Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (a cura di)
M@gm@ vol.7 n.3 Settembre-Dicembre 2009
L’OEUVRE ARTISTIQUE
D’ALEX FLEMING: ILLUSTRATION DU CORPS COMME ESPACE DE PRODUCTION DE SIGNIFICATIONS
CULTURELLES ET POLITIQUES
Fernando do Nascimento Gonçalves
azert46@yahoo.com
Docteur en Sciences de la Communication
et Professeur à l’Université de l’État de Rio de Janeiro.
Carlos Romário Tavares Domingos
Tainá Del Negri
Ont été boursiers d’initiation
scientifique à la licence en Communication Sociale et ont
participé à la recherche sur les oeuvres d’Alex Flemming.
Introduction
Le présent article est le fruit du développement d’une recherche
sur les usages de la photographie par deux artistes contemporains
brésiliens, Rosângela Rennó et Alex Flemming. Notre objectif
était alors d'analyser le rôle exercé par la photographie
en tant que technologie de représentation sociale dans les
investigations de ces artistes sur les pratiques et les discours
de pouvoir légitimés dans la vie quotidienne. La photographie
nous intéressait alors non en tant que technologie d'enregistrement
ou de production de la mémoire sociale, mais comme technologie
de création d'autres présentations possibles du réel.
Le corps, curieusement, était toujours présent dans les analyses
des travaux des artistes qui ont servi de base pour nos réflexions.
Que ce soit dans l'exploration de la contradiction entre la
mémoire et l'oubli dans une société qui valorise les bases
de données comme forme de contrôle social (Rennó), ou dans
le thème du caractère éphémère de la vie, ou des formes de
domination présentes dans les cartographies politiques du
monde actuel, chez Flemming, l'image du corps a été un des
principaux supports utilisés par ces artistes dans leur questionnements.
L'image comme mécanisme de contrôle et le corps comme production
de signification sociale était donc des sujets présents dans
l'usage que les deux artistes font de la photographie. L'intérêt
des artistes contemporains pour la photographie ne doit pas
surprendre. Comme on le sait, depuis son apparition, la photographie,
par sa nature qui permet de spéculer, est un des mécanismes
les plus employés pour créer des archives de mémoire sociale.
Cependant, c'est exactement cette vision qui subit, depuis
un certain temps, une série de déconstructions qui permettent
d'en rendre compte non comme "miroir de la réalité", mais
comme "construction sociale". En sortant de la tradition mimétique
du réalisme du XIXème siècle, grâce à laquelle elle avait
émergé et s'était développée, et déjà mise en question par
les surréalistes au début du XXème siècle (Braune 2000), la
photographie est de plus en plus considérée comme "langage
social".
La notion de photographie comme "langage social" peut être
mieux comprise à partir des analyses de Susan Sontag (2004),
pour qui la photographie serait un instrument puissant d'éloignement
et de dépersonnalisation de notre relation avec le monde,
dans la mesure où l’appareil photographique donnerait l’illusion
que les choses "exotiques" semblent proches et les choses
"familières", étranges et distantes. Dans cette même logique,
comme l’affirme Philippe Dubois (1994), la photographie peut,
finalement, non seulement être un instrument de reproduction
documentaire, mais aussi, une forme de pensée. C’est dans
ce sens que le dialogue avec l'art devient plus intéressant,
surtout dans les travaux d’Alex Flemming où le corps constitue
une figure centrale et le point de départ de toute une série
de problématisations.
Depuis les années 80, Alex Flemming utilise le corps humain
tantôt comme thème tantôt comme support pour la discussion
de thèmes politiques, sociaux et culturels. Dans ses travaux,
l’artiste mène une réflexion sur le corps et l’être humain,
sur le corps vif et mort, sur l’usage du corps comme identité,
comme absence ou comme mémoire individuelle et sociale. Son
œuvre se caracterise par une profusion d’installations et
de photographies où l’image du corps est explorée pour révéler
les relations de pouvoir et de domination, la production de
l’anonymat contrastant avec la création d'une identité culturelle
et collective. La photographie dans l'art en vue de favoriser
des questionnements et le corps comme «territoire» sur lequel
s'inscrivent ces questionnements sont le cœur de cet article,
qui cherche, précisément, à analyser la construction de cette
investigation dans l'œuvre de l'artiste et la présence du
corps et de ses possibilités de signification et de ré-signification.
Pour atteindre cet objectif, nous allons analyser trois des
séries créées par l'artiste pour essayer de mettre en évidence
ces tentatives de lecture des discours et des pratiques quotidiennes
liées à la constitution de notre histoire et de nos modes
de vie en société.
Présentation du travail d'Alex Flemming
Alex Flemming est un "citoyen du monde." Il est né à São Paulo
en 1954 et il a vécu dans plusieurs parties de la planète
et a apporté, avec lui, les contradictions, les conflits et
la diversité de cette trajectoire dans l'art. Aujourd'hui,
il vit et travaille à Berlin.
L’artiste a fait des études d’architecture à l’Université
de São Paulo dans les années soixante-dix, période pendant
laquelle il a commencé à faire des expérimentations avec les
images (pellicule super-huit, art-photocopie, photographies
et gravures) dans le contexte de l'art conceptuel, alors en
vogue aux États-Unis et en Europe. Plus tard, il a suivi des
cours libres de cinéma jusqu'à ce qu’il décide de se consacrer
aux arts plastiques. Après avoir habité à Miami, Lisbonne
et Berlin, Flemming a reçu une bourse de la Fondation Fullbright
pour développer le projet "Male and Female nudity in a photo-abstract
way" à New York, entre 1981 et 1983. Il n'a pas arrêté depuis
de produire des œuvres qui ont attiré l'attention dans le
circuit artistique international à cause de l'usage inhabituel
des matériaux, en même temps banal et inimaginable, et de
sa recherche des nouveaux supports pour ses images.
En 1990, dans le travail intitulé Ex-touros [1]
(annexe 1, photo 1), il s’approprie des objets banals de la
vie quotidienne pour causer un étonnement en créant des sculptures
avec des têtes de bœufs empaillés, peintes avec des encres
acryliques dans des tonalités bleu vibrant et entassées tête
bêche sur les poubelles sous les escaliers du Musée de l’Art
de São Paulo. En faisant en sorte que ces "cadavres" deviennent
des reliques, Flemming traite de l’inexorabilité du temps
qui fait naître l’affliction pour le caractère périssable
de l’homme. En même temps, cela attire l'attention sur les
questions de la mémoire (embaumement), du fétiche (objectivation
et adoration), et du rejet (les poubelles en fer blanc). Au
lieu de s'opposer, le caractère jetable et la mémoire du corps
font partie d'une même unité de sens. On se débarrasse de
la vie pour mieux la garder.
Flemming a aussi reproduit, en forme de tableau, des passages
de textes journalistiques sur des fauteuils et des canapés
trouvés dans des poubelles, en mettant en évidence l’absence
d’un corps humain qui, à vrai dire, est présent sous la forme
habituelle de la lecture quotidienne du journal (Série "Ausências",
annexe, photo 2). Le texte est là, en train d'occuper la place
du corps, en créant une sensation de présence dans l'absence.
Mais qu’est ce qui reste et qu'est ce qui disparaît? D’un
côté, c'est comme si les codes écrits ne représentaient plus
qu'une trace laissée par la présence du corps, qui en même
temps paraît éclipsé par l'omniprésence médiatique. De l'autre,
le corps persiste par la pratique de la lecture du journal.
Cependant, l'œuvre nous interroge finalement sur ce qui (et
non "qui") finalement demeure de cette expérience sociale
d'une lecture faite pour ne pas durer.
Le corps humain peut encore servir de support pour la dénonciation-critique
de la société contemporaine, comme les photos de la série
"Body Builders", que nous analyserons plus loin, dans laquelle
l'artiste imprime, sur des corps athlétiques, des cartes des
régions du monde en conflit. Le corps humain paraît aussi
dans la série "Sumaré", 1998, où les photos des personnes
anonymes sont exposées comme des documents bureaucratiques
pour commenter l'indifférenciation sociale et l'anonymat.
L’artiste explore encore l’imagerie iconographique populaire
brésilienne qui assume la forme d’une mise en allégorie lorsque
l’on s’approprie des éléments dont l’origine est confondue
avec l’histoire de l’humanité: les mythes. Dans ces œuvres,
les images de la culture populaire “se révèlent aussi politiques
puisqu'elles discutent l’hybridation et le syncrétisme culturel
et par conséquent questionnent dans le langage érudit l’hégémonie
des canons européens et nord-américains blancs” (Barbosa,
2002, p. 34). En mettant en évidence ce qui est noyé sous
forme de résidus, comme si tout était fondé sur cette marque
indélébile, Flemming montre que tous ces éléments renvoient
à la charge symbolique de la culture, dans son sens plus large.
Le corps en tant que “territoire inquiétant”
En utilisant toujours des langages artistiques variés, Flemming
a produit nombre d’installations et des photographies où le
corps est devient la mesure des eléments de signification
sociale comme l’identité, le quotidien et la géographie politique
actuelle. Ces domaines sont traités dans l'œuvre de l'artiste
comme des territorialités ou des cartographies symboliques
qu'il va dessiner en se servant du corps.
Dans les années 80, Flemming a réalisé des séries photographiques
à partir d'images recueillies dans des magazines qui dénonçaient
les tortures en Amérique Latine et d’enregistrements faits
par lui même de personnes anonymes dans l'exercice de leurs
professions. Là, la présence du corps est claire, mais ce
n'est pas encore sur quoi il met l'accent, ce qui arrivera
plus tard. Encore dans les années 80, Flemming réalisera d'autres
séries sur le corps et ses métaphores, qui se caractérisent
par la production d'images des parties du corps, qui se répètent,
se combinent et se juxtaposent, dans l’exercice des techniques
propres aux arts plastiques, comme le travail “Torsos”, de
1983.
Mais l'artiste est devenu célèbre quand il a créé, dans les
années 80 et 90, une série intitulée "Body Builders" où il
représente des corps jeunes, sveltes et anonymes sur lequel
il a peint, avec l’aide de l'informatique graphique, des plans
des zones de conflit dans le monde, comme l’Irak, l’Israël
et la Géorgie. Ce sont des zones qui étaient et sont encore
d'intérêt néo-colonialiste pour les pays riches et qui paraissent
démontrer comment le propre concept de l'identité est arbitraire
et conflictuel.
Or, le corps est capable de participer des processus formels
d'investigation culturelle puisqu’il constitue lui-même un
système symbolique et une de nos plus anciennes et complexes
institutions sociales (Tucherman, 1999). Et peut-être une
des moins visibles en tant que tel. Grâce à lui nous avons
défini notre identité d’être humain, nous nous distinguons
des objets et des autres êtres humains et nous hiérarchisons
nos relations avec eux. La notion du corps comme construction
symbolique, la narration (le corps vêtu, docile, masculin,
féminin, citoyen, étranger, embelli, sain, malade, monstrueux,
etc.) naît des médiations, des formes discursives qui génèrent
des altérités comme des toiles de significations.
En réalité, le corps devient le support d’un ensemble d'attributs
qui structurent la logique de notre existence et pour cette
raison il peut aussi être consideré un des plus politique
des concepts occidentaux. La notion de corps est, par conséquent,
historique, et il naît attaché aux jeux de significations
sociales et à la culture. Son image est celle d'un artifice
qui devrait être préparé pour l'espace social, comme l'affirme
Ieda Tucherman (1999, p.106), dans la mesure où il se soutient
comme matière de “production de processus d’identification
à partir des évidentes marques visuelles qui exposent l'identité
du sujet avec lui-même, avec le groupe auquel il participe
et pour lequel il veut être accueilli et reconnu (...)”. C’est
probablement aussi pour cette raison que Sidonie Smith croit
que “la naturalisation du corps peut être un terrain trompeur,
peut être l'espace de l’étranger et non `du familier´, car,
étant une construction culturelle, et pourtant, politique,
l'évidence du corps peut seulement offrir un continuum apparent
de l'identité stabilisée (Smith, 1994, p.267).
Ana Mae Barbosa, organisatrice d'une des plus grandes expositions
de l'artiste au Brésil, Alex Flemming: Corps collectif (2001),
au Centro Cultural Banco do Brasil à Rio de Janeiro, a établi
dans cette exposition une division de l'œuvre en sept types
de corps, mentionnés comme suit: Corps Politique, Corps Mythique,
Déconstruction du Corps, Corps Absent, Mémoire du Corps et
Le Corps et l'Identité (2002, p.12). A partir d'un soulèvement
des œuvres et des images respectives présentées, nous avons
proposé une analyse du sujet du corps chez Flemming en nous
basant sur les catégories créées par Barbosa.
Dans notre analyse, nous avons proposé une ré-division plus
générale des catégories créées par Barbosa en deux grands
"types" de corps, qui ne s'excluent pas les uns les autres
et sont inter-liés, une fois que nous remarquons que les formes
présentes dans les œuvres analysées par Barbosa sont, la plupart
du temps, comprises dans plus d’un des sept types de catégorie
par elle proposés. Du point de vue méthodologique, nous avons
cherché à identifier les figures présentées et à les associer
avec des catégories de questionnements exprimées par l'artiste
dans chaque œuvre et à les regrouper par "types de corps".
Les catégories que nous avons proposées sont les suivantes
: Corps Absent et Corps Politique et Collectif. Le premier
type comprend deux variantes: la première concerne les travaux
où apparaissent des figures de corps à moitié nus et des annonces
érotiques des journaux, dans lesquels Flemming évoque l'érotisme
et la vanité (modelage des muscles) comme célébration du beau
corps en tant que modèle et métaphore du pouvoir. Et la deuxième
variante comprend les tableaux sur des fauteuils et sur des
vêtements, dans laquelle sont problématisés le quotidien et
la massification de la vie moderne (Série "Absences").
Le deuxième type, "Corps Politique et Collectif" que nous
avons choisi pour l’analyse dans cet article, présente également
deux variantes: il comprend des travaux de l'artiste avec
des photographies 3x4 (Série "Sumaré") et avec des négatifs
coloriés (Série "Épiphanies Chromatiques"), qui questionnent
l'anonymat, l’identité et les relations de domination sur
les corps d’autrui à travers la "dépersonnification" de l'individu
dans une société de masse. Une autre ligne de travail comprend
les cartes des conflits internationaux et interculturels,
de vrais plans de conflits dont les corps musclés et à moitié
nus sont “tatoués” sur des photographies.
Curieusement, Barbosa remarque que "la figure humaine, chez
Alex Flemming, n’est pas la représentation du corps, mais
la représentation à travers le corps" (Barbosa, 2002, p. 19).
En fait, Flemming explore exactement l'idée du corps comme
ce qui nous avons consideré une «surface de signification
culturelle», une sorte de carte qui montrent les relations
de pouvoir et de domination, la production de l'anonymat en
contraste avec la création d’une identité culturelle et, par
conséquent, collective. Le corps dans les oeuvres de Flemming
acquièrent donc le statut d’un "environnement inquiétant",
à cause des ses questionnements. Dans son «inquiétude», le
corps n'est pas forcèment renvoyé à l’individu, mais au corps
du social, à la production sociale de modes de vie, de visions
du monde, de discours et de pratiques sociales. En d'autres
termes, le corps apparait dans les œuvres de l’artiste comme
exemple de ce que Félix Guattari a appelé de processus de
“production de subjectivité":
«Une culture de masse produit, exactement, des individus;
des individus normalisés, articulés les uns avec les autres
d'après les systèmes hiérarchiques, les systèmes de valeurs,
les systèmes de soumission – pas de systèmes de soumission
visible et explicite, comme dans l'ethnologie animale, ou
comme dans les sociétés archaïques ou pré-capitalistes, mais
des systèmes de soumission plus dissimulés. Je ne dirais même
pas que ces systèmes sont “intériorisés” ou “internalisés”
en accord avec l'expression qui était beaucoup en vogue dans
un certain temps, et qui implique une idée de subjectivité
comme quelque chose qui doit être remplie. Au contraire, ce
qu'il y a c'est simplement une production de la subjectivité.
Pas seulement une production de subjectivité individualisée
- la subjectivité des individus - mais une production de subjectivité
sociale, une production de subjectivité que l'on peut trouver
dans tous les niveaux de la production et de la consommation»
(Guattari, 1999, p.16).
Flemming illustre symboliquement l’inscription de la réalité
sociale, politique et culturelle sur le corps quand il expose,
par exemple, des photographies de corps à moitié nus et musclés,
tatoués avec des cartes des zones du monde en conflit, des
personnes anonymes comme fond pour des textes littéraires
ou encore des photographies en couleurs choquantes et contrastées,
ainsi que des anonymes saisis dans les situations banales.
Dans les œuvres comme "Body Builders", (1990/2002) "Sumaré"
(1998) et "Épiphanies Chromatiques" (2004), que nous présenterons
ensuite, nous remarquons dans l’image du corps médiatisée
par l'image les tensions produites dans les processus de subjectivation.
Série Body Builders (1991 -2002)
Alex Flemming est devenu célèbre quand il a créé, dans les
années 90, une longue série intitulée Body Builders, où il
montre des corps jeunes, sveltes et anonymes sur lesquels
il a appliqué, avec l'aide de l'informatique graphique, des
plans des zones de conflits dans le monde, comme l’Irak, l'Inde,
le Pakistan, la Géorgie et le Mexique. Ce sont des régions
qui étaient et sont encore d'intérêt néocolonialiste (annexe
1, photos 3, 4, 5 et 6).
Les images résultantes, "des torses grecs de la postmodernité",
comme les a définies Barbosa (2002, p. 13), renvoient aux
ritualisations du corps individuel traversé par les luttes
territoriales du passé et du présent et qui cartographient
les différences culturelles. Dans quelques images, l’artiste
a articulé la politique à la problématique de la mémoire,
quand il a inscrit sur quelques uns de ces corps des textes
bibliques qui parlaient déjà de guerres et de persécutions
des temps immémoriaux par des raisons semblables à celles
qui arrivent aujourd'hui et qu'il dénonce. C’est une façon
de nous faire penser sur les limites du corps et sur les frontières
entre le corps, la philosophie et la religion, comme l'artiste
l’a lui même affirmé. Par conséquent, loin de vouloir privilégier
la relation entre religion et érotisme, Flemming discute dans
ce travail le caractère immuable des conflits dans l’histoire
de l’humanité et les limites que la violence impose à l’homme.
Il s’agit du corps individuel marqué par les luttes d'hier
et d'aujourd’hui. Ou de la constatation des limites de l’homme,
de sa fragilité: le corps peut être modelé, construit, potentialisé,
mais il sera toujours fragile, susceptible de destruction
face à des décisions extérieures, des décisions politiques
arbitraires basées sur les intérêts et la lutte pour le pouvoir
et qui ignorent la conservation humaine. La référence au corps
musclé n'est évidemment pas fortuite et son image n'est pas
simplement un insigne de pouvoir : se modeler pour paraître
fort est un jeu où l'apparence en tant que résultat d'une
pratique devient modèle des pratiques mêmes de domination,
qu'elles soient militaires, économiques, culturelles ou subjectives.
Curieusement, la stratégie de l’apparence musclée comme désir
de projection d’une image de force transformée en modèle montre
une faiblesse qui dans une analyse psychanalytique pourrait
signifier le désir de la compensation. Cependant, la fragilité
du corps travaillée par Flemming semble appartenir à un autre
ordre. La métaphore du corps musclé chez Flemming peut indiquer
peut-être exactement la fragilité d'un modèle de domination
basé sur la peur de la différence. Comme le rappelle Barbosa
(2002), "penser sur l’art c’est penser sur la culture, ce
qui, à son tour, invite à penser au problème de l'énonciation
de la Différence”. S'appuyant sur les théories post-colonialistes
de Homi Bahba, Barbosa se souvient que dans la pensée "colonisatrice",
la perception de "l'autre" ne se fonde pas sur la différence,
mais fondamentalement sur une relation hiérarchique où il
y a toujours potentiellement des subordonnés et des dominants.
En fait, comme l’avait déjà observé Deleuze (2000), dans “Différence
et Répétition”, le concept de différence, dans nos sociétés,
a toujours été basé sur la similitude (dans son opposé), étant
difficilement compris en tant que différence "pure." Pour
cette raison, "l’autre" est toujours une représentation répérée
par un «même». Nous l’inventons, nous l'incluons et/ou nous
l’excluons à travers la traduction impliquée dans la représentation
et "fréquemment nous le congelons dans le temps historique,
comme nous le faisons avec nos Indiens". Nous parlons toujours
d'eux au passé, mais malgré la destruction colonialiste, plusieurs
tribus continuent à vivre ici et maintenant, en transcendant
le "paradigme du sauvage primitif”, une invention européenne,
aujourd'hui largement diffusée par les États-Unis à propos
du monde islamique” (Barbosa, 2004, p. 17).
Série Sumaré (1998)
En suivant les explorations du corps, Flemming a préparé en
1998 une installation avec 44 photos d’identité du type 3x4
dans la station de métro Sumaré à São Paulo (annexe 1, photos
9 et 10). Comme l’a observé Barbosa, y sont incorporées des
références à la territorialité, à l'identité et à "la colonisation
du corps par la bureaucratie, par la politique et par la géographie
et sa sauvegarde par l'immersion dans la culture de haute
densité qui les entoure" (Barbosa 2001).
C’est un ensemble de portraits, dans le style 3 x 4, de Brésiliens
anonymes, agrandis en grandes dimensions et imprimés sur immenses
carreaux. Les images, qui semblent flotter dans l’air, ont
été agrandies et exposées au quai de la gare pour être vues
par les passants, eux mêmes anonymes. Sur les portraits numerisés,
ont été ajoutés des mots avec des lettres colorées grâce à
la typologie des anciennes machines à écrire qui ont créé
un contraste entre image et écriture. Le texte est constitué
de passages de poèmes d'auteurs de moments différents de la
littérature brésilienne, du 16ème siècle à nos jours, qui
concentrent l'aspect de la diversité ethnique du peuple brésilien.
Mais, au delà de la diversité, l’idée était de confronter
les personnes à leur propre condition d’anonymat dans les
grandes villes où les identités singulières de l’"autre" sont
effacées en fonction de l’identité collective d’"un de plus"
représentée par les chiffres et par la photo 3x4 qui "des-identifie".
En effet, c'est la première fois que les visages humains apparaissent
dans les images des corps présents dans l'œuvre de Flemming.
Curieusement, pourtant, ils sont aussi peu indicatifs d'une
"identité" que les corps sans visage des séries comme Body
Builders ou comme la propre absence d'un corps, dans la série
"Absence."
Dans Sumaré, le visage de la photo 3x4, habituellement indice
de la reconnaissance et d’une différentiation de l'individu
par rapport à la masse, est transformé en unité insignifiante,
en "chiffre", en "donnée" indifférenciée parmi d’autres, en
plan dans lequel l'individu lui même n’importe guère. Deleuze,
dans "Post-scriptum, la société de contrôle", d'ailleurs,
alertait déjà pour ces formes de contrôle à "air libre", légitimées
socialement. Cette image du contrôle suggérée par le philosophe
pourrait être reliée à l'idée de "colonisation du corps" proposée
par Barbosa. Là aussi l’individu est traité comme un donné
parmi d’autres. Chez Flemming l’idée de «dépersonnalisation»
par l’image est explorée pour proposer une alégorie, comme
le comprend Craig Owens, c’est-à-dire, une reconfiguration
du processus de production, perception et réception des images,
dans ce cas, des anonymes. L’artiste joue avec le début de
l’indétermination de la "désidentité" des photos 3x4 lorsqu'elles
sont déplacées du contexte et remet la question de la contradiction
entre mémoire et oublie dans une société qui valorise la pratique
des archives et de l'information comme forme de dépersonnalisation
de l’individu et de contrôle social. Et le questionnement
est élargi lorsque l'artiste associe et "colle" aux images
appartenant à d’autres contextes (passages de poèmes qui évoquent
cinq siècles de la littérature brésilienne). Transportés vers
l'univers de l’art, les fragments des poèmes ne sont plus
de simples éléments informatifs, devenant eux-mêmes "l’image
dans l’image" qui, par contamination, pourra préconiser la
production mentale d'autres images.
C’est ainsi que les images déconceptualisées des personnes
anonymes dans "Sumaré" marchent comme un genre d’"accusation"
et d’"antidote" contre la production de l’oubli social, en
même temps que cela paraît parier sur l'interface image-observateur
pour interroger sur la possibilité de sauvegarde de la singularité
et d'être l'"autre" même dans la masse.
Série Epiphanies chromatiques (2004)
En 2004, Flemming expose une nouvelle série photographique
avec des images d’anonymes à la Galerie d'Art de l’Etat de
São Paulo ("Alex Flemming - Photographies"). Dans cette exposition,
des visages des gens saisis par l'artiste sont montrés dans
les situations banales du quotidien, dans les villes du Brésil
(Paranaguá et São Paulo), Bangkok (Thaïlande) et Berlin et
Dresden (Allemagne), faisant des achats au marché, buvant
dans un bar, et même posant pour le photographe (annexe 1,
photos 11 et 12).
L’artiste a de nouveau créé des photos en coloriant les négatifs
à l’ordinateur, en les imprimant avec un fort contraste, qui
leur a valu le titre d’"Épiphanies chromatiques" dans le texte
de présentation de l’exposition. Le commissaire de l'exposition
a comparé le travail avec l’exposition antérieure de l'artiste
(dans le Métro de São Paulo): "Si précédemment l'écriture
s’était fait présente pour re-signifier les images et leur
donner des nouvelles couches d’interprétation, dans cette
série l’artiste se concentre strictement sur la présentation
de l’élément illustré dans ses photographies." Curieusement,
au-delà de cet aspect d’illustration, l’œuvre appelle l’attention
sur ce qui pourrait être vu comme une valorisation des situations
banales du quotidien et de l'anonymat dans lesquelles les
corps, au lieu d’être pris comme un simple élément visuel
parmi d’autres, paraissent demander une place de l’existence,
éphémère, cependant singulière. En fait, le traitement "fauviste"
des images observé par Esteves (2004) qui leur confère une
"tonalité" visuellement choquante semble, dans cette série,
avoir le pouvoir de référer ou suggérer une certaine "exigence"
de la part de ces corps.
Encore une fois, le corps semble faire irruption dans les
travaux de Flemming comme un exemple de ce que Michel Maffesoli
reconnaît comme étant une "puissance souterraine" propre au
quotidien et au banal (2005, p.16). Pour Maffesoli, ces deux
éléments portent une logique qui peut échapper aux formalisations
rationnelles des pragmatismes économiques et des impératifs
du marché et du pouvoir. Sa "forme", au contraire, montre
ce qu'il a appelé une "raison sensible", capable de refuser
les logiques utilitaristes et considérer la force des plus
plusieurs éléments plus divers des pratiques sociales comme
producteurs de singularité et d'invention.
Il se vérifie, par conséquent, dans ces trois travaux de Flemming
ici brièvement analysés, la présence du corps avec surface
de nos inscriptions dans les questions de la culture [2]
et comme peau incandescente qui atteste sa condition d’"atmosphère
inquiétante." C’est en observant et travaillant avec cette
"inquiétude" propre aux puissances souterraines du social,
que Flemming rallume la braise des inscriptions de notre expérience,
souvent devenues "résiduelles" et naturalisées par les mécanismes
du pouvoir. C’est, par conséquent, à travers leurs allégories
visuelles que le corps apparaît comme une sorte de "chair
braisée" et une surface de signification sociale, activées
par l'artiste à travers la production de nouvelles significations.
Considérations finales
Les sculptures, les tableaux et les photographies d’Alex Flemming
cherchent l’imaginaire de l’être humain et révèlent les insignes
de la culture dans les corps individuel et collectif. Flemming
déplace des objets présents dans la vie quotidienne, certains
depuis des siècles, pour les mettre en perspective. Le spectateur
voit alors des habitudes sociales transfigurées dans ce transport
du quotidien dans l'étendue de l’art. L’art en soi est transfiguré
dans ce processus. Les images et masques sont utilisés comme
pour produire des fonds aux tableaux et une espèce d'archéologie
de l'image est créée.
Il est donc possible de comprendre son œuvre comme une sorte
d’"allégorisation anthologique", comme l’affirme Ana Mae Barbosa
(2002, p. 9), puisqu’elle se sert des canons artistiques pour
produire ces allégories. Cependant, en même temps qu’il s'appuie
sur ces canons, Flemming s'approprie d’autres images (de la
culture populaire, des médias, du quotidien), en les croisant
et en leur “resignifiant”. Ainsi, il crée de nouvelles références
pour notre expérience culturelle et communicative, grâce au
travail sensible accompli avec le poids symbolique que ces
éléments possèdent.
Exactement pour cette raison, une des ressources les plus
utilisées aujourd’hui dans l’art contemporain pour ce travail
d’expérimentation est la photographie. Ce n’est pas par hasard
que Stéphane Huchet affirme que “la photographie est un véhicule
dont l'impact est encore fort parce qu’il entrelace un statut
ambigu d’objet et de médiation en même temps technique et
culturelle" (In: Santos, 2004, p. 14). Ce serait à travers
cette ambiguïté que la photographie permettrait aux artistes
de construire des circonstances singulières de perception
et réception, en produisant un étonnement de l'image et par
l'image, en provoquant une "opacité" qui nous ferait développer
un sens plus précis concernant l’image.
Bien que ce ne soit pas un privilège de la photographie, avec
elle nous pouvons observer un large usage de stratégies créatives
de médiation et de raccommodage dans leurs processus de production
et de réception. Deux de ces stratégies de médiation seraient
l'appropriation - la confiscation et la resignification de
la représentation - et l'intertextualité, c’est à dire la
production d'un dialogue entre les éléments avec des références
à plusieurs informations textuelles et d’images qui génèrent
un réseau de signification enclenchés par des associations
mentales, textuelles, relatif aux objets et aux images.
Les images du corps chez Flemming fonctionnent donc non seulement
comme un support pour l’expression artistique, mais aussi
comme une forme de questionnement du temps présent et avec
des implications subjectives impliquées dans la photographie
comme pratique sociale de (re)production de la réalité. En
effet, le mélange de divers langages (de la photographie avec
celui de la peinture et avec la sculpture) est une des stratégies
utilisées par Flemming pour étendre les possibilités expressives
de l'image. Une fois insérée dans un complexe réseau narratif
qui résulte du croisement des diverses références du langage,
l'image cesse d'avoir uniquement un rôle de représentation.
Elle commence, comme nous l’avons déjà mentionné, à “présenter”,
c’est à dire remettre une présence, sous un autre angle, d'un
autre point de vue. En fonctionnant non plus seulement comme
indice (traits), l'image acquiert par là le statut du symbole
qui dénote et connote à la fois [3].
C’est avec ces corps-signe que Flemming créera des vrais palimpsestes
visuels qui révèlent le corps dans toute sa profondeur ontologique.
Le résultat ce sont des images et des installations exubérantes,
parfois fantastiques, qui captivent le regard et choquent
par la rencontre avec notre propre condition de corps-signe,
dessiné sur les restes que nous ne savons pas même exactement
d'où ils viennent, ni depuis quand ils existent, mais qui
nous ont toujours traversés et constitués en tant qu’individus
dans nos sociétés.
Annexe
Photographies/œuvres d’Alex Flemming (Barbosa, 2002;
Esteves, 2005)
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Photo 1:
Ex-touros (1990) |
Série “Corps absents” (1998)
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Photo 2:
Pirinópolis |
Série Body Builders
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Photo 3: Méxique |
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Photo 4: “Dix mil réfugiés au milieu
du front” |
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Photo 5: “Attaque à Bagda” |
Photo 6: “Turquie” |
Photo 7: “Georgie” |
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Série Sumaré (1998)
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Photo 8 |
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Photo 9 |
Série Epiphanies Cromatiques (2004)
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Photo 10 |
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Photo 11 |
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Photo 12 |
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Photo 13 |
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Notes
1] En Portugais, un jeu de
mot avec le mot "éclat."
2] Dans le sens du “processus
de civilisation” et des jeux et des règles des coutumes et
des institutions sociales, employés par Norbert Elias (1990).
3] Indice et symbole ici
utilisés dans le sens de la sémiotique peircienne.
Bibliographie
BARBOSA, Ana Mae (Org.) Alex Flemming. São Paulo: Edusp, 2002.
BRAUNE, Fernando. O surrealismo e a estética Fotográfica.
RJ: Sete Letras, 2000.
DUBOIS, Phillipe. O ato Fotográfico. 4ª ed. Campinas: Papirus,
1994.
DELEUZE, Gilles. Diferença e Repetição. Lisboa: Relógio d’Água,
2000.
ELIAS, Norbert. O processo civilizador. Rio de Janeiro: Zahar
Editor, 1990.
ESTEVES, Juan (2005). Alex Flemming: as fotos que parecem
pintura fauve. In: Revista Photosite.
https://www.pitoresco.com.br/espelho/destaques/alex/alex.htm
FLEMMING Alex. Brochura da Exposição. Pinacoteca do Estado
de São Paulo, 2004.
FLEMMING Alex. Antologia nos limites do corpo.
In: Portal
Vitruvius.
FLEMMING Alex. Identidade e conflito.
In: Revista
Museu.
GUATTARI, Felix e ROLNIK, Suely. Micropolítica: cartografias
do desejo. 5ª Edição. Petrópolis: Vozes, 1999.
MAFFESOLI, Michel. A transfiguração do político. Porto Alegre:
Sulina, 2005.
SANTORO, Maria Teresa. Os corpos de Alex Flemming.
In: Revista
Trópico.
SANTOS, Alexandre e SANTOS, Maria Ivone (Org.). A Fotografia
nos processos artísticos contemporâneos. Porto Alegre: UFRGS,
2004.
SONTAG, Susan. Sobre Fotografia. São Paulo: Companhia das
Letras, 2004.
SMITH, Sidonie. Identity’s Body. In: ASHLEY, Kathleen (Org.)
Autobiography and Postmodernism. Anherst: University of Massachusetts,
1994.
TUCHERMAN, Ieda. Breve história do corpo e de seus monstros.
Lisboa: Passagens, 1999.
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