Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (sous la direction de)
M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009
LE CORPS, INSTRUMENT DE CONNAISSANCE DU MONDE: LA CONNAISSANCE DES ANCIENS TOLTÈQUES
Mabel Franzone
mabel.franzone@gmail.com
Docteure en sociologie, Chercheuse
au CEAQ, Université Paris V.
Les
Anciens Toltèques et leur Vision du Monde
Si l’on croit les écrits de Carlos Castaneda [1],
les Toltèques sont un peuple ayant existé depuis déjà quelque
huit mille ans. Leur tradition orale ainsi l’enseigne, même
si les anthropologues, ethnologues et autres scientifiques
racontent toujours que c’est un peuple assez mystérieux dont
on ne connaît presque rien, en le situant après l’ère chrétienne
et avant l’arrivée des Espagnols au Mexique, entre le III
et le VIII siècles. Un maître «nagual» [2],
Miguel Ruiz dira ceci:« Il y a des milliers d’années, à travers
tout le Sud du Mexique, les Toltèques étaient connus comme
des femmes et des hommes de connaissance. Les anthropologues
les ont décrits comme une nation ou une race, mais en réalité
c’était des scientifiques et des artistes formant une société
vouée à explorer et préserver la connaissance spirituelle
et les pratiques des anciens. Maîtres (naguals) et étudiants
se réunissaient à Teotihuacan, l’ancienne cité des pyramides
située au-delà de Mexico City». Donc il aurait une fracture
entre les scientifiques et ceux qui ont étudié les enseignements
spirituels des Toltèques. Dans cette fracture réside le mystère.
Nous ne prétendons aucunement suivre leur trace historique,
sinon rendre compte de la façon dont ils traitaient le corps:
c’était un réservoir de connaissance. Parce qu’il est à la
croisée du macrocosme et du microcosme devient une sorte de
station d’émission- réception, traduisant des fréquences de
vibration du Cosmos, les mêmes qui, en prenant forme, nous
parlent sous forme d’archétypes. Ainsi les symboles, attachés
à des archétypes, seraient les différentes modulations et
fréquences de la grande vibration cosmique, la force de la
Galaxie qui descend sur nous et qui veut se communiquer à
travers le corps.
Fascinés par le Temps, les Mayas-Toltèques utilisaient plusieurs
calendriers, convaincus, comme ils l’étaient, que le centre
de la Galaxie, Hunabku, envoyait des vibrations qui étaient
«captées» par les autres planètes en les faisant parvenir
à leur tour sur notre Terre et ce à travers le Soleil. Les
calendriers et les corps devaient alors lire et percevoir
la Vie de la Galaxie et s’accommoder aux exigences du temps.
Il s’agissait de «traduire» ces informations et pour cela
le corps devait être préparé. Toutefois ce corps, humain,
pouvait aussi passer à des vibrations autres, celles de l’animal
ou encore des êtres invisibles à l’œil nu. Le corps est donc
la porte et l’outil d’accès aux mystères insondables et s’avère
être l’instrument de la vraie connaissance: la connaissance
du connu, de l’inconnu, de l’inconnaissable. Le Tout, Galaxie,
Univers, Planètes et les éléments de la Nature, hommes, plantes
et animaux, forment un tissu, donc, sont toujours en correspondance.
Chaque dieu ou chaque déesse fut nommé «au pluriel»; ils étaient
un ensemble, dieux aux mille visages et autant de noms. C’étaient
des êtres exprimant des «complexes», des vraies structures
mentales, plus que des divinités d’une religion. Ainsi exprimé,
leur Vison du Monde correspond à ce que Philippe Descola appelle
l’analogisme, entendant par là un «mode d’identification qui
fractionne l’ensemble des existants en une multiplicité d’essences,
de formes et de substances séparées par des faibles écarts,
parfois ordonnées dans une échelle graduée, de sorte qu’il
devient possible de recomposer le système des contrastes initiaux
en un dense réseau d’analogies, reliant les propriétés intrinsèques
des entités distinguées» [3].
Cette Vision du Monde est nourrie d’un rêve herméneutique
de complétude, qui procède d’un constat d’insatisfaction,
voulant ainsi tisser des éléments hétérogènes en une trame
d’affinités et d’attractions ayant toutes l’apparence de la
continuité. Les mots «tisser», «trame» et «continuité» nous
emmènent à une vision nocturne selon les structures anthropologiques
de l’imaginaire, où le tissu apparaît lié à la couleur, à
la Déesse Mère, à la fécondité de la nature et où tous ces
éléments sont euphemisés par le rouet, instrument qui valorise
positivement le temps et la Fileuse, celle qui tisse la trame
du Destin. Si nous voulons utiliser cette belle théorie de
l’imaginaire, nous dirons que la Vision du Monde des Anciens
Toltèques appartient au Régime Nocturne, dans ses structures
mystiques et ses symboles d’inversion [4].
Justement là où la continuité de la nature s’exprime en toute
beauté puis elle éclot dans sa fécondité, surgit et avale
le tout, Grande Reine de la Nuit et de toute la Création.
Ce rêve de continuité se manifeste dans tout corps et surtout,
consciemment, dans celui qui veut connaître. Quelle est donc
le type de connaissance dont il s’agit? Qu’est-ce qu’on est
censé connaître? Nous envisageons ici le gain d’une autre
connaissance, celle d’une réalité à part.
Quelle Connaissance?
Le monde n’est pas ce que nous pensons. L’homme, en général,
vit dans un univers mort - il le tue avec sa représentation
rationnelle - ce qui fait de lui un homme timide, brutal,
insolent et indécis. Le monde, l’univers et la galaxie sont
magiques, des êtres vivants. Un des principes de «l’homme
de connaissance» - entendant par là celui qui prend en compte
la magie comme manière de s’approcher du monde - est justement
le respect profond de la Terre et de soi-même. Une fois l’anthropocentrisme
rationnel ôté, les choses apparaissent douées d’un pouvoir
particulier, à traiter avec une délicatesse et une prudence
spéciales, avec de l’affection. Le «guerrier» n’est pas plus
important que n’importe quoi et c’est là son exploit de guerrier:
il est mystère dans le mystère. Le guerrier peut lire les
présages, les accords de l’univers, quand il a abandonné l’opinion
«scientifique» qu’il se fait de chaque chose. L’univers nous
parle constamment, nous ne sommes pas préparés pour l’entendre.
Avoir accès à cet univers, plein de vie, à cette réalité à
part, est l’objectif de ce type de connaissance: faire en
sorte que le monde devienne magique.
L’accès à la connaissance dont il s’agit est curieusement
presque indéfinissable si ce n’est par des effacements et
des négations. Effacer son histoire personnelle, nier la description
du monde à laquelle nous sommes habituées, oublier ses amis,
devenir inaccessible, perdre sa forme humaine, perdre son
importance personnelle: autant des buts et tous reliés par
le procédé de la négation. Il n’y a pas d’effort d’intellectuel
exigé, néanmoins un fort niveau d’abstraction est demandé,
car le corps tout entier y est engagé. Cette connaissance,
d’accès aussi difficile, demande l’attention de tout le corps,
de chaque organe, la présence dans l’ici et le maintenant,
et en même temps une grande lucidité envers soi-même et envers
les autres, le monde, la terre. Corps et psyché ne doivent
jamais s’oublier, tout sort du corps, tout est possible par
le corps, tout revient au corps. Il n’est pas question de
devenir un esprit en ascension comme dans la mystique occidentale,
sinon d’arriver à la complétude dans sa propre matière biologique:
le corps et ses vides, le corps et ses interstices, le corps
et ses prolongations, le corps est roi. Le corps doit se faire
présent dans sa totalité visible et invisible car connaître
se veut un acte de Totalisation et ce qui est le plus important
pour un «guerrier» [5],
ce qui est la source, c’est de parvenir à la totalité de soi-même.
La Totalité de soi-même: le tonal et le nagual
Comment parvenir à la totalité de soi si l’on est divisé?
Comment arriver à notre être complet si nous ne faisons qu’accomplir
les tâches qu’on nous a imposées en vertu d’un modèle, d’une
image du monde, dont nous ne sommes que serfs? Tout d’abord,
il s’agit de prendre conscience que nous répétons un modèle
de vie, d’idéaux, de rêves, d’actions et de valeurs imposé
par nos aïeux, nos parents, eux-mêmes ayant subi un monde
imposé et ainsi de suite. Ce monde appris porte en soi toutes
les limitations imaginables, l’homme perd forcément ses propres
combats et les combats qu’il gagne, sont ceux des autres.
Une des limitations et des limites est le bannissement de
ce qui est mystérieux, irrationnel, invisible. Celui qui veut
connaître doit être le plus fort et le moins disponible possible.
La faiblesse n’est que la disponibilité aux autres; la force
est indisponibilité à la description du monde inculquée [6].
Pour arrêter cette représentation du monde il faut «stopper
le monde» «arrêter le dialogue intérieur» puisque ce dialogue
ne fait que maintenir la description reçue. Pour Don Juan,
le maître de Carlos Castaneda, son initiateur aux mystères,
la réalité de notre vie quotidienne réside en un continuel
flot d’interprétations perceptuelles que nous, ceux qui partageons
une adhésion spécifique, avons appris à faire. Les choses
ne sont comment nous le croyons que parce que nous les croyons
comme nous les pensons. Notre «a priorisme» est le fruit de
notre servilité à l’égard de la description donnée. Il existe
un «tonal collectif», propre à un moment donné, qu’on appelle
«le tonal d’une époque». Pour établir un parallèle, nous rappelons
ici Gilbert Durand et la notion de «mythe directeur», d’une
époque déterminée, par exemple le mythe prométhéen si cher
à la Modernité. De lui surgissent les rôles dominants prométhéens,
comme le surmoi de l’émerveillement technique et ses «persécutés»
de l’époque: l’artiste, l’artisan menacés, le prolétaire [7].
Cette «vision» et manière de se représenter une société à
un moment donné peut constituer ce «tonal collectif» dont
ses persécutés sont les gens n’adhérant point à ce mythe directeur.
Une fois l’être dépouillé de sa nature «prêtée», il doit partir
à la conquête de Tout son Soi, de sa propre totalité. Nombre
de mythologies racontent l’existence de dieux englobant deux
grands aspects: le masculin et féminin, le jour et la nuit,
la terre et l’eau. C’est une dualité existante aussi chez
l’homme et nommée par les enseignements de Castaneda comme
le tonal et le nagual. Le premier étant l’espace dans lequel
se meut l’homme tout au long de son existence et agissant
comme l’ordonnateur qui va donner sens à tout ce qui s’offre
à notre conscience. Cet espace inclut tout ce que l’homme
est, pense et fait, tout ce que sa réflexion et sa parole
peuvent embrasser. Ce tonal est constitué de la description
de la réalité transmise par nos parents, la raison, la pensée,
autrement dit, ce qui couvre le spectre du connu [8].
Plus explicitement, tonal est le corps, tonal est la personne
sociale, un organisateur du monde, un protecteur afin que
l’homme ne devienne fou s’il avait un accès tout direct à
l’invisible. Il est un gardien qui peut se convertir en garde.
Car, gardien signifie un aspect large et compréhensif, en
tant qu’un garde est un surveillant à l’esprit borné et souvent
despotique [9]. Et presque
en chacun de nous ce gardien est devenu garde, un garde du
monde tel on nous l’a appris. Le tonal est en somme tout ce
que nous connaissons, donc, il fait partie du connaissable.
Il commence à notre naissance et s’achève à notre mort. Le
tonal est ce qui fait le monde. Il est appelé «conscience
du côté droit», «conscience ordinaire», ou encore «personne
sociale».
Le nagual est tout ce qui est extérieur au tonal. Son contenu
ne peut être jamais appréhendé par la pensée, il n’a pas de
description, ni de mots, ni de sentiments, ni de connaissance
[10], la compréhension
et la parole appartenant au monde du tonal. Néanmoins il peut
toutefois être attesté par l’expérience. Dans Histoires de
Pouvoir, Castaneda explique le tonal comme étant une île et
le nagual comme tout ce qui entoure cette île. «Dès notre
naissance, nous avons l’intuition des deux parties qui existent
en nous» [11]. Mais nous
l’appelons l’âme et le corps, l’esprit et la matière, le bien
et le mal, Dieu et Satan. Or, nous ne réalisons jamais que
de la sorte nous accouplons simplement des éléments de l’île,
nous parlons et catégorisons ce dont nous avons connaissance.
Pourtant le nagual ne peut nullement être connu, ni pensé.
L’un des objectifs de «l’homme de connaissance» ou «sorcier»
est d’en faire l’expérience mais pas d’essayer de le comprendre
ni de le rationaliser. Le seul intérêt est celui des possibilités
pragmatiques que le nagual met à sa portée. Bien qu’en dernière
instance, tout se produise dans le nagual, infiniment plus
totalisant, nous ne percevons que le tonal, dont la fonction
est de doter la nature du nagual d’un ordre et d’un sens -
qui ne s’accorde pas à sa réalité transcendantale [12].
Dans la Théorie de l’Imaginaire il y a «une partie de l’imagination
créatrice, une élection par rapport au tout -venant de l’imaginaire:
l’imaginal, faculté humaine qui permet à certains d’atteindre
à un univers spirituel, réalité divine, qui à la fois «regarde
l’homme» et, à la fois, est l’objet de «contemplation» de
ce dernier» [13]. Cette
noblesse créatrice de la rêverie, étudiée par Henry Corbin,
l’islamologue, est à mettre en rapport avec le nagual des
Toltèques, presque indéfinissable.
La nagual est bien l’espace des «émanations de l’Aigle». On
entend par là, l’énergie d’où tout émane, force sans nom,
indicible, qui est la source de tous les êtres sensibles.
Les anciens Toltèques avaient «vu» cette énergie sous une
forme qui ressemblait à celle d’une aigle, noire et blanc,
d’une dimension infinie [14].
Nous pensons qu’elle est Hunabku, le centre- énergie de la
Galaxie. Et pourtant plus loin dans ce livre, le maître de
Castaneda dira «Mais il n’existe ni Aigle ni émanations de
l’Aigle. Ce qui existe là, aucune créature vivante ne peut
le saisir.» [15] Il s’agit
de quelque chose d’inconnaissable qui ressemble vaguement
à quelque chose de connu. Car il ne faut jamais rester accroché
à ce qu’on «voit», cela peut signifier oublier la splendeur
du monde. Un tel monde bruissant de vie, conscient et saturé
d’objets intentionnels, est caractéristique de l’univers méso-américain.
La multiplicité apparaît encore dans le mot «nagual». Philippe
Descola rajoute des autres significations: un double animal
dont le cycle de vie est parallèle à celui d’un humain, puisqu’il
naît ou meurt en même temps que lui et que tout ce qui porte
atteinte à l’intégrité de l’un affecte l’autre du même coup;
le signe zodiacal sous lequel naît un enfant; les sorciers
réputés pouvoir se transformer en un animal ou en boule de
feu; l’animal dans lequel le sorcier est incorporé; une composante
de la personne humaine [16].
Tonal et nagual ne sont pas seulement des aspects opposés
du monde, mais aussi de l’âme humaine, qui a son côté tonal
et son côté nagual. Castaneda les appelle également: «conscience
du côté droit et conscience du côté gauche»; «conscience ordinaire
et conscience de l’autre moi»; «le rêveur et le rêvé». Les
enseignements des Anciens Toltèques étaient divisés en leçons
pour le côté droit et leçons pour le côté gauche, l’objectif
des premières étant de réaménager ou de «balayer» l’île du
tonal; celui des secondes d’encourager l’apprenti à faire
l’expérience directe du nagual, en gardant toute sa raison.
Retrouver son côté gauche ou nagual, la «conscience de l’autre
moi», et l’incarner dans la vie quotidienne est un des thèmes
récurrents de Carlos Castaneda : Intégrer la conscience de
l’autre moi est se donner la possibilité d’assumer la «totalité
de soi-même». Retrouver le nagual signifie se rappeler des
souvenirs enfouis, des souvenirs différents de ceux qui nous
livre notre mémoire ordinaire. Ce sont des souvenirs se rattachant
à des réalités qui, heurtant notre description du monde, ne
sont pas retenues par notre mémoire et se retrouvent cachées
dans la conscience de l’autre moi. Aussi de nos souvenirs
d’êtres lumineux qui nous permettent de percevoir le monde
et les corps comme des champs d’énergie [17].
Le nagual retrouvé est aussi la conscience du rêve et des
corps à l’état de rêve, ce qui nous emmène à utiliser de façon
pragmatique notre expérience dans l’univers du songe. Finalement
le nagual nous apporte la conscience de notre mort, qui est
toujours notre compagne fidèle, et qui se trouve placée à
une longueur de bras de notre épaule gauche. Avoir conscience
de la mort nous donne le détachement nécessaire tout en rappelant
la relativité de notre propre vie. Retrouver le nagual a des
effets multiples, comme multiples sont ses nombreuses significations.
Parvenir au nagual et mettre en contact conscient le côté
droit et le côté gauche s’avère être le grand défi de l’homme
de connaissance. Il existe un point dans nos corps par lequel
est possible le passage d’un côté à l’autre, il est appelé
le point d’assemblage.
Le Point d’assemblage
Si le nagual est l’espace des émanations de l’Aigle, comme
il a été dit plus haut, les «sorciers» définissent ces émanations
comme des champs d’énergie groupés en «bandes» [18]
qui sont des univers distincts et indépendants. Don Juan,
maître de Castaneda, parle de 48 grandes bandes d’émanations,
dont deux seulement sont accessibles à l’homme par des moyens
de perception ordinaire. Elles correspondent à la vie organique
et à la vie inorganique (minéraux, gaz). A l’intérieur de
la bande d’émanations des êtres organiques, une zone particulière
correspond à la bande de l’homme et limite la perception du
connu. Les émanations ne sont pas égales chez tous les hommes,
ces variations sont considérées comme des formes des sensibilités
atypiques : perceptions extrasensorielles, phénomènes, génies.
Ou encore comme des tares: la débilité mentale, l’idiotie,
l’insensibilité [19].
Les émanations sont «alignées». Ces alignements sont normaux
ou atypiques. L’alignement normal est celui de l’homme ordinaire,
une toute petite partie de la bande de l’homme. Dans cette
bande existent des autres alignements qui restent inaccessibles
ou oubliés [20]. Pour y
accéder il faut frapper fort un point entre les omoplates
et provoquer ainsi un changement d’état de conscience. Avec
ce coup assené l’on passe du côté droit au côté gauche, celui-ci
appelé aussi «état de conscience accrue». Le point d’assemblage
peut être considéré comme l’aptitude de la conscience à sélectionner
les émanations adéquates pour aboutir à la perception simultanée
des éléments constituant le monde perçu. Rien d’autre qu’un
léger déplacement du point entraînera l’alignement d’émanations
normalement écartées de la bande de l’homme et l’entrée à
des mondes autres. S’il est plus important l’accès à des alignements
d’autres bandes d’émanations est possible, alors l’expérience
d’autres règnes - animal, végétal- peut s’insinuer à notre
perception.
L’expérience d’un monde parallèle ou d’un autre règne n’est
pas donnée à tous les hommes. Le travail peut bien être celui
d’une vie entière... encore celui d’un maître et un apprenti,
ou celui de l’énergie et du pouvoir personnel. Pour parvenir
à l’accomplissement d’une si difficile tâche, il nous faudra
emmagasiner et mobiliser des grandes quantités d’énergie.
Le grand secret: l’énergie et l’intention de l’énergie
Accumuler de l’énergie pour avoir du pouvoir personnel: ceci
est une des clés de la sorcellerie. Ce n’est ni la pensée
de l’homme ni ses désirs qui déterminent vraiment les activités
de l’homme, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. L’essentiel
c’est l’énergie dont il dispose, son «pouvoir personnel».
«Tout homme n’est que la somme de son pouvoir personnel» [21].
Il n’est pas difficile d’admettre que tout ce que nous pouvons
faire requiert de l’énergie. Si tout individu dispose d’énergie,
celle-ci est déjà complètement répartie entre les diverses
activités quotidiennes, activités déterminées par l’histoire
personnelle. Autrement dit, toute notre énergie est déjà investie
dans le cadre du connu. Or, il s’agit d’aborder l’inconnu.
«Nous sommes des êtres lumineux, dit-il, en secouant la tête
rythmiquement, et pour un être lumineux, la seule chose qui
compte est le pouvoir personnel» [22].
Le secret du pouvoir personnel est l’énergie et l’intention
de l’énergie. Il existe plusieurs manières d’accumuler de
l’énergie à des fins de l’inconnu. Si l’apprenti n’a pas été
doté d’un surplus d’énergie, les relations sexuelles lui sont
interdites. L’extraordinaire quantité qu’en sollicite un rapport
peut être fatal. Philippe Descola l’explique ainsi: «Pour
les Totzil de langue maya, toute chose possède un ch’ulel
qui est le duplicata intangible de sa forme et de ses qualités;
chez les humains, ce principe d’individuation s’absente lors
du coït, du rêve et de l’ivresse, et il peut alors entrer
en communication avec des autres ch’ulel, surtout, et dans
la mesure où ce ch’ulel, comme le tonal, est diffus dans la
totalité de l’organisme». Pour Castaneda l’explication est
seulement d’épargner la propre énergie, car elle est nécessaire
pour la connaissance du monde de l’inconnu.
Un autre procédé permettant la récupération d’énergie et la
conscience de sa propre vie, c’est de nettoyer son passé,
au moyen de ce qui est appelé la récapitulation. C’est Taisha
Abelar [23], apprentie
de Castaneda et de Don Juan qui nous livre l’explication la
plus claire sur les bontés de la récapitulation. Il s’agit
de dresser des listes suivant les différents aspects de notre
vie, travail, amours, amitiés, famille. Dans chaque aspect
repérer les événements qui nous ont marqué. S’asseoir, se
concentrer sur chaque fait marquant, respirer, prenant l’air
et tournant la tête à droite, inspirant tout ce que nous appartient
et que nous avons laissé dans ces événements. Ensuite expirer
tournant la tête à gauche, faisant sortir ce que ne nous appartient
pas: frustrations, tristesses, la haine, l’énergie des autres.
De cette expérience, on peut regagner des grandes quantités
d’énergie, toute l’énergie qui constitue notre capital. Des
autres procédés existent encore: remplir les vides du corps,
travailler avec la terre, l’alimentation, de l’activité physique.
Ainsi, la récapitulation reste le grand moyen du «vol abstrait»,
du passage du côté droit à celui du côté gauche. Si le grand
secret est l’énergie, il faut avoir l’intention de cette énergie.
L’intention ne peut pas être la détermination d’un esprit
humain. Un apprenti est toujours «choisi» d’après certains
«signes» par le maître-nagual. Celui-ci interprète le langage
de l’Univers et l’applique à la vie quotidienne. L’univers
a une intention et nous devons la capter et nous en soumettre.
«L’intention est la puissance qui soutient l’univers. C’est
la force qui permet la mise au point générale. Elle permet
au monde de survenir.» [24]
«Sous le principe des feuilles se trouve la terre. L’intention
est le principe sous-jacent à toute chose.» [25]
Capter cette intention change notre conception du monde, nous
nous considérons comme des champs d‘énergie et la réalité,
la façon de l’aborder et nos comportements changent radicalement.
Si nous connaissons l’intention, nous pouvons avoir la volonté
de l’invoquer. Et l’intention peut se convertir en un acte
de volonté. Or, l’intention exige l’impeccabilité. Le «guerrier»
devient impeccable ou cherche l’impeccabilité, seul moyen
de ne pas dépenser inutilement l’énergie. En effet, on ne
tombe pas dans les pièges du moi, égoïsme, colère, haine,
car tout cela implique une perte irréversible d’énergie. L’inconnu
demande toute notre puissance.
Le corps doit être extrêmement puissant, la règle est d’éviter
tout ce qui peut affaiblir ou endommager le corps et l’esprit,
aussi de couper tous les liens physiques et émotionnels avec
le monde, pratiquer le célibat, vivre en solitude. La vie
de l’homme de connaissance n’est pas facile, parfois elle
n’est pas heureuse, au contraire la solitude est une constante.
Il y a un poème de St. Jean de la Croix, l’un des préférés
de Don Juan, le maître-nagual, et de Carlos Castaneda, qui
deviendra à son tour le nagual, que nous voulons copier pour
finir ce papier. C’est la seule manière d’exprimer l’immense
sentiment de solitude de ce parcours de sorcier.
Un oiseau solitaire doit remplir cinq conditions:
D’abord, voler au plus haut:
Ensuite, ne point tolérer de compagnie,
Même celle des siens;
Puis pointer le bec vers les Cieux,
Et ne pas avoir de couleur définie;
Enfin, chanter très doucement.
St. Jean de la Croix
Dichos de Luz y Amor
Conclusion
Le chemin du guerrier est une voie qui récuse à la fois le
hasard et le dessein «intelligent». Tout se passe en effet
comme si une pression de sens et de l’intention infiltrait
les mots, la matière biologique et le monde pour manifester
sa propre nature. Tout se passe comme si l’évolution était
le produit raffiné d’un grand jeu entre le visible et l’invisible,
entre une matière et une force joyeuse, subtile, qui cherche
à la modeler afin que la réalité intérieure devienne le miroir
du monde mystérieux. C’est la perspective émerveillée du caché.
Perspective où un corps n’est pas seulement un corps, il est
la prolongation de l’univers, son écho grandissant, sa résonance.
Les corps sont en devenir éternel, parfois des animaux, parfois
des plantes, parfois en communion et en extase, unis à la
force même de l’Aigle, unis et réunis dans la conscience universelle.
Ces corps ne sont qu’instruments de la connaissance dictée
par la Galaxie, transmise par l’intention, interprétée par
le Nagual-Maître, absorbée par le côté gauche, ordonnée par
le côté droit. Tout est un espace, des champs d’énergie; l’espace
est air et l’épithète plus proche du substantif air, est libre.
Et voilà l’intention sublime du guerrier: la liberté absolue,
la liberté de choisir sa propre mort. Ceci constitue son objectif
final.
Notes
1] Anthropologue, professeur
universitaire, écrivain. Auteur de plusieurs ouvrages tirés
de sa longue «initiation» auprès d’un sorcier, Don Juan Matus.
Son œuvre contribua à faire connaître la pensée Toltèque,
fut traduite en de nombreuses langues. Il est reconnu et aussi
combattu. Le nom de Castaneda est à lui seul le symbole de
la connaissance du guerrier.
2] Maître-nagual est un guide,
celui qui enseigne aux apprentis les mystères de l’inconnu.
Cette définition est approximative, les mots ne suffisent
pas à cerner la totalité de son rôle.
3] Philippe Descola. Par-delà
nature et culture. NRF Gallimard.
4] Gilbert Durand. Les Structures
Anthropologiques de l’Imaginaire. Introduction à l’Archétypologie
Générale. Ed. Dunod. Paris. 1984. P. 248.
5] «Guerrier» signifie dans
cette trame «homme de connaissance».
6] Bernard Dubant- Michel
Marguerie. Castaneda. La Voie du Guerrier. Ed. Guy Trédaniel.
Paris. 1981. p. 23
7] Gilbert Durand. Introduction
à la Mythodologie. Mythes et Sociétés. Albin Michel. Paris.
1996. pp. 133-147.
8] Victor Sanchez. Les Enseignements
de Don Carlos. Applications pratiques de l’œuvre de Carlos
Castaneda. Editions du Rocher. Paris. 1996. p. 45.
9] Carlos Castaneda. Histoires
de Pouvoir. Folio Essais Gallimard. Paris. 1974. pp. 162-163.
10] Ibid. p. 167.
11] Ibid. p. 170.
12] Victor Sanchez. Les
Enseignements de Don Carlos. Op. Cit. p. 45.
13] Gilbert Durand. L’Imaginaire.
Essais sur les sciences et la philosophie de l’image. Hatier.
Paris. 1994. p. 50.
14] Carlos Castaneda. Le
Feu du Dedans. Gallimard Folio Essais. Paris. 1985. p. 69.
15] Ibidem. p. 73.
16] Philippe Descola. Par-delà
Nature et Culture. Op. Cit. p. 298.
17] La Physique actuelle
n’est pas si loin de cette conception, pareillement les théories
de «résonance des formes» de Rupert Sheldrake.
18] Carlos Castaneda. Le
Feu du Dedans. Op. Cit. p. 76.
19] Victor Sanchez. Les
Enseignements de Don Carlos. Op. Cit. p. 36.
20] Ibidem. p. 37.
21] Carlos Castaneda. Voyage
à Ixtlan. Gallimard Folio Essais. Paris.
22] Carlos Castaneda. Histoires
de Pouvoir. Op. Cit. p. 22.
23] Philippe Descola. Par-delà
Nature et Culture. Op. Cit. p. 291.
24] Philippe Descola. Par-delà
Nature et Culture. Op. Cit. p. 291.
25] Philippe Descola. Par-delà
Nature et Culture. Op. Cit. p. 291.
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