Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (sous la direction de)
M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009
HOMO ACROBATICUS ET «CORPS DES EXTRÉMITÉS»
Myriam Peignist
peignist@club-internet.fr
Docteure en sociologie, Chercheuse
au CEAQ, Université Paris V.
Qui
dit «Acrobate», voit souvent un héros ou un champion qui «en
impose» par ses tours spectaculaires. Des spectateurs distants
s’avouent sidérés et impressionnés par les exploits des «casse-cou»
et les envolées du corps en tous sens: à travers une telle
représentation, c’est un cliché nostalgique de l’homo acrobaticus
réduit, de façon sommaire à un hercule aux «gros bras», à
un «Monsieur muscle» de cirque ou à un athlète spectaculaire
qui enchaîne des figures extrêmes, porté par une «passion
du risque», du «dépassement de soi»… Les discours boursouflés
de la prouesse et de la performance, leur jargon bien rôdé
et reconnu, empêchent presque d’aborder la question autrement.
Or, triste est la théorie qui ignore les plaisirs sensuels
du corps, car «ils forment une large part de ce qui donne
une valeur à la vie [et] peuvent être cultivés pour rendre
la vie plus riche. […] Et si nous pouvons émanciper et transformer
le moi à travers un nouveau langage, nous pouvons aussi le
libérer et le transfigurer à travers de nouvelles pratiques
corporelles». (Shusterman, 2007, p. 264-265) Une somatique
qualitative permet de prendre la chose par un autre bout.
Le genre «périlleux»: un alibi du corps
«La passion du risque» et du «corps extrême» sont des slogans
théoriques qui imposent au soma le formatage d’une «image
négative façonnée par un imaginaire social stéréotypé». Ce
sont des «représentations modélisées» a priori, normalisatrices
et rationalisantes, qui poussent à la «démission ou à l’abdication
de chacun à assumer la singularité de sa corporéité sentante»
(M. Bernard, 2003, p.21-22). Une telle idéologie sentionnaliste
doublée d’une prétention sécuritaire, n’aboutit qu’à «un modèle
objectiviste du point de vue de l’observateur», une distance
avec l’acteur qui fabrique un «corps-décor». Les labels «extrême»
ou «risque» (qui peuvent s’appliquer aux acrobaties) sont
des catégories «fourre tout» qui sont souvent «invoquées improprement
pour qualifier des pratiques où la place du risque n’est pas
centrale» (Raveneau, 2006, p. 883). Le «corps extrême» ou
le «corps du risque» ne font que légitimer un «corps référent»
(Bernard, 1978, p. 10), un «ersatz du corps», un «corps prétexte»
(De Certeau, 1982, p. 180-182). Qu’en est-il lorsque l’agir,
en chair et en os, vient saper ces modèles qui instituent
un «genre» périlleux bien délimité? Les analyses de ce régime
«eXtrême» des corps s’appuient sur la terreur de la mort et
sur la peur de la chute (Le Goff, 2003, p. 42-44). Sitôt viennent
à la rescousse les gestionnaires de sécurité, du technicisme
et de la précaution. Cette vision alarmiste et sacrificielle
à laquelle répondent l’exploit, le mérite et le labeur, reste
très ancrée dans la culture sportive et dans les pratiques
corporelles militarisées. Pour palier crainte et vulnérabilité,
un volontarisme de puissance et de maîtrise aboutit le plus
souvent à l’euphorie frondeuse des «pratiques aventuristes
dures» qui s’opposent aux «pratiques naturalistes douces»
(Cloarec, 1996, p.5). Envisager une pratique sous ce versant
extrême, repose donc sur la supposition du seul résultat jugé
préjudiciable associé à des scénarios catastrophes (blessures,
accidents…), axés sur une prétendue dangerosité qu’il faut
en vain contrôler et dominer. En imposant leur regard hégémonique
négatif, ces théories nient la possibilité de tout enchantement
voluptueux, hors de toute référence au danger. C’est donc,
avant tout, un déni de la corporéité sensible, en ce qu’elle
peut contenir de beaucoup plus essentiel pour les pratiquants.
Il s’agit alors de relativiser les interprétations de l’ordalie
(Fourmaux, 206, p. 659) et de faire sortir l’analyse du mouvement
corporel hors du chaos et de la vitesse, hors des valeurs
du dépassement, de la perfection et du progrès. Ce «quadrillage
de l’espace sensible» (Le Brun, 2000, p. 58) par l’institution
d’une catégorie esthétique officielle prend le corps au piège
d’une acception unique, lui inflige une perte de plasticité
tout en dérobant une approche phénoménologique qualitative.
Une poignée de kamikazes, «souvent surmé-diatisés» (Raveneau,
p. 584), ne reflète, en aucun cas, une majorité d’acteurs.
Les voix falsifiées pour aborder ces expériences empêchent
donc de les prendre en elles-mêmes.
L’art de faire de l’homo acrobaticus, dans sa corporéité vécue,
est très éloigné de ces clichés néfastes. Peut-on penser l’acrobatie
en dehors des artifices de spectacularisation, de la «recherche
de l’effet», de «l’emprise du faire valoir» et d’une «stratégie
de séduction» (Bernard, 2003, p.77)? Pour faire basculer les
idées reçues, mieux vaut retourner à l’expérience et au vivant
immanent. Quelle est l’intensité d’une acrobatie vécue dans
sa présence sensible et charnelle, dans ses subtilités gestuelles
et sa dynamique de désir? Face à la désartification et à la
désérotisation des discours, volupté est un mot tombé en désuétude.
Eros en grand absent, se trouve assommé sous le poids des
canons quantitatifs vénérés et lassant, du «risque» et de
«l’extrême». Si l’on considère ces valeurs très secondaires,
leur présence ressassée, la difficulté de s’en délester, montrent
à quel point - même lorsqu’il s’agit de les critiquer (c'est-à-dire
de leur accorder une importance qu’elle n’ont pas) - une sorte
d’intimidation, ou de «servitude volontaire» comme dirait
La Boétie, empêche presque «la disponibilité nécessaire au
bon usage du sentir». (Bernard, ibid., p. 20)
C’est pourquoi l’homo acrobaticus en tant qu’agent, peut être
envisager, moins comme un consommateur de sensations fortes
qu’un adepte de sensations rares, sur le mode de la consumation.
L’extrême, le risque, la prouesse, le dépassement, le jeu
avec les limites, ne sont plus, dans ce cas, des notions-clés
pouvant éclairer le vivant dynamique des pratiques acrobatiques
dans ce qu’elles ont de plus intense, de plus voluptueux et
de plus enchanteur.
L’acrobate n’est pas un «Monsieur muscle»
Les surinterprétations sulfureuses et coriaces de l’acrobatie
peuvent être remises en question. Dans un premier temps relevons
quelques arguments qui vont à l’encontre des clichés arbitraires
du « spectaculaire », de la virtuosité et de la prouesse.
Le premier argument est expérientiel, les acteurs en témoignent
eux-mêmes: «L’acrobate est souvent considéré comme un ‘monsieur
muscle’, cascadeur défiant les lois de la pesanteur, faisant
tourner son corps dans tous les sens, à tous les étages. Nous
travaillons dans une direction fondamentalement différente:
une acrobatie douce, basée sur la protection et le respect
de nos corps. Conscient qu’il faut des années pour faire tenir
un corps en équilibre sur deux mains. Déformer c’est cela:
faire oublier totalement et la forme et la virtuosité qui
conditionne l’acrobatie classique. L’enjeu pour le spectateur
n’est pas de savoir si nous allons faire des prouesses» (Paroles
d’acrobates, 2003).
Le sentiment commun qui anime les acteurs est donc très éloigné
des rengaines stéréotypées: «L’acrobatie se retrouve dans
tous les arts de la piste. Le corps bien entraîné déplie une
palette de gestes et de mouvements qui nous éveille aujourd’hui
à un langage sans mots, sensuel et souple: libéré de la seule
virtuosité, fait d’agilité et de force, l’acrobate d’aujourd’hui
donne à voir des postures nouvelles, jouant sur différents
registres, poétique, fantasmatique, comique…» (Paris en piste!
2002).
Le jeu théâtral, l’atmosphère poétique, la création gestuelle
y ont leur part: «Les jongleurs actuels tendent à s’affranchir
de la virtuosité et de la prouesse qui les poussent habituellement
à multiplier d’une façon exponentielle le nombre et la nature
des objets pour souligner, au contraire, par un décentrement
incongru, la corporéité personnelle de l’interprète.» (Michel
Bernard, à propos du jongleur Jérôme Thomas, 2003, p.70).
Le deuxième argument est historique: les premiers acrobates
étaient des contorsionnistes au sol, ne disposant que de leur
corps «à nu» (kybistétères antiques), sans instrument. Les
«acrobates au tapis» jonglaient avec les objets quotidiens,
réalisaient toutes sortes d’équilibres et pyramides humaines.
L’art acrobatique des anciens s’appliquait à toutes sorte
de baladins, chorégraphes, funambules et sauteurs. C’est à
tord que certaines personnes l’interprètent par «acrobatie
aérienne», et il convient aussi bien aux saltimbanques à terre
qu’aux voltigeurs aériens (Strelhy, 1977, p. 138). Cette remarque
nous ramène à terre, à un socle qualitatif. Aucune raison
donc, de limiter l’art du saltimbanque aux figures spectaculaires.
L’acrobatie paraît bien plus «tellurique», que ces visions
transcendantes éthérées des corps en l’air, ou suicidaires
des corps en chute.
Un troisième argument culturel, montre que les représentations
peuvent varier: Si dans notre culture, les sauts, surtout
le «saut périlleux», fixent un seuil de reconnaissance à partir
duquel commencerait une «vraie acrobatie», ce seuil est à
relativiser car les artistes de l’Opéra de Beijing à Pékin
accomplissent d’avantage des jeux d’équilibrisme que des sauts,
«l’équilibre sur les mains étant l’exercice de base le plus
important d’un acrobate» ( Jung Xiang , 1984, p. 167). Prédominent
alors l’équilibre, la sérénité et le calme, une impression
d’aisance. Face à un corps monolithique et massif perçu dans
ses grands déplacements d’ensemble, sonder les points de détail
de la gestualité, à travers l’akros, permet le basculement
d’une vision quantitative à l’appréciation d’un vécu qualitatif,
un rapprochement de l’acteur.
Un «corps des extrémités»? «Extrême» n’est pas égal
à «extrémité»
«Acrobatie» du grec akrobatês est composé de akros, qui appartient
à la racine ak-: «pointe» ou aiguille (point critique, point
aigu, culminant, pic, acmé). Le préfixe acro- renvoie donc
à l’idée d’«être à l’extrémité», d’être en relation avec les
extrémités. Le second élément -batein, renvoie à une allure
du déplacement, à une manière d’agir. Le mot reflète un «art
de faire» spécifique : Le corps acrobatique est le médium
d’expériences qui jouent avec des points-clés, avec des points
subtils du corps, du monde, de soi, et du temps.
Marcher sur un fil funambulesque ou à bout d’échasses, jongler
avec des balles, réaliser des pyramides humaines et des «portés»,
se contorsionner en homme caoutchouc jusqu’à ce que les pieds
rejoignent la tête, marcher sur les mains, glisser sur l’eau
ou surfer, faire l’ascension d’un pic, jouer avec les aspérités
du mobilier urbain…, sont des expériences qui font appel au
sens de l’équilibre, à un jeu de points tactiles et dynamiques,
à une acuité sensible d’un «corps des extrémités», corps surfacial,
qui palpe le monde de façon enchanteresse, voluptueuse, érogène.
D’où un régime d’intensification qualitative et de démultiplication
du corps qu’il s’agit de mieux approcher. L’acrobatie comme
manière d’ajuster et de décliner son corps aux extrémités,
est aussi un art de l’équilibrisme subtil.
Réduire drastiquement la gamme des plaisirs de l’homo acrobaticus
à «l’intensité totale des expériences-limite», à un extrémisme
sensionnaliste, anhédonique et frondeur, à la poursuite de
sensations toujours plus fortes, ne peut que produire un effet
d’escalade qui émousse le corps par «l’overdose» de stimulations.
L’extrême, le risque, la prouesse, le dépassement, le culte
de la performance…, font négliger les plaisirs intermédiaires
du pouvoir polyvalent de l’Eros, le pluralisme de la palette
de nos délices, les « expériences sensuelles multiples que
le corps peut réaliser» (Sirost, 2006, p. 167). «Arriver à
ses fins» n’est pas toujours «affiner». Le valeureux Apollon
n’est pas le savoureux Dionysos. René Nelli remarque que l’Occidental
est un barbare qui va «droit au but», brûlant les étapes en
passant trop vite à côté du «plaisir diffus préliminaire»,
et des attentions périphériques. Cet asservissement à une
«finalité» sans imaginer, sans érotiser, sans créer, sans
dilater le temps, sans attiser le désir, inscrit la vie du
corps dans une perspective très restrictive et limitée, qui
rencontre rapidement son essoufflement, son abattement, «la
chute brusque du rêve voluptueux» (Nelli, 1972, p. 67). «L’intensification
du plaisir ne saurait s’atteindre simplement par l’intensité
de la sensation. […] Des sujets moins portés sur les sensations
fortes et les plaisirs extrêmes découvriront que la réduction
de la violence peut paradoxalement conduire à une conscience
somatique plus attentive et plus aiguë, et libérer la possibilité
de sentiments de plaisirs plus gratifiants et même plus intenses.»
(Shusterman, op.cit., p. 57-59).
Faire usage de l’akros en travaillant le matériau éphémère
des extrémités s’inscrit alors dans «une culture méliorative
de notre expérience et de notre usage du corps vivant en tant
que site d’appréciation sensorielle et de façonnement créateur
de soi.» (Ibid., p.33)
Extrémités du corps
Les extrémités du corps sont dynamiques, ce ne sont jamais
des membres anatomiques statiques, des zones fixes. Elles
ne peuvent s’observer sur un squelette immobile, ni à l’arrêt,
mais se révèlent dans l’action, à la surface dynamique du
vivant, varié et changeant. Elles détaillent le corps, ciblent
les points-clés de jonction ou de frottements, les zones subtiles
et tactiles. Elles focalisent l’enjeu qualitatif du geste
en pointant le détail qui façonne et maintient l’ensemble.
Ces extrémités se répartissent d’abord en macro et micro points
clés du corps: les positions de mains, de pieds, de tête,
les aspérités, les saillants et bouts du corps sont des macro
points, des «points majeurs». En revanche, les points-critiques,
les point-clés d’équilibration, les points pivots de coordination
et de sensibilité sont plus subtils. Ce sont des micro-points,
des «points discrets».
Le pied du funambule est une macro extrémité qui se décline,
à travers la marche sur fil, en de nombreux points discrets
(talon, pointe, orteil, voûte plantaire): «Le fil pénètre
entre le pouce et l’index, travers le pied tout au long de
sa plante, pour d’échapper derrière le talon qu’il vient de
couper en son centre.» (Petit, 1997, p.62) Ce rythme talon-pointe,
ainsi que les pressions en carre interne ou externe du pied,
sont très fréquentes dans de nombreuses techniques: surf,
ski, skate, escalade, rolla-bolla, boule chinoise…
La main est un autre exemple d’extrémité globale qui contient
une gamme infinie de micro-points de sensibilité que la jonglerie
révèle par les multiples nuances qu’elle met en jeu. Il ne
suffit pas d’observer la position globale des mains mais aussi
la géographie des doigts et tous les points d’équilibre délicats
qu’une main est susceptible d’engendrer pour trouver la meilleure
«touche»: autant de variations de pression, de surface, d’impact
ou d’amorti, selon que les balles sont posées, pincées ou
tiennent en équilibre. Le sens du toucher avec les balles
de jonglage dans les lancés multiplex, permet de relever des
«points de contact» sur la peau jusqu’à élaboré des «pictogrammes
de points du corps ». Cette vision du «jonglage comme cousin
épidermique de l’acupuncture» (Durand-Pavelak, 2004, p. 47)
remplace les aiguilles par les balles en inversant leur rôle
et mettent ainsi en valeur certaines extrémités, une sorte
de poinçonnage inversé où les balles deviennent excroissances
du corps.
A sa manière, la prestidigitation est un jonglage miniaturisé
à travers lequel, manipulations, tours d’escamotage et «passe-passe»,
s’exercent dans le déliement et la précision des doigts. Le
«doigté», acrobatie minuscule, apprend donc à observer les
détails de cette immense extrémité qu’est la main humaine
et donne une leçon d’acuité sur ses pouvoirs souvent négligés.
L’acrobatie est donc «punctiforme» (du latin punctum, punctura:
«poindre», «points» et de forma: «contour», «apparence sensible»:
forme évolutive constituée de plusieurs points-clés corporels).
Il existe des méridiens de l’akros qui relèvent d’une «acropuncture»
(de Acro et de pungere: «poindre». Manière architecturale
de mettre en saillance un ensemble d’extrémités corporelles,
une coalescence de points harmonisés en rythme). C’est parce
que le contorsionniste fait se rejoindre le sommet de la tête
et la pointe des pieds que le corps entier devient méridien
arc-bouté, une arcature (série d’arcades, corps courbé, cambré).
Un «méridien» peut aussi être collectif, lorsque, dans l’édification
des «pyramides humaines» ou dans les «mains à mains» ou «tête
à tête» à deux, porteur et voltigeur, les acteurs trouvent
leurs points d’équilibration sur le corps de l’autre, autant
que sur leur propre corps. De la base de la pyramide à son
sommet circule une «acropuncture». Qu’un seul point vienne
à devenir bancal, c’est tout l’édifice qui est mis en péril.
Cette loi peut s’appliquer à une parcelle (la main, le pied)
comme à l’ensemble du corps mais aussi à un corps collectif.
Pour conserver l’équilibre, le souffle acrobatique longe les
extrémités sensibles en accompagnant le geste sans «points
durs». Pour le souffle funambulesque «l’air devra entrer par
l’extrémité du fil, cheminer lentement le long de celui-ci,
percer la plante de vos pieds, monter le long de vos jambes,
inonder votre corps, gagner enfin vos narines. L’expiration
se fera sans relâche, par le même chemin; vous jetterez doucement
du bout des lèvres l’air qui descendra, coulera autour de
chaque muscle, épousera la ligne de vos pieds, réintègrera
le fil.» (Petit, op.cit., p. 59,132)
Quant aux points orbitaux, ce sont des points mystérieux qui
circulent autour du corps, dans une «quatrième dimension».
Qu’ils soient nommés «point gamma» ou «points auriques» (Latini,
1992, p.31), ces points périphériques entourent le corps humain
et ressemblent à un échange de passes entre jongleurs, formé
par l’arche des balles.
En prenant l’exemple du jonglage, «chaque balle qui fait un
huit complet possède un axe de symétrie qui passe par le point
de croisement». (Perennès, op.cit, p. 65). Il existe aussi
un «point d’inertie» qu’on ressent sur une balançoire quand
elle atteint son summum d’élan «qui soulève le coeur», pour
le jongleur c’est le sommet de la course des balles, pour
le trampoliniste ou le sauteur, c’est le point haut de l’envol,
pour le trapéziste, quand il est au maximum de son balancement.
C’est l’atteinte de ce point qui déclenche le moment du salto
ou les vrilles: il est alors point pivot. Le jongleur Rich-Hayes
basait tous ses meilleurs tours sur l’utilisation du «point
mort»: «La balle arrivée exactement au haut de sa course est
saisie discrètement par la main ou le chapeau du jongleur
et l’oeil qui attendait sa chute éprouve une sorte de déception
comique, dont l’artiste tire un excellent parti. Cet effet
très simple est répété avec succès sous vingt formes différentes.»
(Fréjaville, 1923, p. 182)
Les extrémités du corps principalement reconnues (pieds, mains,
tête…) ainsi que les macro points-clé «naturels» (creux, berceaux…),
relativement stables, sont donc de nature à se difracter en
de nombreux micro-points dynamiques plus fragiles et discrets
(point-clés, points critiques, points d’équilibration, points
de contact, points pivots), ces derniers pouvant être, soit
localisables sur le corps, soit en gravitation (points orbitaux).
Cet ensemble d’extrémités et de points, harmonisés dans l’action,
assure la qualité du geste acrobatique. La peau comme extrémité
pelliculaire étendue, est sans doute l’extrémité du corps
humain la plus difractée, la plus érogène, et la mieux capable
de tisser un lien dermique, une toile cutanée, entre les extrémités.
La peau, extrémité surfaciale «la plus ubiquitaire», toujours
en éveil et sans intermittence, est «ligne-frontière qui vibre
à tout instant». (Dagognet, 1993, pp.52, 66,108) La peau acrobatique
à un rôle tangible crucial, elle est préparée, entretenue,
transformée selon qu’elle s’ajuste aux phénomènes de glisse,
d’aéro et d’hydrodynamisme ou à l’inverse d’adhérence, d’accroche,
de «bonne prise», ou de «retenue». Toute une dermo-science
révèle des points-clés cutanés qui sont de points critiques
de résistance. La technique ne tient souvent qu’à un fil,
à une mince parcelle de peau selon les pressions, frictions,
appuis, où éclatent les intolérances: ampoules, cors, durillons,
cornes, crevasses, gerçures… Un grimpeur se reconnaît à la
déformation de ses orteils comprimés dans les chaussons (comme
pour les danseurs classiques et leurs pointes), ainsi qu’à
la peau endurcie des bouts de doigts avec ses ongles rongés
et rognés par la lime de la roche. Intermédiaire entre le
corps «naturel» en transformation et l’outil, la corne ou
l’épaississement de la peau, est un organe «naturellement
mutant». Refusant l’outil comme intermédiaire technique, il
l’insinue déjà. C’est une précocité vis-à-vis de l’objet où
le corps porte déjà l’outil en lui. Ce qui peut appeler des
traitements spécifiques (usage de magnésie pour les barristes,
trapézistes ou grimpeurs, du chausson des danseurs, onctions
de crèmes, fartages…). Des modifications bricoleuses et astucieuses
déclanchent alors remaniements et création d’ustensiles de
protection (gants, maniques pour les barristes, poignées).
Les «petites histoires de peau» sont aussi celle du dénudement,
des formes et de l’ergonomie des textures vestimentaires (le
moulant la flottant, le respirant, l’anti-frottement, les
sur-peaux) les préoccupations d’épilation ou de sudation.
Il existe donc toute une dermatologie acrobatique liée à un
«toucher de corps» spécifique à l’akros.
Extrémités du monde et de soi
La peau du monde est celle des extrémités du monde physique
et géographique «naturel», ou urbanisé et architecturé: Les
échines de la terre, pics, sommets, des surplombs, crêtes,
arrêtes, profondeurs abyssales, et tous les jeux acrobatiques
avec les surfaces mouvantes et glissantes (neige, eau, air),
sont autant d’exemples de pratiques hybrides qui marquent
une quête éperdue des seuils, des confins, de «points remarquables»
du relief. «L’ascension, l’exploration, et plus généralement
tout geste pionnier, consistent à adhérer aux points-clés
que la nature présente. Gravir une pente pour aller vers un
sommet, c’est s’acheminer vers le lieu privilégié qui commande
tout le massif montagneux, non pour le dominer ou le posséder,
mais pour échanger avec lui une relation d’amitié. Homme et
nature ne sont pas à proprement parler ennemis avant cette
adhésion au point-clé, mais étranger l’un par rapport à l’autre.
L’ascension lui donne le caractère d’un lieu plus riche et
plus plein, non abstrait, lieu par où passe cet échange entre
l’homme et le monde.» (Simondon, 1989, p. 166)
Les extrémités du monde urbain sont les monuments, le mobilier
des villes, les aspérités des sols (trottoirs, rebords, poteaux…),
parcourus par les «riders» ou les «acrobates undergroud» comme
Mister Puma qui se joue de l’espace du métro, ou sous forme
de «parkour», pour virevolter entre les barres d’immeubles.
Quand Alain Robert «homme-araignée», se donne pour projet
d’escalader l’obélisque de la Concorde pour aller se tenir
debout sur sa pointe, son exploit a pour cible essentielle
une extrémité du monde architectural. Sans la pointe de l’obélisque,
et sans les hiéroglyphes en guise de «prises», son acte n’aurait
pas la même teneur. Lorsqu’en 1974, le funambule Philippe
Petit tend son câble entre les deux plates-formes au sommet
des tours jumelles du World Trade center, cette zone de turbulences
urbaine, «gratte-nuages envahis de gardiens et truffés de
bureaux» (Petit, 1983, p. 56), a une importance première dans
son projet. Ces expériences s’insèrent dans un réseau de lieux
magiques, seuils, sommets, limites, points de franchissements.
Simondon appelle «réticulation de points-clefs» un tel réseau
de points de focalisation, de concentration qui sont cibles
de désir et de convoitise, points privilégiés de l’insertion
de l’effort humain. Or ces «points remarquables», sont souvent
problématiques et coïncident aussi avec des points d’insertion
de la technicité.
Selon un «principe d’insertion» (Simondon, op.cit., p. 183),
d’«inscription», d’«incorporation» (Sigaut, 2007, p.23), contraire
au mode de l’«abstraction», la sensibilité aux extrémités
du monde technique acrobatique est invitation à la fabrication
d’outils qui pluralisent le corps en l’augmentant, dans une
«familiarité» [1] corps-objets-monde
(Focillon, 2000 p. 62-63). L’amplification du geste par la
médiation d’«adaptateurs d’impédances» (Simondon, 2005, p.
90), modifie le corps humain devenu à lui seul inefficace.
La corde, la balançoire et le trapèze sont les plus simples
outils du vol. Les échasses sont amplificatrices du pas et
de l’enjambement humain, les crampons et piolets sont les
«adaptateurs d’impédances» des mains et des pieds de l’alpiniste.
Le point de jonction du corps et de l’outil ne tient qu’à
des extrémités, c'est-à-dire aux points d’emmanchement où
l’outil «travaille», aux points de raccord, de contraintes,
de flexion, ou de torsion des matériaux. Ce sont précisément
les points du perfectionnement de l’outillage et la clé de
la création technique. Seules les planches permettent à l’homme
de se tenir debout sur l’eau: sur sa planche, l’homme n’est
plus un terrien qui marche mais bien un homo faber qui glisse
sur l’eau. C’est une «expansion de la corporéité humaine».
(Brun, 1998, p. 49)
En acrobatie, les extrémités du monde social et humain, sont
celles du contact corporel des acrobates entre eux, lors des
parades, des portées, ou de pyramides humaines. Cette socialité
de compagnonnage est marquée par «l’affrèrement érotique»
(Nelli, 1958) dans l’échange des corps à corps et le partage
d’un lien fort. Cette «communion animique» passe par un «émoi
charnel». Dans les «grappes» et les pyramides humaines, dans
les portés ou édifications en colonnes, les acrobates procèdent
à une communion sensuelle, par l’échange des extrémités, des
points subtils de tact: Les «tête à tête», les «mains à mains»
des antipodistes, les «tête à pieds», quand un voltigeur se
tient debout sur la tête d’un porteur, exigent une connivence,
un partage complice, intense et tactile, une qualité du regard
et du toucher, une attention. «L’acrobatie exige une attitude
amoureuse» (Drevet, 2001, p. 133-134) et cette communion crée
une «reliance», un «être ensemble» qui s’appuie sur le plaisir
des sens, une érotique collective. La dimension suggestive,
tactile, sensuelle et érogène de l’akros est source d’une
«acrophilie» partagée, comme érotique singulière marquée du
sceau des extrémités, et créant du lien humain, un point culminant
de l’échange. «L’érotique des corps est une esthétique généralisée
qui est facteur d’union et crée la communauté». (Maffesoli,
1990, p. 25,123)
La dimension spirituelle du somatique acrobatique, par mise
en liaison d’extrémités, est une «expérience sommet» qui permet
d’atteindre une extrémité de soi, un «point culminant», une
altérité. Car «les pointes sont des appuis à la subtilité»
(Gracian, 1983, p. 33) qui déclenchent un esprit vif, un «soi
sublime», une transe. Cette énergie psychique est assimilable
au mana, «pouvoir spirituel, exceptionnel» (Putigny, 1975,
p. 13). Aux points-clés correspond un moment singulier, un
temps fort de la gestuelle acrobatique.
Enfin, le voyage au centre des extrémités renvoie à une intensification
de la présence de l’acteur liée au sens aigu de l’équilibrisme,
un sixième sens (comme peut l’être, par ailleurs, le «sens
marin»). Car l’acrobate, en position inconstante, peut rompre,
perdre, retrouver l’équilibre et se situe dans un «champ de
balancement» (Zinovi Binitch Gourévitch, 2003, p. 18) permanent,
à travers lequel il peut situer son centre de gravité, en
s’ajustant grâce à des gestes précis d’appui minimal et de
moindre résistance afin de maintenir cet équilibre compromis.
Si, de manière statique, le centre de gravité du corps humain
se trouve entre une ligne imaginaire qui va du nombril au
coccyx, il s’agit de le conquérir de façon dynamique, car
le centre se déplace avec le mouvement, il n’est pas stable
mais souvent contrarié. L’équilibrisme met le centre en perpétuelle
reconduction, crée une dynamique concordia discors (Barba,
2004, p 21, 107), une interaction des deux polarités, centre
et extrémités, qui se rejoignent temporairement. Le centre
de gravité en action délègue alors avantageusement, à un jeu
d’extrémités «multipolaire», le soin d’organiser l’équilibre
par la périphérie. Le jongleur projette son centre à l’extérieur
par ses signatures corporelles. «L’acrobatie des extrémités»
est donc une manière de trouver l’équilibre autour de ce centre
mobil. La fragilité, l’incertitude, la précarité de l’équilibre,
la dilatation du corps, sont des clés de l’intensification
de la présence d’un centre possible, toujours fragile, mis
au diapason du mode oscillatoire et spécifique à l’homo acrobaticus.
L’harmonisation de la gestualité acrobatique est donc une
articulation de pointes et d’extrémités, prenant en compte
une corporéité (extrémités du corps), une technicité (outils
acrobatiques), une spatialité (points-clés du monde naturel
ou urbain), une temporalité (temps fort et point culminant),
une socialité (tribus acrobatiques, relations d’affrèrement
et de parade), une altérité (extrémités de soi, transe), une
centralité (action de construire un centre dynamique). Ce
bouquet d’extrémités mis au diapason d’une «structure réticulaire»
(Simondon, 1989, p.217) arrache l’homme de la «gestique primitive»
(Steiner, 1980, p. 56).
Face à ces précisions de l’akros, la vision spatiale de l’ensemble
d’une figure spectaculaire, globale et quantitative, compte
beaucoup moins que l’agencement de points subtils. Car en
acrobatie, la négligence d’un point d’équilibration peut altérer
rapidement les jeux de balanciers. Ce qui peut apparaître
comme «le moindre», est bien souvent «le petit plus» décisif.
«La véritable difficulté c’est d’accéder à la simplicité.
Irrégularité rythmiques, trajectoires brisées, dissymétries
en tous genres ne vont pas avec la simplicité» (Pérennes,
2004, p. 18). «L’extrême», notion fort exaspérante est remplacée,
par un «jeu d’extrémités», jeu savoureux, voluptueux, érogène
trop souvent recouvert, sous le poids de l’engagement «périlleux».
Ce qui renverse la vision d’une conception de l’acrobatie
comme performance.
«Toucher des extrémités» et tactilité acrobatique.
Une approche sensible et érogène
Une telle vision de l’acrobatie, de ses extrémités érectiles,
érogènes, toute cette tactilité du corps à l’enjeu sur-sensibilisant,
est totalement déconsidéré des approches quantitatives, écartée
des réflexions technicistes, mécaniques, physiques, motrices,
anatomiques, et même cognitives ou psychologiques, par abstractions
du corps intégral. De plus, les théories de «prises d’informations
sur l’environnement» et de «captage» sont insuffisantes pour
révéler toute la subtilité sensible, tactile, tonique et épidermique
du corps. La panoplie de la relation aux extrémités et aux
aspérités, la sensorialité des saillances et de l’érectilité,
le rapport à une corporéité globale qui «pointe» a un pouvoir
de stimulation, de caressage. Le toucher des extrémités multiplie
le rapport tangible au monde et s’inscrit dans une «exologie»,
contraire à l’égologie et au mentalisme: Ce qui caractérise
l’homme se loge à sa périphérie, sur les bords, de manière
générale aux extrémités. (Dagognet, 2002, p. 17,18, 28)
L’érotisation du corps acrobatique tient à la prise en compte
accrue de ces zones corporelles peu sensibles au quotidien.
Or, la démultiplication somatique suscitée par l’équilibrisme,
par la déformation, la contorsion ou la dislocation du corps
sans dommage, procurent une volupté proportionnelle à l’acuité
des jeux de l’akros. La sensibilité gagne en ténuité ce qu’elle
perd en radicalité. Ces expériences, d’une exaltation spéciale,
attisent un certain désir, par leur aspect éminemment suggestif
d’un corps offert dans sa dépravation. Bien que des pratiques
telles que le funambulisme, la contorsion ou la voltige, puissent
paraître «dures», dérangeantes ou impressionnantes, vues de
l’extérieur, elles sont au contraire, pour l’acteur, vécues
comme des gestuelles délectables et mutantes. Un travail axé
sur l’affûtage et l’effilement du corps par l’akros, est susceptible
d’atteindre, loin d’une conscience totale de soi, et d’un
contrôle du corps, une exaltation voluptueuse subconsciente,
une «altérité du sentir» (Bernard, 2006, p. 131), assez lointaine
d’un «faire spectacle» (Lallier in Fourmaux, 2008, p. 156)
de «performers», c'est-à-dire un spectaculaire codifié et
commandé par un «projet d’exhibition forcenée». Le travail
sur l’akros est tout aussi lointain d’une inconscience qui
mènerait à une «autodissolution dans une explosion plastique»
(Bernard, 2006, p. 137-139).
Un tel modelage du corps par l’akros, suppose une augmentation
du sentir, une «artisticité» (Shusterman, op. cit, p. 72,
205), qui n’exige pas de maximiser l’intensité de la stimulation
jusqu’à un point de violence qui ne ferait, au bout du compte,
«qu’émousser notre sensibilité et engourdir notre plaisir»,
ou bien ne produirait qu’une «inflation du corps» (Vigarello,
1982, p.78) noyée dans un inconscient narcissique. «Peu de
corps» d’un côté, «trop de corps» de l’autre. C’est pourquoi
façonner un «corps des extrémités» est une éthique d’enrichissement
et d’extension de soi où la consumation prime sur la consommation
ou la négation. Les qualités développées à travers ces pratiques
sont contraires à la force brute et la performance quantitative.
La ligne courbe, l’attention au vibré, l’emportent sur la
percussion en ligne droite et au choc facial: la souplesse,
l’équilibrisme, le «chiqué», les arcs, les écarts et les feintes,
aboutissent à une plasticité dégingandée, torsadée, à une
créativité retorse, qui arrondie les angles. Les corps acrobatisés,
défigurés par le difforme et l’hybride, brouillent les habitudes
anatomiques. De transformations en métamorphoses, ils deviennent
«homme-caoutchouc», funambule, équilibriste ou disloqué, qui
assument positivement un «devenir hybride du corps» (Andrieu,
2008, p.13).
Face à une phobie du contact, à un désarrimage du toucher
(Carraud, 1996, p.11), «parent-pauvre» des sens, la tactilisation
de l’homo acrobaticus ne cherche-t-elle pas à «redonner corps»,
«à faire corps», à «vivre par corps», de manière tangible,
le monde, le soi et l’altérité par l’entremise du caressant
et de l’étreinte qualitative d’Akros avec Eros?
Notes
1] «Il existe entre la main
et l’outil une familiarité humaine. […] L’outil n’est pas
mécanique». Il y a une «possession réciproque» du corps et
de l’instrument. H. Focillon, Vie des formes, Puf, 2000, p.
62-63.
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