement marquées par les rides
et les cheveux blancs est pratiquement exclue des campagnes
publicitaires pour des produits de beauté ou de luxe. La campagne
de Dove, en février 2007, est une exception en la matière.
Elle utilise quelques portraits de femmes de ce type mais
dans un esprit de provocation plus que de transparence. Elles
ont été notamment affichées dans les couloirs du métro parisien
ou sur des abris bus avec un format 400x300 cm. La ligne de
soins Pro-âge se veut militante «pour toutes les beautés»
(dit sa campagne). La carte de l’éthique, très à la mode dans
un environnement privilégiant la «naturalité», insiste sur
le fait que chaque femme est particulière et doit se sentir
«belle et fière» de son âge.
Les rapports entre ces publicités spécifiques et d’autres
plus conventionnelles sont de montrer des femmes épanouies,
visiblement heureuses, souriantes ou, si on reprend les termes
de ces publicités, «radieuses» plus que «ridées», «séduisantes»
plus que «grisonnantes». Un regard complice qui fixe, un sourire
qui séduit.
L’usage de «stars» apporte une légitimation charismatique,
donne une notoriété au produit et permet une identification
avec la cible. Chaque star est utilisée à partir de ce qu’elle
peut représenter par rapport au produit. Ainsi, Robert Hossein
et les prothèses auditives Audika: un homme du spectacle pour
des problèmes de bruit…; Johnny Halliday pour Optic 2000 et
Antoine pour Atoll: deux hommes de spectacle pour des problèmes
de vue; Pelé pour des problèmes d’impuissance: un sportif
pour des problèmes physiques…; Jane Fonda pour la gamme Age
Reperfect (L’Oréal): une star du cinéma pour des problèmes
de beauté…
D’autres stars «âgées» sont également employées pour vanter
les mérites de certains produits mais, cette fois, il ne s’agit
pas de s’adresser seulement à une cible «personne âgée» et
de pallier une déficience due au vieillissement. Ces stars
apportent au produit leur notoriété; et leur âge, l’expression
de leur expérience et de leur réussite; ainsi, Ella Fitzgerald
puis Robert de Niro pour la carte American Express; Georges
Clooney pour le café (Nespresso); Guy Roux pour l’eau Cristalline,
Jean Rochefort pour des placements financiers sur Amaguiz.com...
Ces «stars vivent de notre substance et nous vivons de la
leur. Sécrétions ectoplasmiques de notre propre être, elles
sont aussitôt travaillées par les grandes manufactures qui
les déploient» [10].
La vieillesse apparaît tout à coup comme positive ou, plus
exactement, comme transparente. On retrouvera un même sentiment
d’inexistence humaine au profit d’une utilité sociale dans
les publicités qui mêlent des personnes âgées avec leurs petits
enfants. En effet, le procédé mis au point ici consiste à
faire de la vieillesse un transmetteur d’expérience. En soulignant
l’idée de filiation entre les «grands-parents» et leurs «petits-enfants»,
on marque le pouvoir social de la transmission familiale,
d’un savoir-faire et d’un savoir-être.
La campagne télévisuelle de Werther’s Original datant de 1995
[11] en est un exemple
représentatif. Cette publicité, d’une durée de 29 secondes,
commence sur un plan américain: un grand-père, assis sur un
fauteuil de son salon, raconte comment il a fait connaissance
avec les bonbons Werther’s Original par l’intermédiaire de
son propre grand-père qui lui en donnait dès l’âge de 4 ans.
Il est montré comme l’archétype du grand-père idéal, soigné
avec sa veste en laine écrue, sa cravate sur une chemise blanche,
moustache et cheveux blanchis par le temps. Son visage est
rayonnant et ne laisse pas apparaître de rides importantes.
Lorsqu’il prononce le nom de la marque, une musique vient
accompagner un zoom qui montre un bonbon dans sa main. S’ensuit
un fondu enchaîné qui révèle alors les mains d’un petit garçon
afin de créer une confusion entre le présent et le passé.
L’enfant enlève le papier du bonbon et le mange. Bien habillé
et coiffé à l’image du grand-père, il apparaît cette fois
comme un archétype de l’enfant modèle. Son visage est radieux.
La scène de l’enfant se déroule sous les commentaires du grand-père
qui narre le fait qu’il n’avait jamais goûté de bonbons aussi
crémeux et délicieux. On retrouve alors le grand-père à la
fin de son propos, «Je me sentais quelqu’un d’exceptionnel»,
poursuivant en racontant qu’il est maintenant le grand-père
et qu’il n’aurait rien pu offrir de mieux à son petit-fils
que ce bonbon. Après un changement de plan, le petit-fils
rejoint son aïeul. Le grand-père, en lui donnant ces bonbons,
annonce alors que c’est lui maintenant qui est quelqu’un d’exceptionnel.
Un gros plan des deux visages se souriant termine la scène.
Cette transmission de génération en génération rend immortel
le produit et, en même temps, le vieil homme. L’absorption
du bonbon permet de revivre des moments passés et non pas
seulement de simplement se les remémorer.
Ce procédé n’est pas qu’un simple souvenir; il s’agit d’un
retour dans le passé, une sorte de résurrection itérative
tant que la consommation du produit aura lieu, tant que la
transmission générationnelle invitera à penser qu’un peu de
soi perdure dans sa progéniture. L’utilisation de l’enfant
rajeunit la personne âgée jusqu’à l’effacer au profit du produit.
La confiture Bonne Maman joue de ce procédé. Deux enfants
poursuivent un oiseau échappé de sa cage dans un environnement
évoquant la tradition et la campagne. Les casseroles de cuivre
en fonds d’image marquent la fabrication ancestrale de cette
confiture. Leur présence suffit à évoquer vraisemblablement
la grand-mère derrière ses fourneaux, inutile présentement.
Le slogan «c’est toi que j’aime tant» s’adresse autant à la
confiture qu’aux petits-enfants dont la filiation avec cette
grand-mère absente est imaginable.
De nombreuses autres publicités, ainsi les assurances Axa
ou SwissLife (2009), ont fait appel à un procédé identique.
Le marketing ne s’arrête pas à ces stratégies d’illusion.
Il propose en même temps de nouveaux produits adaptés à la
personne âgée [12]:
- pour des problèmes visuels : livres édités avec gros caractères,
jeux de sociétés, étiquettes, télécommandes, téléphones, écrans
plus larges;
- pour des problèmes auditifs: appareils auditifs, réglage
des basses sur les téléviseurs, téléphones adaptés, casques
d’écoute;
- pour les problèmes de mobilité: marches moins hautes, planchers
surbaissés dans les bus et les gares, sièges pivotant dans
les voitures, escalators et ascenseurs;
- pour les problèmes d’arthrose: aspirine adaptée aux douleurs
arthritiques, sièges facilitant la sortie, système d’ouverture
de produit plus facile, touches plus grandes sur les appareils
électro-domestiques, vêtements sans boutonnière;
- pour les cheveux blancs: shampoings adaptés aux cheveux
vieillis, coloration, compléments nutritionnels;
- pour les problèmes de constipation: céréales riches en fibre,
alicaments, etc.
Les nouveaux produits seront évidemment tournés en direction
des problèmes (pour l’instant) physiques des personnes âgées
non pas en rendant normal le vieillissement mais en cherchant
à valoriser la continuité des pratiques: toujours regarder
la télévision, toujours monter dans le bus, etc.
Il y aura même un effet de retournement temporel en imposant
le jeunisme comme état absolu du bien-être. Évian est «déclarée
source de jeunesse» pour le corps et nous invite par conséquent
tous à rester jeune et, surtout, à pouvoir le rester. En créant
la classe des «seniors» et en la situant à partir de 50 ans,
on ne projette pas la personne de plus de 50 ans vers son
avenir mais on la renvoie à l’âge de 50 ans. «La "seniorisation"
permet donc de rajeunir de façon conséquente l’âge d’accès
à la vieillesse» [13].
Pour ce faire, ces nouveaux produits seront marqués du sceau
des «nouvelles» technologies qui renvoient au progrès et à
la jeunesse de la production (par une efficacité à chaque
fois accrue).
Mais, pour tous ces nouveaux produits, les publicités se font
rares, limitées qu’elles sont à des publications dans des
magazines spécialisés. Surgissent néanmoins quelques représentations
lors de campagnes pour la santé qui nécessitent, pour favoriser
le processus d’identification, d’utiliser des personnes de
plus de 50 ans.
Vieillesse et cancer, deux tabous qu’il est difficile de réunir
sur une même affiche. On préfèrera alors parler de «mammographie»
en gros caractères et de «dépistage du cancer du sein» en
petits. La poitrine n’est pas visible et la femme, souriante,
ne laisse apparaître que quelques rides au niveau des yeux
et une assurance apaisante.
Enfin, à quelques exceptions près, il semblerait que l’utilisation
de personnes «très âgées» [14]
ne serve qu’à cibler une population plus jeune au moyen de
procédés humoristiques qui, finalement, tend à renforcer la
stigmatisation de la vieillesse. Ces personnes sont montrées
dans des positions ridicules ou inappropriées.
La publicité Chip’s Lay’s (2004) est exemplaire à ce propos.
Elle offre un affrontement entre un grand-père et sa compagne
en vue de s’approprier un paquet de gâteaux apéritifs dans
un environnement suranné. L’un et l’autre sont courbés, lents,
égocentriques, munies de cannes, de dentiers et de lunettes…
Mais, dans l’ensemble, à part dans quelques revues spécialisées,
ces personnes grabataires sont inexistantes dans la publicité
et pour le marketing en général.
L’influence de ces cultures médiatiques sur la façon d’appréhender
la vieillesse est sensible à tous les niveaux de la société:
on privilégie la jeunesse; on cache tous les signes de la
dépendance (les rides, la canne…); on se décharge de la vieillesse
dans des institutions pratiquant des tarifs très onéreux.
La personne âgée dépendante symbolise la maladie et le trépas.
* * *
Ce corps ridé, passé, lent, ne semble pas (re)présentable
et n’intéresse pas le marché de la consommation qui se veut
toujours neuf, présent et dynamique. Pourtant, l’allongement
de la vie et, surtout, l’amélioration de la santé durant les
premières années de la retraite font de la personne âgée une
nouvelle cible marketing. La génération des «seniors» possède
en effet un pouvoir d’achat supérieur aux générations qui
la précèdent.
Par contre, il n’est pas question de montrer la «véritable»
vieillesse, celle qui n’a pas de nom, celle qui présente des
personnes grabataires, marquées de multiples façons par l’usure
du corps: les cheveux blancs, le visage ridé, les difficultés
de déplacement accompagnées de cannes et autres déambulateurs,
les problèmes de vue, d’ouie, de préhension, de goût, les
absences urinaires ou encore celles de la mémoire, etc. ;
en bref, ce que la société dissimule aujourd’hui après avoir
caché la mort, ce qui est assimilé à la maladie, à la décrépitude
et finalement au trépas.
Le marché s’ouvre donc à la catégorie des «seniors»; il lui
offre essentiellement des produits de loisirs; parfois aussi,
il se tourne du côté des plaisirs de la chair (cuisine raffinée,
Viagra, produits esthétiques, etc.); enfin, il prépare à la
vieillesse tout en lui montrant comment, si ce n’est y échapper,
au moins retarder le plus longtemps possible ce passage douloureux
en diffusant des produits de substitution (notamment des produits
de santé mais également des moyens qui se veulent insoupçonnables
pour toujours entendre, toucher, voir, etc.).
En créant la cible «senior», on éloigne l’homme encore un
peu plus de la mort. Cette nouvelle étape dans l’existence
est comparable à celle fondée quelques décennies plus tôt
avec l’adolescence. La seniorisation suppose un rituel de
passage qui signe la fin de l’activité professionnelle pour
celle du «loisir-profit». Dans cette perspective, le corps
senior doit profiter d’un temps encore dynamique pour exercer
des passions, anciennes ou nouvelles, trop difficiles à vivre
lorsque les activités professionnelles et familiales occupent
le quotidien. Ce corps n’est certes pas valorisé pour son
apparence externe, les marques de la vieillesse sont toujours
bannies; mais, cette fois, c’est son intériorité qui est mise
en avant: plénitude, bien-être, découverte et santé…
Notes
1] C. Hummel, «La Tête et
les jambes. Représentations de la vieillesse chez les jeunes
adultes», Prévenir, n.35, 1998, pp. 15-22.
2] Ce syntagme était employé
à l’origine en pédiatrie pour désigner une époque de la vie
des jeunes enfants…
3] B. Renard, «Une Vieillesse
républicaine?», Sociétés contemporaines, n.10, 1992, pp. 9-22.
4] H. Thomas, Vieillesse
dépendante et désinsertion politique, Paris, L’Harmattan,
1996.
5] & alii, «Comment définir
la grande vieillesse?», L’Année gérontologique, 1999, pp.
64-83.
6] L’expression est une ellipse
de «vieux soldat de la vieille garde impériale».
7] Benoît Heilbrunn rappelle
que «les personnages de marques furent inventés au XIXe siècle
pour se substituer – symboliquement du moins – au vendeur
dans une économie de libre-service» («Figures et visages de
la vieillesse dans le marketing et la publicité», & Bloch
Danièle, Le Gouès Gérard, Les Représentations du corps vieux,
Paris, PUF, 2008, p. 31).
8] Source: Senioragency (cité
par Benoît Heilbrunn, op. cit., p. 38).
9] Il existe des produits
anti-vieillissement pour d’autres parties du corps (notamment
les mains et les pieds) mais c’est le visage qui est le «marqueur»
de la vieillesse (indépendante).
10] Edgar Morin, Les Stars,
Paris, Seuil, 1972, pp. 133-134.
11] La marque date, quant
à elle, de 1909.
12] Jean-Paul Tréguer, Le
Senior marketing. Vendre et communiquer aux générations de
plus de 50 ans, Paris Dunod, 2002.
13] Benoît Heilbrunn, op.
cit., p. 43.
14] Vincent Caradec, Sociologie
de la vieillesse et du vieillissement, Paris, Nathan, 2001.
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