Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (sous la direction de)
M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009
LE CORPS DANSANT À L’ÉPREUVE DE LA SOCIOLOGIE: MISE EN SCÈNE DES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE DANS LE BALLET CUBAIN
Pauline Vessely
paulinevessely@hotmail.fr
Doctorante, Université Paris-III-Sorbonne-Nouvelle,
Paris V-René Descartes.
Corps
matière, corps outil, corps objet ou sujet, le corps dansant
est imbriqué dans des problématiques identitaires variées,
elles-mêmes intriquées dans l’espace social. Il peut être
appréhendé comme le révélateur d’une problématique sociétale
particulière: «Ce corps [dansant] apparaît comme une empreinte
et une mémoire du vécu personnel, mais aussi du vécu social,
intégrant les diverses contraintes, normes et valeurs socioculturelles
de notre société» (Vellet, 1992, p.93). Comme le rappellent
P. Duret et P. Roussel à propos des corps des culturistes
et des anorexiques, les corps «définis comme des outils privilégiés
du travail sur soi […] soulèvent et tout à la fois répondent
à un ensemble de questions identitaires», dont ils distinguent
trois récurrences: «celle de la continuité ou de la rupture
de la construction de soi», «celle des moyens mobilisables
pour affirmer une identité menacée» et «celle aussi de la
montée en singularité» [1]
(Duret, Roussel, 2005, p.78). La dimension identitaire du
corps est ici pensée à l’échelle individuelle, interrogeant
des invariants du travail du corps en tant qu’expression d’une
identité propre à chacun. Si le travail chorégraphique est
interrogé non pas pour et par les motivations personnelles
de ceux qui le pratiquent mais par et pour sa dimension sociale
et son inscription dans l’Institution, alors le corps dansant
devient un outil probant d’analyse sociale.
Certains nous interpellent sur la difficulté de penser le
corps comme objet de la sociologie: «Par delà l’évidence de
la présence de notre corps, nous n’y découvrons jamais les
manières de penser le rapport à soi et aux autres. L’objet
sociologique n’est donc pas le corps mais les acteurs qui
le mobilisent» (Duret, Roussel, 2005, p.5). S’il est évident
qu’une étude du corps dansant passe par celle de ses acteurs
– doit-on entendre par-là danseurs, chorégraphes ou maîtres
de ballet qui modèlent le corps dansant? – il semble que sa
lecture permette d’explorer «les manières de penser le rapport
à soi et aux autres». Certes, le corps n’est que le moyen
de médiation, l’objet au sens antonyme de sujet, qui retranscrit
les savoirs qu’il a incorporés. Celui qui a le pouvoir sur
le corps c’est celui qui détient son savoir. C’est donc un
questionnement sur les danseurs mais aussi sur l’institution
qui les forme, produisant des corps dansant ayant incorporé
des normes socialement significatives. Interroger le corps
c’est aussi interroger sa théorisation, comment elle prend
forme, dans quel contexte. Il faudrait faire le lien entre
normes, institution et lois qui sont au cœur de la problématique
de l’analyse du corps comme élément de compréhension sociologique.
Elles sont une contrainte sociale du corps; «Pour la danse
dite classique, la loi est entièrement visible; comme le roi
soleil qui l’incarne, qui n’a rien d’un David. […] quand la
loi est écrite totalement, identique à sa trace, elle rend
inutile la pensée, car la pensée est une recherche de lois.
Et la danse, symbole de liberté de mouvement, tend alors vers
la simple exécution; pédagogie du corps, travaux d’embellissement,
de réhabilitation.» (Sibony, 1995, p.118)
La théorisation du corps dansant cubain va de paire avec la
création d’une Ecole Cubaine de Ballet. En 1948, Fernando
Alonso (danseur / chorégraphe), son épouse Alicia Alonso (danseuse
«étoile») et son frère Alberto Alonso (chorégraphe), décident
de quitter les Etats-Unis – où ils s’étaient expatriés pour
vivre de leur passion ce qui était impossible à l’époque à
Cuba – pour fonder la première compagnie professionnelle cubaine
de danse, la compagnie Alonso. Forts de leur expérience à
l’American Ballet Caravan, dirigé alors par Balanchine, ils
prennent conscience de l’impact culturel et social de la danse
dans la revendication d’une identité – ici nationale – particulière.
La compagnie Alonso devient dès 1959 le Ballet National de
Cuba (BNC), preuve que leur projet était à la hauteur de leurs
ambitions. Parallèlement, ils ouvrent en 1950 leur premier
centre de formation professionnelle; les danseurs cubains
font cruellement défaut à la compagnie (sur 50 danseurs, seuls
17 sont cubains) ce qui va à l’encontre de leur projet national,
celui d’adhérer à l’idéal identitaire de la Cubanidad [2]
et d’institutionnaliser un corps cubain dansant. Ce mouvement
sera pérennisé par l’avènement de l’idéologie révolutionnaire
et l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro qui assiéra ces structures
par leur nationalisation. La transmission d’une technique
de danse, mais également d’une manière de former les mouvements,
de s’approprier et d’utiliser la technique de base est alors
assurée par un cadre normatif. Elle est codifiée par Fernando
Alonso qui établit sa propre méthode à l’instar des plus grands
maîtres de ballet français ou russes. Cette théorisation d’un
corps cubain dansant n’est pas qu’un acte d’élargissement
de l’espace dédié à la pratique et à l’enseignement de la
danse classique. Il s’agit de la constitution d’un savoir
normalisant du corps et de ses modalités de transmission ancrées
dans une société qui prône l’existence d’une identité nationale
stable. F. Alonso fonde sa théorie sur le concept de «race
latine». Parallèlement à la Cubanidad, la pensée d’une «race
latine» – mais qui donc sont ces latins? – correspond à l’idéologie
révolutionnaire qui conçoit le peuple cubain dans une unité
qui transcende son métissage (lié à son histoire, aux migrations
espagnoles, africaines au temps de l’esclavage, américaines,
chinoises, russes, etc.) pourtant au cœur de son identité.
Le paradoxe est à son paroxysme: vantée comme une valeur fondamentale
de l’identité nationale, la mixité n’en est pas moins niée
par le processus d’uniformisation qui touche corps et corporéités
dansant. Le corps est le révélateur d’un climat social, bercé
des contradictions entre valeurs révolutionnaires et représentations
traditionnelles.
Pour mieux comprendre le fonctionnement du corps en mouvement,
F. Alonso se livre à des «expériences scientifiques» mêlant
pratique et observations. Il pose ainsi l’hypothèse d’un «corps
cubain» ayant deux caractéristiques physiologiques principales
: des muscles plus longs (qui peuvent par conséquent allier
plus facilement souplesse et prise de volume) et, chez les
femmes, une constitution particulière du bassin plus large
et plus laxe (permettant un travail plus «en-dehors»). Cette
vision «scientifique» [3]
donne naissance à un entraînement spécifique visant notamment
à augmenter la vitesse des tours, l’amplitude des sauts et
la rapidité des pieds tout en soulignant les particularités
physiques, techniques et artistiques de chaque sexe. Comme
le note Claude Bessy, ancienne directrice de l’Ecole de l’Opéra
National de Paris, «la technique du danseur est dans le saut,
celle de la danseuse dans les pointes» (Bessy, 1981, p.59).
Pas étonnant donc qu’Alonso retravaille l’apprentissage de
la danse classique dans ces deux directions. Cette théorisation
d’un corps cubain centrée sur une approche physiologique a
des répercussions sur l’organisation de l’enseignement technique;
par exemple, l’apprentissage de la maîtrise de la vitesse
des exercices d’équilibre (tours lents, moyens et rapides
travaillés en combinaison avec des exercices d’équilibre statiques,
comme attitude ou arabesque) est abordé bien plus tôt dans
la formation des jeunes danseurs que dans la méthode française
ou russe. Les exercices de batterie (fouettés, battements,
frappés) sont eux aussi très présents dès le début de la formation
afin d’accroître la rapidité d’exécution des mouvements de
jambes et de pieds et la hauteur des sauts.
On voit ici que la vision naturaliste du corps dansant influence
complètement l’apprentissage de la danse. Par naturaliste,
il faut entendre qui s’élabore à partir du biologique. Le
corps sert non seulement de point de départ à l’élaboration
d’une théorie esthétique via une pratique physique mais il
traduit aussi des impératifs sociaux qui conduisent à sa construction
réflexive. L’exercice conceptuel auquel s’est livré F. Alonso
traduit avant tout sa vision de l’agencement du corps dans
l’espace social et non une réalité scientifique. Ainsi, le
corps défini par F. Alonso ne marque pas tant l’adaptation
scénique d’une réalité biologique que l’expression d’un corps
fantasmé ancré dans son environnement social. Et quoi de plus
lié à l’articulation réalité biologique et corps fantasmé
que la question des rapports sociaux de sexe?
En effet, si la sociologie et l’anthropologie rappellent souvent
que le genre précède le sexe, c’est pour déconstruire le mécanisme
de rapport de domination qui tend à faire croire que la différence
biologique, anatomique, entre les hommes et les femmes justifie
la différenciation sociale des genres (alors qu’il ne s’agit
en réalité que d’une justification a posteriori) (Héritier,
1996; Bourdieu, 1998). La danse met à jour cette ambivalence
entre nature et social par son exploitation du corps biologique
mais aussi des représentations sociales spécifiques à l’homme
et à la femme. La danse classique, à grand renfort de codes
et de normes stricts, tend à formaliser le corps vers une
définition exemplaire de la masculinité ou virilité et de
la féminité. Ainsi, «La féminité ne renvoie pas au corps réel
de la femme, mais au corps idéal, véhiculé par les représentations
culturelles d’une société en général, d’un groupe social en
particulier.» (Detrez, 2002, p.150) Tout dans le ballet classique
est mis en œuvre pour marquer l’opposition entre ces idéaux
de corps féminin et corps masculin, y compris dans l’apprentissage
technique (C. Bessy, 1981). Du danseur on exigera puissance,
hauteur, rapidité et musculature saillante quand on exhortera
la danseuse à la grâce, la douceur, la tonicité et la joliesse
de ses lignes. C’est d’ailleurs cette exacerbation du genre
comme catégorie esthétique qui sera rejetée, entre autres
codes classiques, par la danse contemporaine à travers la
mise en scène de corps qui le trans-cendent. Cette revendication
d’une «hyper différenciation» des sexes reflète un système
sous-jacent de rapports sociaux qui en influence la représentation.
Au-delà de la définition des corps féminin ou masculin, ce
sont les codes de la féminité et de la virilité – spécifiques
à la danse classique ou plus largement à une société – qui
sont interrogés. Le genre, catégorie d’analyse et de hiérarchisation
sociale, transcende l’expression classique du corps dansant.
La figure de la danseuse renvoie à divers clichés ancrés dans
notre quotidien. La langue française par exemple se l’est
appropriée pour décrire une passion onéreuse voire un peu
folle, sans doute en échos au statut des danseuses de l’Opéra
de Paris du XIXème siècle souvent entretenues par de riches
bourgeois. D. Sibony propose une très belle analyse du terme
«danseuse» dont nous ne citerons que quelques lignes: «La
danseuse serait donc cette bouffée de jouissance qui aide
à vivre les gens sérieux, mais qui aussi les confronte à la
vanité de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font d’ordinaire, de
leur fonction reconnue» (Sibony, 1995, p.17).
Le corps dansant cubain porte les stigmates d’une organisation
sociale et d’une hiérarchisation dans lesquelles l’identité
sexuée (et sexuelle) est un facteur prédominant. La définition
d’une anatomie féminine [4]
à l’élasticité du bassin particulière, aux degrés de rotation
de l’articulation au niveau de l’insertion de l’os iliaque
plus élevés qu’à l’accoutumée permettant l’acquisition d’une
plus grande fluidité technique, tend à (re)créer l’image de
la danseuse idéale – et par-là même de la Femme Idéale. Ce
travail de création a pour point de départ le corps, un corps
qui retranscrit à différents degrés, par divers biais, des
attentes qui débordent le cadre artistique. Le corps de la
ballerine offre deux niveaux de lecture: celui des savoirs
techniques qu’il a incorporés et celui des exigences artistiques
auxquelles il répond. L’utilisation de l’«en-dehors» est un
point d’analyse privilégié qui dévoile à lui seul une grande
part du mécanisme social qui accompagne la mise en scène du
corps. «Le classique serait tout ‘en extérieur’, grâce et
légèreté, exprimant un sens donné, mythique, idéal forcément.»
(Sibony, 1995, p.235) Les injonctions à diriger tout le corps
vers le public sont nombreuses, citons en une parmi d’autres:
«On ne peut danser avec élégance sans être tourné «en-dehors»,
depuis la hanche jusqu’au pied» (Bessy, 1981, p.29). L’«en-dehors»
est sensé donner l’impression que la danseuse sort de son
corps, augmentant sa présence scénique. Rappelons que l’«en-dehors»
était originellement un code de bienséance qui permettait
aux danseurs de se présenter toujours face au roi et à sa
cour dans des théâtres d’architecture italienne. Aujourd’hui
poussée à l’extrême – bien au-delà des capacités «normales»
du corps humain – l’exigence de l’«en-dehors» est teintée
d’érotisme. D’une part, elle est synonyme de maîtrise et de
violence, une violence concrète qui malmène le corps – l’articulation
de la hanche n’est pas prévue pour tenir cette posture ce
qui entraîne souvent chez les danseu-rs/-ses de graves répercussions
sur les lombaires, les hanches et les genoux – mais elle assure
d’autre part la représentation d’un corps offert au spectateur,
tourné vers lui. Les positions «en-dehors» sont appelées positions
«ouvertes» par opposition aux positions en parallèle, dites
«fermées». Cette ouverture doit impérativement partir de la
hanche, nous l’avons vu, et non des genoux ou des chevilles
uniquement. C’est le bassin qui est «ouvert», la connotation
sexuelle paraît évidente. L’«en-dehors» invite donc à questionner
le paradoxe incarné par le corps de la danseuse; à la fois
femme offerte et source de désir, elle contrôle et rejette
ce qu’elle fait naître par la droiture de sa posture, son
maintien et sa verticalité corporelle (largement aidée, nous
le verrons par les «artifices» que sont les pointes et le
tutu). Mais la ballerine contrôle-t-elle réellement ce corps
dansant qu’elle incarne ou les codes auxquels elle se plie,
et qui pourtant lui échappent, sont-ils au-delà de la danse?
Le ballet classique est construit sur une image paradoxale
de la féminité – comme beaucoup de sociétés occidentales –
dont les attributs peuvent se résumer à quelques mots: attirance
et inaccessibilité, sensualité et virginité, exubérance et
pudeur. Le ballet cubain est assez spécifique à ce sujet car
la sensualité est une qualité féminine incontournable dans
l’imaginaire collectif qui doit prendre place dans la mise
en scène de sa corporéité, quelle qu’elle soit. Ce qui est
traditionnellement évoqué à demi-mots, implicitement entendu
mais clairement retenu, devient un élément central du travail
corporel. Dans le ballet classique rien, dans l’utilisation
faite du corps, ne tend à susciter volontairement un émoi
érotique, comme le rappelle P. Verrièle dans La muse de mauvaise
réputation: «Les chorégraphes ne créent pas d’œuvre qui soit
délibérément érotique, les danseurs n’interprètent pas leurs
danses en mettant en valeur leur capacité à susciter l’excitation
de la libido des spectateurs» (Verrièle, 2006; p.18). Et pourtant:
«Le désir, passe par le corps dansant pour rejaillir, pour
s’éclairer, à chacun de ses pas; se mettre en lumière.» (Sibony,
1995, p.115) «Le premier paradoxe est là» (Verrièle, 2006 ;
p.18).
L’Ecole Cubaine revendique l’expression d’une sensualité féminine
latine. Cette dernière ne passe pas que par des aspects techniques
de la maîtrise du corps – comme le travail de l’«en-dehors»
déjà évoqué ou celui de la verticalité – mais aussi par des
intentions, une corporéité en accord avec l’imaginaire du
féminin. Ainsi, au travail du «corps outil», s’ajoute un usage
du «corps matière». Le langage chorégraphique du ballet cubain,
bien que classique, s’enrichit de pas et de techniques folkloriques.
Le ballet cubain puise beaucoup dans son héritage culturel
fondé sur le syncrétisme entre cultures hispanique et africaine.
Les danses populaires sont très abondantes, mélangeant influences
espagnoles (danse Zapateo, rondes infantiles), africaines
(danses des orishas, Congas, Lurumi, Carabali) mais aussi
françaises (danses créoles, danses de salon, contredanse).
Ce vocabulaire folklorique n’est pas qu’utilisé pour la richesse
des pas qu’il propose; il inspire également une manière de
former les mouvements, marquée par un degré d’engagement du
corps bien différent de celui du ballet classique. La mobilisation
du buste et du bassin, même si elle respecte les techniques
classiques, est accentuée et reproduit les fonctions sociales
traditionnelles des danses folkloriques souvent associées
à des temps spécifiques de la vie communautaire (mariage,
funérailles, fêtes religieuses, etc.). Dans ces danses, les
«rôles» des hommes et des femmes sont bien distincts et lorsqu’il
s’agit de l’héritage africain ou en lien avec la religion
Santera – syncrétisme des religions chrétiennes et des cultes
traditionnels africains – le vocabulaire chorégraphie privilégie
chez les femmes des mouvements mettant en avant les attributs
de leur féminité (associés aux marqueurs sexuels primaires
et secondaires) c’est-à-dire poitrine, hanches, fesses et
bassin. Dans le ballet classique la mobilité de ces parties
du corps est totalement inhibée. Si le bassin doit être «ouvert»,
il doit toujours rester immobile. Les mouvements de jambe
par exemple ne sont pas conduits par lui mais par le bout
de pied, il faut tenir son bassin dans une position d’alignement
avec la colonne vertébrale et gommer la cambrure des reins
bien que le costume les mette en valeur. Bien entendu la «fantaisie»
de ces mouvements dans le ballet cubain n’est pas forcément
évidente pour un regard néophyte mais elle est bien présente
et marque une de ses particularités aux yeux des spécialistes.
L’injonction à la féminité correspond aussi à un engagement
du corps, au respect de la «ligne», à la capacité d’insuffler
du «sentiment» au mouvement, de faire «respirer» les ports
de bras. La souplesse, la capacité à tenir fermement sur les
pointes – ce qui implique d’être dans le sol tout en mettant
suffisamment de puissance pour donner cette impression de
légèreté et de suspension – ne résument pas l’expression chorégraphique
de la féminité. Des qualités artistiques qui font échos aux
qualités présupposées féminines entrent elles aussi en jeu
et font de la danseuse «idéale» un subtil modèle de complexité.
Le corps de la danseuse s’efface face à tout ce qu’elle symbolise.
Comme le rappelle P. Verrièle, le corps dansant laisse place
aux significations sociales qu’il incarne: «La danseuse signifie
la danse et le costume de la danseuse signifie la danseuse.
La partie vaut pour le tout. Parfaite métonymie. Il y a la
ligne, le costume et la pointe. Le tout concentré dans une
femme plus vraiment humaine mais dont le mouvement mécanique
et giratoire assure à la fois la fascination et l’absence
de danger pour l’homme qui regardera. […] Il s’agit de rendre
la femme artificielle en façonnant son corps comme celui de
la poupée. La différence n’est pas si grande avec le fantasme
de la ballerine. Philippe Perrot reprend: «Ventre comprimé
et flanc creusés ne font pas seulement saillir des seins trompeurs
et rebondir une croupe factice; ils handicapent aussi le corps,
l’écorchent et le mutilent au point de le réduire à une passivité,
à une fragilité, voire à une frigidité qui constitue bien
une manière de gage, d’apaisement contre l’anxiété que susciteraient
chez l’homme l’activité, la force et le désir. On ne peut
pas comprendre la fonction fétichiste du tutu et de la pointe
si l’on ne les compare pas avec cette fonction «sociale» du
corset.» (Verrièle, 2006, p.181) Interroger le corps, c’est
aussi interroger des éléments qui accompagnent sa mise en
scène. Ici, deux «accessoires» semblent indissociables de
l’image de la ballerine: le tutu et les chaussons de pointe.
La question de la violence, de la contrainte du corps ressurgit
dans les outils de sa mise en valeur. La mise en scène du
corps féminin dans le ballet classique fonctionne, nous l’avons
vu, sur un paradoxe qui ne cesse de se répéter à divers niveaux,
contraignant le corps féminin à des impératifs qui le malmènent
pour en tirer l’image la plus érotique et pourtant inaccessible,
ne serait-ce pas d’ailleurs pour cela qu’il est source de
désir?
Sur scène, la dimension théâtrale fait entrer tous les codes
que nous avons évoqués dans un mode de représentation spectaculaire.
Prenons l’exemple du ballet Don Quichotte qui s’inscrit dans
la tradition cubaine par sa thématique hispanisante et par
les schémas sociaux qu’il met en scène. D’autre part, il propose
une construction fort intéressante qui introduit, dans son
argument «réaliste», un acte consacré à la rêverie et au monde
fantastique peuplé d’êtres délétères – et féminins. Le Don
Quichotte du BNC, ballet en trois actes, est une adaptation
de la version originale de Marius Petipa (créée entre 1869
et 1871) revue par Alexandre Gorski en 1900. Comme toujours
pour le BNC, c’est Alicia Alonso qui signe cette œuvre aidée
de Marta Garcia et Maria Elena Llorente. A. Alonso insiste
sur le fait qu’il aura fallu près de 40 ans pour donner naissance
à la version actuelle de ce Quichotte. Les personnages de
Don Quichotte et Sancho Panza ne servent ici que de prétexte
au récit des amours contrariées de deux jeunes gens, Kitri,
promise par son père au riche bourgeois Gamache et Basilio,
jeune barbier sans le sous (ce qui ne représente qu’un court
extrait de l’œuvre de Cervantès). Le corps dansant raconte
l’amour, la jeunesse, l’innocence – perdue –, la révolte,
la séduction, le désir, etc. Des jeunes gens pleins de vie,
d’allégresse et de fraîcheur sont prêts à tout pour s’unir
et officialiser leur amour. Quoi de plus romantique d’autant
que dans ce ballet – cas assez rare – tout est bien qui finit
bien! Le dialogue des corps féminin et masculin est un leitmotiv
constant. Mise en scène de désirs comblés ou non, histoires
d’amour parfois impossibles se succèdent. Dans pareil contexte,
le corps dansant réfère immédiatement à sa nature biologique
et sociale d’homme ou de femme. Le pas de deux peut se lire
comme l’expression de cette différenciation sexuée. Il symbolise
le dialogue amoureux et, par l’usage de codes chorégraphiques
précis, il tend à mettre en valeur les qualités des étoiles
qui l’interprètent; ainsi le spectateur peut admirer comme
chacun respecte et maîtrise les codes qui lui sont attribués
en fonction de son sexe. Le pas de deux est constitué d’un
adage, partie lente composée mouvements amples dansées à deux,
de deux variations, celle du danseur puis celle de la danseuse
et d’une coda, morceau de bravoure où chacun exprime sa maestria
en valorisant ses spécificités techniques – sauts pour le
danseur, tours et équilibres sur pointes pour la danseuse
– tout en se livrant à une danse de séduction qui se termine
par une pose où l’homme tient enfin la femme convoitée dans
ses bras.
Les danseuses – qui tiennent plus de la moitié des rôles –
interprètent des personnages féminins classiques et stéréotypés:
l’héroïne pure, belle et radieuse (Kitri), la gitane indépendante,
hautaine et inaccessible (Mercédès), la femme idéale puisque
imaginaire (Dulcinée). Il en va de même pour les personnages
masculins et le spectateur se retrouve face à une société
dont il peut facilement identifier les codes tant les traits
sont grossis. Cependant ce qui est intéressant dans Don Quichotte
c’est l’incarnation par des femmes des êtres fantastiques,
les dryades, leur reine et Cupidon. Le corps de ballet interprète
souvent dans les ballets romantiques ces personnages fantomatiques
qui en ont fait la réputation (pensons à Giselle, Le lac des
cygnes, La Sylphide, etc.). Le corps féminin est à nouveau
renvoyé à son image paradoxale, mythique et idéale à travers
son lien au surnaturel. Les corps prennent alors d’autres
postures que celles de la féminité vivante et réelle, et se
meuvent avec délicatesse dans des petits mouvements légers
et maniérés (par exemple le pas de «petite menée» exécuté
sur pointes et qui donne l’impression que les danseuses se
déplacent en flottant). La représentation de Cupidon est elle
bien loin de la vision habituelle de ce dieu romain, le plus
souvent représenté sous les traits d’un jeune homme ou d’un
chérubin joufflu et potelé. L’univers du rêve et de l’amour
est donc le monde de la féminité. L’est-il parce qu’il émane
de la rêverie d’un homme, Don Quichotte? Quoiqu’il soit le
corps féminin incarne une inquiétante étrangeté en lien avec
le fantasme. Le corps devient objet de fantasme qui suscite
le désir tant il séduit. Si l’appréhension du corps comme
élément d’analyse sociologique pousse à une interprétation
des mouvements et attitudes corporels, il ne faut pas oublier
l’importance du costume. La mise en lumière des corps par
les costumes apporte une autre dimension aux codes chorégraphiques
et notamment en termes de séduction. Revenons sur la symbolique
du tutu et des pointes. Dans la mise en scène du corps, le
tutu est un élément essentiel qui prolonge le corps et revêt
diverses significations. Il est clair que ce code vestimentaire
reprend les symboles traditionnels de la représentation de
la féminité en laissant paraître des corps aux formes moulés
par des couleurs chatoyantes, des tissus pailletés et autres
froufrous délicats. Le «corps de tutu», car c’est ainsi qu’est
désigné la partie du tutu qui habille le buste, bien qu’il
soit aujourd’hui réalisé dans des matières extensibles et
plutôt confortables, donne l’impression d’enserrer la taille
et la poitrine comme un corset. Il ne modifie donc pas tant
la ligne des danseuses – qui doivent se charger seules de
faire correspondre leur corps aux exigences drastiques du
ballet classique – mais révèle aux spectateurs leur perfection.
Si le tutu court est adopté fin XIXème, au prétexte de laisser
admirer plus facilement le jeu de jambes des danseuses et
leur «en-dehors», son emploi marque parfois une volonté narrative.
Dans Don Quichotte Kitri n’apparaît en tutu court qu’à la
fin du ballet, lorsqu’elle arbore sa robe de mariée pour épouser
son doux Basilio, comme si enfin, son corps avait été offert
à son fiancé. Ainsi un message social – en accord avec la
société espagnole très religieuse représentée dans ce ballet
– se glisse subtilement dans la mise en scène du corps et
symbolise un «passage à l’acte», l’autorisation pour ces jeunes
amoureux de consommer leur union. Une fois de plus, le corps
féminin apparaît soumis à diverses contraintes qui le modifient
tout en répondant à des schémas normatifs, aux lois sociales.
Le corps dansant exprime une réalité sociale et/ou un imaginaire
ancrés dans un système normé de création artistique et de
réflexion. Il est possible comme nous venons de le faire,
à partir du corps cubain dansant théorisé par les créateurs
du Ballet National de Cuba, de questionner le champ des rapports
sociaux de sexe dans un contexte donné. Le corps, unité complexe
d’analyse, entre au cœur de cette recherche; sa théorisation
axée sur l’opposition féminin/masculin, transmise par un mode
d’apprentissage sexué différencié, la représentation scénique
d’un corps réel en mouvement et d’un imaginaire incorporé,
la corporéité codifiée qui interroge explicitement les normes
sociales auxquelles elle répond (ou pas), sont autant d’utilisations
faites du corps qui permettent de l’interroger comme élément
de mesure qualitative. Le corps est alors un outil d’analyse
sociologique à part entière des rapports sociaux de sexe.
A travers l’étude de la transmission de la danse classique
au Ballet National de Cuba et celle d’une œuvre représentative
comme le ballet Don Quichotte, nous voyons se dessiner un
corps théorique, qui puise son essence dans l’échange d’expériences
corporelles et de constructions spectaculaires, construit
sur des différences genrées qu’il nous aide à appréhender.
Notes
1] Telle que l’a décrite
Nathalie Heinich dans L’Epreuve de la grandeur, La Découverte,
1999.
2] Ce terme peut être traduit
littéralement par «Cubanité». Etudié par Marie Morukian, ce
terme hérité du 19ème siècle a pris une importance considérable
dans l’expression de l’identité nationale. Déterminant aussi
bien les coutumes, la langue, la culture spécifiquement cubaine
que le sentiment d’appartenance à un peuple métissé mais uni
autour de mêmes valeurs, la Cubanidad a été popularisée par
la révolution.
3] Les guillemets, dans ce
paragraphe, marquent toute notre perplexité quant à la validité
scientifique des études menées par Alonso qui ne semblent
pas très orthodoxes! Le seul terme de «race» fait débat et
l’on peut se questionner sur le sérieux et la rigueur scientifique
du cadre dans lequel ces études ont été réalisées.
4] Nous interrogeons ici
avant tous les codes d’un corps féminin et de la féminité,
car l’histoire de la danse classique les a toujours placés
au centre de l’art du ballet, mais nous pourrions procéder
de même dans la définition d’un corps masculin, et des codes
de la virilité.
Bibliographie
ADAIR Christy, 1992, Women and Dance, Sylphs and Sirens, Coll.
Women in Society, MacMillan, London, 283 p.
ALONSO Alicia, 1986, Dialogos con la danza, Coédition de Editorial
Oceano de Mexico et Cubarte, Mexico, 365 p.
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