Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (sous la direction de)
M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009
LE MODÈLE DU CORPS EN DANSE CLASSIQUE COMME PRESCRITION MATHÉMATIQUE: SURVALORISATION ET DÉPLACEMENTS
Biliana Vassileva Fouilhoux
bilianapakbiliana@yahoo.fr
Docteur en Arts du spectacle,
La Sorbonne Nouvelle, Université de Paris III, ATER en Danse,
Université de Picardie, Amiens.
Introduction
Nous proposons d'examiner les différentes dimensions singulières
du modèle du corps comme prescription mathématique dans l'enseignement
de la danse classique ainsi que dans le domaine de création
chorégraphique. Après une perspective socio-historique, nous
avons choisi le cas particulier du travail du chorégraphe
américain William Forsythe, reconnu pour son apport dans le
renouvellement des codes esthétiques classique [1].
En effet, dans le domaine de la danse, le modèle du corps
comme prescription mathématique est indispensable dans l'acquisition
de coordinations spécialisées. Ce modèle géométrique et harmonieux
est souvent inscrit dans une opposition technique acquise
à un sens artistique inné. Questionner le modèle du corps
comme prescription mathématique dans le domaine de la danse,
c'est mener une critique de son économie de production, de
sa politique intérieure (du gouvernement de son propre corps
à celui des spectateurs), de ses conditions d'exposition et
de réception, de ses processus de création, et plus encore
de la formation de ses artistes. Ces questions déjà abordés
dans le monde de la danse contemporaine restent occultes pour
la pratique de danse classique. Aussi, la question qui a conduit
notre recherche est celle du modèle du corps en danse classique,
plus précisément la survalorisation de la prescription mathématique
dans un esprit de perfectionnement.
La prescription mathématique dans la formation d'un
corps «docile»
La valeur donnée à la prescription mathématique dans la formation
des professionnels du métier de la danse classique, des corps
techniciens spécialisés les plus aptes à trouver du travail
sur le marché d'art chorégraphique, est souvent accompagnée
par la nécessité d'une formation continue et d'un entraînement
perpétuel.
Même un chorégraphe comme William Forsythe, qui questionne
les conventions de la danse classique et opère une politique
de déconstruction de celles-ci, affirme qu’une forme particulière
d'intelligence corporelle, laquelle peut instruire l’esprit
autant que l’esprit peut instruire le corps, vient chez le
jeune danseur comme le résultat d’une pratique très intensive
de la danse: «L’entraînement. L’entraînement. Tout type d’entraînement
physique possible et imaginable. Je fais de la danse classique
depuis de nombreuses années. Je danse depuis l’âge de trois
ans.» [2]
Chaque technique corporelle propose implicitement la construction
d’une certaine corporéité [3].
Dans le domaine de la danse certains aspects du mouvement
comme le travail avec le poids, la maîtrise de la respiration,
l'élaboration des coordinations spécialisées sont objet d'attention
particulière. C'est par des efforts physiques quotidiens qu'on
construit le modèle académique, disciplinaire et soucieux
d'efficacité et de rentabilité et c'est sur ce modèle que
se pense encore aujourd'hui la formation professionnelle en
danse classique. Ainsi, l'enseignement professionnel en danse
classique repose-t-il sur la philosophie spontanée d'une idéologie
compétitive du corps outil et des impératifs d'efficacité
et sur la raison du système selon lequel le danseur doit répondre
aux besoins du marché chorégraphique.
Dans une perspective sociologique il est important de comprendre
le rôle de la survalorisation de la prescription mathématique
dans l'apprentissage de la danse classique en le rattachant
à sa genèse sociale et historique.
Les manières de transmettre l'art de danse classique et l'objet
de cette transmission ont une histoire: un savoir technique
s'est peu à peu constitué au fil des siècles au sein d'un
champ de la danse sans cesse en évolution, en fonction par
exemples d'enjeux pédagogiques et académiques (codification
de la danse classique, création de l'académie de la danse,
du métier de maître à danser, etc.), enjeux politiques (le
rôle des ballets de cour dans la représentation du pouvoir
royal par exemple) et sociaux (l'enseignement de la danse
dans le milieu scolaire, les zones «sensibles», etc.). La
pratique de la danse, en tant que technique du corps, dans
laquelle le corps est moyen et sujet technique pour reprendre
la définition de Marcel Mauss, pose le problèmes de l'apprentissage
d'un savoir pratique. Il s'agit de saisir des pratiques et
des modes de connaissances, en observant la valeur donnée
à la prescription mathématique qui se transforme selon les
contextes sociaux, politiques et économiques. Dans cette pratique
particulière le corps est institué en savoir formel et codifié.
La danse classique s'est formalisée à partir du XVIème siècle,
son langage étant codifié et conservé dans des traités.
Les origines de la valorisation de la prescription
mathématique
Les origines du ballet occidental viennent d'un substrat de
danses collectives (caroles, bransles), de danses de couples
(gaillarde, volte), de fêtes civiles et religieuses, paysannes
et nobles. L'évolution de cette nouvelle forme théâtrale –
le ballet classique est étroitement lié au développement des
cours princières et l'urbanisation de la Renaissance en Italie,
France, Espagne et Russie. De nombreux traités théoriques
vont décrire, répertorier et diffuser l'évolution de la technique
corporelle, prenant d'abord en compte postures et pas comme
la première notation chorégraphique, proposée par Raoul Feuillet
en 1669, qui consiste en la description schématique des pas,
de la direction de la marche et de la succession des figures.
L'Académie royale de danse est fondée en 1661 sous la responsabilité
de Pierre Beauchamp, maître de danser du roi, chargé de fixer
les règles de cet art nouveau. Beauchamp organise un système
de mouvements cohérent visant à une danse abstraite, fondé
sur la position «en dehors», posture particulière où les pointes
de pieds sont orientées vers l'extérieur, dans un mouvement
de rotation externe partant de la hanche et sollicitant toute
la jambe. L'en dehors permet de «dégager» la jambe, de sauter
et de tourner dans toutes les directions avec vitesse et aplomb.
Il se décline en cinq positions fondamentales des pieds, auxquelles
correspondent cinq positions des bras [4].
L’acquisition de l’en-dehors et des cinq positions, ainsi
que la technique qui se développe, exigeant des entraînements
de plus en plus spécialisés, complexes et précis, appelle
la création d'une école de danse à l'Opéra. Elle est fondée
par Louis XIV en 1713.
Les professeurs actuels se réfèrent toujours à ce langage
et peuvent le transmettre quasiment à l'identique, d'une école
à une autre et quel que soit le pays où se déroule cet apprentissage.
Les élèves acquièrent les formes gestuelles classiques par
la répétition des mêmes exercices. L'effort physique sert
à améliorer le mouvement, préciser, le «normaliser» en fonction
des règles esthétiques de la danse classique.
Pour comprendre le rôle de la prescription mathématique pédagogique
dans ce travail correctif de «perfectionnement» il faut reconstruire
dans une approche socio-historique la logique et les transformations
des principes esthétiques et éthiques à l'œuvre dans la technique
classique. Le modèle du corps classique trouve ses origines
dans les changements politico-sociaux, essentiellement entre
le 16ème et le 18ème siècle, amenant à un auto-contrôle progressif
de soi et à l'élaboration d'un modèle de comportement, celui
de la courtoisie puis de la civilité.
La valeur de la prescription mathématique dans le
modèle noble du corps classique
L’auto-contrainte et le contrôle de soi nécessitent un entraînement
et des exercices spécifiques pour les groupes sociaux qui
font de ces normes leur manières d’être. Les ballets de cour
sont l'un des «terrains» de cette éducation. Avec la centralisation
de l'état monarchique, le ballet de cour devient une cérémonie
d'adulation de la personne du roi. L'image du pouvoir nécessite
une grammaire gestuelle, un corps et des chorégraphies de
plus en plus maîtrisées, ordonnées, symbolisant l'équilibre
et la centralité, la symétrie et l'ordre.
Le modèle noble du corps classique a aussi lié avec les conceptions
philosophiques et scientifiques de cette époque: il s'agit
d'un corps-machine à régler, à dominer, à rendre plus performant
et dont l'éducation implique des valeurs éthiques spécifiques
comme le goût de l'effort, la volonté, la rigueur, l'exigence.
Le rôle de la prescription mathématique physique dans les
dispositions cognitives et motrices à partir desquelles s'organise
l'enseignement de la technique de la danse classique est énorme.
L’organisation des exercices, les temporalités peu variables
du cours, les corrections – tout passe par une dépense physique
considérable. Le mode de transmission de la danse classique
est corrélé à une éthique du travail et de l'effort, du «dépassement
de soi» générant un rapport critique vis à vis de soi ainsi
que du travail d'autrui.
A l’époque baroque la danse classique connait un vocabulaire
d’une grande complexité et d’une grande finesse : une interprétation
se juge sur la combinaison des pas choisis, l'expressivité
de l'interprète, la musicalité d'exécution, la vivacité de
prise des temps. La prescription mathématique répond aux besoins
de ne pas se laisser emporter par l'élan ni d’avoir un parcours
trop timoré. La technique est la juste mesure de nombreuses
exigences.
Au début du romantisme à l’écoute profonde les éléments et
de leur imprégnation dans le cœur et le corps, les parcours
se sont élargis. La technique de pointes est introduite à
partir de 1813 par Mlle Gosselin qui se tient en équilibre
sur la pointe du pied afin de limiter à peine perceptible
le contact antre la danseuse et le sol. L’envie de «plus grand,
plus haut» dans le corps commence à poindre à la fin du XVIIIe
siècle et prend son essor. L’effort de sculpter le corps aboutit
à l’apparition des appareils: «On vit apparaître divers instruments
pour forcer les jambes, les doigts et tout ce qu'on voulait!»
[5].
La barre devient omniprésente dans la salle de danse. Si au
début elle est là surtout pour aider les danseurs fatigués
ou malades (dans les cours d’August Bournonville, chorégraphe
et maître de ballet danois), par la suite elle devient ce
qu'elle est de nos jours: le symbole même de la danse classique
et sa rigueur, ses exercices répétés quotidiennement.
Le début d'une forte valorisation de la prescription mathématique
dans la formation du danseur classique est lié aussi à une
multitude de changements socio-culturels des modes de relations
entre les gens et des modèles du corps humain. Le modèle du
corps humain commence à se modifier déjà à la fin du XVème
siècle avec la naissance de la manufacture qui conduit à une
rationalisation du corps. Son fonctionnement, sa gestuelle
devient de plus en plus précis. L'employé en manufacture doit
maîtriser ses gestes standardisés, mesurés et mécanisés [6].
Durant cette période le temps lui aussi se mécanise, c’est
le moment où on va préciser le temps, où l’on va construire
des pendules mécaniques. Dans les cours de danse classique
apparaît le métronome. Cet instrument particulier permet au
danseur de perfectionner son approche du tempo d'exécution
des pas. Par la répétition des formules rythmiques sont déterminées
et reconnues par le corps des danseurs. A partir de ce point
de repère, mesuré au chronomètre, le danseur doit construire
une mémoire infaillible «métronomiquement», dont Wilfrid Piollet
donne une illustration avec ce souvenir de son expérience
professionnelle: «Lors des répétitions de la chorégraphie
d'une pièce d’Erik Satie pour des enfants Menus propos enfantins
et autres morceaux à l'Opéra Comique en 1979, j'ai pu faire
l'expérience de cette mémoire du corps : pendant les sept
répétitions précédant le spectacle, les enfants s'accompagnaient
à tour de rôle avec un tambourin sur un appui métronomique,
en studio, et par la suite en scène avec le décor, ils mettaient
toujours 9’30 pour exécuter cette pièce.»
[7]
Elle remarque que cette mémoire du corps, conditionnée «métronomiquement»
s’avère plus immuable que celle des musiciens qui accompagnent
les jeunes danseurs. Le chef de chant, chronométré par les
soins de la danseuse étoile, lui variait ses interprétations,
en studio puis en scène, à son grand étonnement, de 7’30 à
10.
Si le métronome est un instrument précieux par sa précision,
cette précision elle-même constitue un danger. Chailley Challan
souligne que les indications métronomiques doivent donc être
prises comme indications destinées à éviter des erreurs grossières,
mais non comme des injonctions tyranniques: «Il n'est pas
vrai en effet que la musique s'exécute d'un bout à l'autre
avec une précision arithmétrique: la musique possède des inflexions,
des appuis rythmiques, des élans mélodiques, qui exigent de
l'interprète de savoir «respirer» avec elle. Certaines phrases
ont besoin d'avancer, d'autre demandent à être retenues, sans
que le tempo change réellement. Si l'on exempte certains morceaux
de caractère rythmique spécial (mouvement perpétuels, scherzos,
etc.), une musique exécutée d'un bout à l'autre conformément
aux injonctions du métronome sera une musique sans vie.» [8]
La valeur de la prescription mathématique en termes
de performance dans la construction des modèles idéologiques
du corps
A partir du XIX siècle on passe de la manufacture à l’usine,
c'est-à-dire d’une structure optimisée, en terme de rendement,
à une structure dans laquelle le rendement devient obsessionnel.
La capitalisme va devenir l'idéologie dominante. Dans l'école
on crée le certificat d'études primaires, les classes sont
hiérarchisées, on donne des limites d'âge. C’est l'explosion
des gymnastiques rationnelles de l'éducation physique. La
logique de gain de temps voit jour et perdure encore aujourd'hui
[9].
La danse se conçoit davantage en terme de production, de rendement,
de prestation physique de haut niveau. Comme Nijinski beaucoup
de danseurs du début du XXème siècle sont loués pour leur
prouesses physiques. La danse devient un spectacle où il s’agit
de réaliser des performances. La richesse baroque de la danse
classique mariée à l'envie de performance apporte de nouvelles
exigences pour le corps: vitesse et hauteur des jambes, complexité
de construction des pas rapides, un travail très détaillé
du rythme.
En Union soviétique, Staline, arrivé au pouvoir en 1924, pressent
l’utilité de discipliner les corps et de les tenir sous contrôle,
et encourage le développement du ballet soviétique aux sujets
inspirés de l’idéologie narrative. La discipline d'entraînement,
proche de celle des sportifs, que l'on ne trouve guère dans
les ballets occidentaux, produit des envolées et des portés
spectaculaires, mais limite gravement la circulation des idées
et des pratiques artistiques. La créativité des danseurs et
des chorégraphes est entravée. Les écoles de ballet dans les
«pays-frères» (Cuba, Roumanie, Bulgarie...), encadrées sur
le modèle soviétique, forment de bons techniciens, mais suite
à la survalorisation des prouesses physiques et l’interdiction
d'une réflexion artistique libre, aucun grand chorégraphe
n'émerge.
De l’autre côté de l’Atlantique, Balanchine, référence incontournable
dans le ballet classique du XXe siècle, est à l'origine de
la survalorisation de la prescription mathématique dans la
construction d'un modèle de corps de danseur classique américain.
George Balanchine (1904-1983), d’origine géorgienne, immigre
aux Etats-Unis dans les années 30 et crée The School of American
Ballet ainsi que le New York City Ballet. Il impose un nouveau
style de ballet, athlétique et syncopé, chargé d’emprunts
à la danse moderne américaine et au jazz. Dans ses chorégraphies
abstraites, sans histoire ni personnages, Balanchine cherche
à transposer les formes musicales en formes chorégraphiques
par des jeux de symétrie, d’alternance et de contrastes de
thèmes de pas classiques ajustés à la partition. Dans son
approche de la danse classique Balanchine abolit l’anecdote
qui soutient les ballets narratifs et considère la partition
musicale comme point de départ de chaque mouvement.
Une des idées de Balanchine influence profondément le monde
du ballet classique: la construction formelle des ballets
où les tracés géométriques des lignes et des diagonales de
danseurs se pénètrent et se combinent pour renouveler l’art
de la danse classique. Le travail poussé sur la mécanique
du code classique [10],
est un des principes fondamentaux de l’œuvre de Balancine,
qui n’hésite pas à accélérer les pas classiques d’une manière
vertigineuse ou à ouvrir à l’extrême toutes les articulations
et lignes du corps: «Il avait reconnu le fait caractéristique
du rythme new-yorkais, symbolisé par l'athlétisme, la vitesse,
l'énergie extravertie, le dynamisme casse-cou, syncopé et
asymétrique... Il a demandé à ses danseurs d'aller plus vite
avec plus de pas dans des séquences plus serrées.» [11]
Cette mécanique de la danse fait partie intégrante de la formation
des danseurs de l’école et de la troupe de Balanchine. Le
corps dansant soumis aux lois de la géométrie et de la gravité
est, selon lui, d'abord et surtout un corps virtuose: «Je
ne suis pas intéressé par des danseuses qui veulent montrer
leurs âmes; l'âme est difficile à voir.» [12]
Pragmatique, il demande à ses danseurs de se concentrer sur
l'effort de reproduire les formes enseignées et surtout ne
pas réfléchir pendant ses cours: «Ne me demandez pas pourquoi
cela doit être fait ainsi, ne réfléchissez pas, faites-le.»
[13]
Les danseurs dans l’école de Balanchine sont des instruments
dociles dont l’entraînement forcené permet de pousser plus
loin les distorsion du vocabulaire classique. La valeur de
cette prescription géométrique physique spécifique, puisque
conditionnée par les exigences du maître, est confirmée par
l’apparition d’une nouvelle race de danseuses au style plus
glamour que romantique. Les «merveilleux oiseaux glacés de
Mister B» ont des jambes et un cou longs, elles sont fortes
et habiles. Par rapport à ce modèle du corps classique, Kirstein
remarque: «Balanchine a créé, à partir du style académique
russe un nouveau style américain, de même que Marius Petipa
avait, au XIX siècle, forgé le style académique russe à partir
de la danse française... Il ne s'agit pas de faire de chauvinisme
en parlant de style national, mais il est évident que la complexion
physique de nos danseurs et la destinée de notre peuple engendrent
un répertoire très différent de celui en Europe.» [14]
Balanchine se sert de la virtuosité du danseur pour transformer
directement le son en mouvement visible et conçoit le ballet
comme une visualisation de la musique: «une géométrie subtile
d’une beauté toute platonicienne dynamisée par une virtuosité
inventive, épousant la partition, et se fondant en elle comme
dans le café au lait.» [15]
La survalorisation de la prescription mathématique combinée
à une vision du corps du danseur comme instrument docile est
très rarement questionnée dans le monde du ballet classique.
La réflexion sur son rôle est conduite surtout par des artistes
en activité qui interrogent les rapports entre leur formation
initiale et leur pratique professionnelle, ainsi que les collisions
entre leurs créations et la formation du regard du spectateur.
Nous nous arrêtons sur le cas particulier du chorégraphe américain
William Forsythe qui remet en cause la foi sur la productivité
artistique qui passe par un seul type d'effort privilégié.
Die Befragung des Robert Scott de William Forsythe
ou comment rater une arabesque?
William Forsythe prend en 1984 la direction artistique du
Ballet de Francfort. Son style émerge et s’affirme au sein
de la compagnie où le chorégraphe développe un travail intensif
d'expérimentation des possibilités du mouvement. Il déstructure
le vocabulaire classique tout en élaborant des procédures
d’improvisation. Il fait du Ballet de Francfort une des plus
innovantes compagnies de la fin du XXe siècle.
La création de la pièce Die Befragung des Robert Scott (Le
questionnement de Robert Scott) en 1986 marque un approfondissement
dans la recherche chorégraphique de Forsythe sur la déconstruction
de la danse classique et une collaboration inédite avec ses
danseurs.
Pour la création de la pièce, Forsythe part d’une réflexion
sur les notions de «travail» et d’«effort» dans la société
industrielle, en s’appuyant sur une citation du livre I May
Be Some Time de Francis Spufford: «une foi dans le pouvoir
illimité de l’effort» ("a belief in the unlimited power of
effort"). Die Befragung des Robert Scott questionne la conception
de la valeur et de la dignité du travail en tant qu’éthique,
élaborée dans la société industrielle. Le chorégraphe affirme
que l’éthique du ballet classique s’appuie sur la même croyance
dans «le pouvoir illimité de l’effort». Forsythe présente
la conception de la valeur et de la dignité du travail qui
dépendent uniquement des efforts extrêmes et héroïques comme
une foi erronée, une sorte de propagande horrible («a false
belief, a horrible kind of propaganda») [16].
Pour expliquer le lien entre cette conception de la valeur
du travail et l’éthique du ballet classique, Forsythe prend
l’exemple de l’exécution d’une arabesque, qui obéit à des
règles d’esthétique très précises. Caractérisée par la pureté
géométrique des lignes, l’exécution réussie de l’arabesque
nécessite une coordination parfaite entre les différentes
parties du corps afin que le danseur arrive à s’équilibrer
sur une jambe. Comme chaque posture dans la danse classique,
l’arabesque exige une maîtrise sur le corps que le danseur
classique acquiert avec beaucoup d’efforts et avec la répétition
des mêmes exercices pendant des années. Souvent l’étude de
la danse classique est longue et pénible, parce que la pédagogie
a pour objectif final la fixation par le corps d’images conventionnelles:
«La danse sera utile pour (…) l’apprentissage de la tenue
et l’acquisition de quelques pas assurés; la civilité devant
imposer de strictes bornes à tout débordement (…). La danse
est un dressage, non un divertissement.» [17]
Le résultat de ce dressage est un corps maîtrisé, technicisé,
qui sait produire de belles formes, symétriques et harmonieuses.
Mais le travail de perfectionnement, «sauter plus haut», «tourner
plus vite» ou «monter la jambe plus haut» dans l’arabesque
reste toujours obligatoire pour le danseur classique. Les
efforts nécessaires pour un dépassement permanent de ses propres
limites jouent un rôle important dans la vie quotidienne et
dans la culture du ballet classique.
Le code classique en tant que «prescription mathématique»
à rater
Forsythe, à son tour, voit le ballet classique en tant que
“méthodologie normative”. Le code esthétique classique est
pour lui la forme d’un idéal à atteindre et qui, de plus,
peut changer selon la subjectivité de l’interprète ou l’époque:
«Le ballet est une forme pure de méthodologie normative. Il
est méthodologie normative. Nous tous apprenons cette méthodologie
normative. Nous sommes tous d’accord sur ce qui est un passé
ou une arabesque et nous tous essayons avec tous les moyens
de nos corps de dire ‘ceci est mon arabesque’, et nous avons
cet idéal merveilleux qui existe sous la forme d’une prescription,
mais il n’y a pas une arabesque comme exemple à suivre: il
y a uniquement l’arabesque de chacun de nous. Vous le portez
avec vous et si vous changez en tant que personne dans la
civilisation actuelle, alors, je suppose, elle change selon
les effets des influences que vous avez subies.» [18]
Pour décrire la volonté du danseur classique d’arriver à cet
«idéal merveilleux», d’être conforme à la norme de perfection,
Forsythe se sert d’une analogie humoristique entre la quête
de l’exécution d’une arabesque [19]
parfaite et la localisation exacte du pôle du Sud. Il suggère
que la forme parfaite d’une arabesque si désirée est impossible
à atteindre, malgré les efforts que les danseurs sont prêts
à déployer pour y arriver: «Robert Scott, comme vous le savez
peut-être, cherche le pôle Sud, comme le danseur l'arabesque
parfaite. Le pôle Sud, pas plus que l'arabesque parfaite,
n'existe vraiment. Ce sont seulement des idées.» [20]
Pour mieux illustrer ces idées, Forsythe conçoit le ballet
classique en tant que «forme artistique d’inscription géométrique»
[21]. Pour lui, le point
de départ de la danse est l’inscription des formes géométriques
dans l’espace. A cette action il ajoute l’idée d’une expérimentation
ludique avec les données géométriques initiales et l’idée
d’une observation des résultats qui changent selon les variantes
introduites. Ainsi, selon le chorégraphe, les figures de la
danse classique peuvent être vues comme des prescriptions
mathématiques dont on peut changer les données: «Alors si
l’arabesque suppose une ligne qui commence de la hanche, sous
un angle de quarante-cinq degrés au minimum par rapport au
sol, défini par le pied en relation avec la hanche, et sous
un angle de 180 degrés au minimum pour une ‘penchée’, alors
à l’intérieur de cette prescription mathématique il y a peut-être
la possibilité de dire ‘ que va-t-il se passer si…?’» [22]
Le chorégraphe reprend la question «que va-t-il se passer
si…?» dans la tâche de faire l’arabesque qu’il donne à ses
danseurs sous la contrainte d’une perte permanente de l’orientation
spatiale: «Je pensais à la perte du point d’orientation, et
nous avons commencé à faire une arabesque, ce qui est très
drôle, et nous avons passé beaucoup de temps en essayant d’en
faire. Robert Scott, qui essaie de marquer d’une épingle le
pôle Sud, me paraissait un peu comme un chorégraphe ou un
danseur classique qui essaie d’aller quelque part sans un
besoin réel. Apparemment son arrivée était purement hypothétique.
C’est pareil pour la danse où votre arrivée à un certain moment
dépend de votre décision – ou peut-être de celle de quelqu’un
d’autre.» [23]
Les danseurs essaient librement sur la scène différentes esquisses
de la figure classique de l’arabesque. Impossible à accomplir
sans un point précis d’arrivée, l’arabesque est vouée à l’échec.
Ratée en permanence, elle se transforme en une figure méconnue
et innommable. La quête de perfection qui finit par un échec
souligne l’absurdité des désirs utopiques d’incarnation d’une
arabesque aux proportions idéales comme de la localisation
exacte du pôle du Sud.
Une stratégie de déconstruction
Pendant la création de la pièce et même les représentations,
les danseurs sont libres d’imaginer et d’expérimenter de nouvelles
connections, inhabituelles, entre les parties de leurs corps.
Immergés dans cette exploration de nouvelles possibilités,
ils arrivent à des configurations corporelles originales et
complexes qui génèrent à leur tour de nouveaux mouvements.
Ainsi les danseurs questionnent les paramètres des prescriptions
des figures classiques «à la manière d'une enquête archéologique
où chaque trace, chaque élément retrouvé, permet une reconstruction
qui porte en elle-même ses différences, instituant un nouvel
ordre, un nouveau regard» [24],
explique Forsythe. «C'est ainsi que je conçois mon métier.
Ma méthode de travail consiste à établir un certain nombre
de questions sur l'utilisation d'un matériau, celui du spectacle,
et plus particulièrement de la danse.» [25]
Les danseurs participent à l’élaboration de la pièce en ajoutant
leurs propres questions, parfois énoncées sur scène. Ils deviennent
des «archéologues du mouvement» au même titre que le chorégraphe:
«Pendant la chorégraphie, au moins trois cent questions énoncées
sur scène, mes danseurs - qui doivent aussi être des comédiens
- cernent le problème de l'illusion et de l'effacement.» [26]
Les figures classiques en transformation perpétuelle apparaissent
et disparaissent comme un jeu avec des lignes inscrites sur
la sable et aussitôt effacées par les vagues de la mer. Les
danseurs expérimentent des connections détaillées entre différentes
parties de leurs corps dans un flux singulier de mouvement
ininterrompu. Des configurations complexes et inédites et
parfois même spasmodiques déforment leurs corps. Forsythe
souligne que le but de leurs efforts est la libération de
élan du mouvement au lieu d’une quête de maintien des lignes
parfaites et symétriques comme dans le code classique: «Les
isométries peuvent aussi transférer la force du mouvement
ou son impulsion à une autre zone. Elles sont générales. Elles
ne sont pas parfaites. Elles ne sont pas reflétées d’une manière
absolument symétrique. Il peut y avoir des isométries très
symétriques, mais ce n’est pas obligatoire. Ce qui reste obligatoire
est la préservation de l’énergie du flux.» [27]
Les isométries cinétiques en tant que méthode de création
de mouvement sont à l’origine d’un nouveau vocabulaire du
mouvement, qui dépasse largement les limites du code classique
défini par la doctrine académique. Le chorégraphe et ses danseurs
commencent à créer leur propre langage physique pour décrire
comment ils se servent de la danse classique comme un point
de départ vers une zone inconnue.
Finalement dans la pièce Die Befragung des Robert Scott, composée
entièrement sur la base de cette procédure d’improvisation,
le mouvement devient le sujet de l’écriture chorégraphique,
sans être soumis à une narration ou une analogie musicale.
Conclusion
Nous pouvons nous poser la question: la survalorisation de
la prescription mathématique en danse classique n'est-elle
pas en soi une privation, pour le danseur, des outils pratiques
et cognitifs lui permettant d’être autonome, responsable,
créateur de ses propres modes d'entraînement et de création
chorégraphique, mais aussi d'avoir un recul réflexif par rapport
à sa pratique quotidienne? D'où la nécessité d'un déplacement
de la valeur de la prescription mathématique dans une corporéité
alternative qui conçoit le corps en tant qu’outil de pensée.
C'est dans cet esprit que Forsythe développe une conception
singulière de l’intelligence du corps dansant en tant qu’instrument
intuitif de connaissance. La valeur de l'effort de danser,
selon Forsythe, réside dans la mobilisation de la capacité
du corps de saisir intuitivement des idées abstraites et des
connaissances universelles: «Je pense que le corps est incroyablement
instructif et contient une mine d’informations – et des informations
qui, je dirais, apportent des idées à la philosophie. Je pense
que par la danse j’ai été capable de comprendre beaucoup de
choses. J’ai été capable de déduire des choses mathématiques
ou philosophiques et je découvrais par la suite que ce à quoi
j’avais pensé semblait être exact. Le corps, comment dirais-je,
vous enseigne énormément sur le monde. Je dirais que le corps,
dans bien des cas, devient oreille et organe d’écoute.» [28]
Forsythe insiste sur le fait que l'effort intellectuel est
indissociable du mouvement du corps et que la danse est une
façon particulière d’entrer en contact avec le monde qui nous
entoure. Un déplacement de la survalorisation de la prescription
mathématique chez le danseur classique est donc la prise de
conscience de cette corporéité alternative, naturelle, harmonieuse
et stimulante: «Tu danses. Tu es danseur ou tu ne l’es pas.
Je fais partie de ceux qui ont toujours dansé. Je danse encore
et j’utilise la danse comme une sorte de … communion. Je l’utilise
pour être en contact avec les choses. Même s’il s’agit juste
de bouger les mains, parfois je positionne mes doigts. C’est
une façon de penser. Le corps est un outil de pensée.» [29]
Notes
1] Cette réflexion, liée
à l'introduction des pratiques d'improvisation, a été approfondie
dans le cadre d'un doctorat. Vassileva-Fouilhoux, Biliana,
L'improvisation chez William Forsythe: une approche singulière,
Thèse de doctorat soutenue en 2007 à la Sorbonne Nouvelle
– Université de Paris III, mention: très honorable. Dir. Mme
Monique Banu-Borie, anthropologue et spécialiste en sciences
humaines, Institut d'Etudes Théâtrales.
2] William Forsythe, interview
avec John Tisa, BBC Radio 3, le 2 février 2003, Archives The
Forsythe Company.
3] Terme proposé par Michel
Bernard dans «De la corporéité comme anti-corps», 1990, texte
repris dans De la création chorégraphique, éditions Centre
National de la Danse, 2001.
4] L’en-dehors donne une
image du corps frontale, comme en à-plat, et facilite les
déplacements latéraux, valorisant à merveille les artifices
de la perspective appliquée à la scène à l'italienne.
5] Wilfride Piollet, Barres
flexibles, Lassay-les-Châteaux, éd. L'une et l'Autre, 2008,
p. 11.
6] cf. Jacques Gleyse, L'Instrumentalisation
du corps : Une archéologie de la rationalisation instrumentale
du corps, de l'Age classique à l'époque hypermoderne, L'Harmattan,
1997.
7] Wilfride Piollet, ibid,
p.68.
8] Chailley Challan, Théorie
complète de la musique, éd. Leduc, 1984.
9] cf. Jacques Gleyse, L'Instrumentalisation
du corps, op.cit.
10] Il importe de souligner
que la mécanique du code classique est étroitement lié au
développement des jeux articulaires et neuromusculaires, «par
le moyen d’un entraînement journalier, d’exercices répétés
et progressifs et de l’étude des multiples combinaisons résultant
des travaux du corps et des membres». Marcelle Bourgat, Technique
de la danse, Paris, Presses universitaires de France, 1945,
p.43.
11] Bernard Taper, Balanchine,
Lattès, 1980.
12] Balanchine cité par
Bernard Taper, ibid., p.62.
13] Ibid, p.62.
14] Lincoln Kirstein, cité
par Bernard Taper, ibid., p.15.
15] Solomon Volokov, Conversations
avec George Balanchine, Variations sur Tchaïkowski, Paris,
l’Arche, 1988, p.115.
16] William Forsythe, entretien
avec Roslyn Sulcas, «William Forsythe both subverted and enlarged
the boundaries of classical dance trough the consistent use
of Language» in Ballettanz, janvier 2004, p.28.
17] Bussy-Rabutin cité par
Georges Vigarello, “Une pédagogie traditionnelle” in Le corps
redressé, histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Delarge,
1978, p.44.
18] William Forsythe, interview
avec John Tisa, BBC Radio 3, op.cit.
19] Pose en appui sur une
jambe, tendue ou pliée, pendant que l’autre est tendue en
arrière et soulevée du sol.
20] William Forsythe, interview
avec Jonh Tisa, BBC Radio 3, op.cit.
21] Ibidem.
22] Ibidem.
23] William Forsythe, entretien
avec Steven Spier, “Engendering and Composing Movement” in
William Forsythe and the Ballett Frankfurt, London, Division
of Architecture, School of Urban Development and Polisy, South
Bank University, 1999, p.8.
24] William Forsythe, entretien
avec Dominique Frétard, «Les stratégies de l'illusion» in
Le Monde, le 7 décembre 1989, p.26.
25] Ibidem.
26] Ibidem.
27] William Forsythe, “Transcripts
of the Forsythe Lectures” in William Forsythe Improvisation
Technologies, A Tool for the Analytical Dance Eye, Köln, ZKM
Digital Arts Edition, 1999, p.64.
28] William Forsythe in
interview avec John Tisa, BBC Radio 3, op.cit.
29] Ibidem.
Bibliographie
Chailley Challan, Théorie complète de la musique, éd. Leduc,
1984.
Georges Vigarello, “Une pédagogie traditionnelle” in Le corps
redressé, histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, Delarge,
1978.
Jacques Gleyse, L'instrumentalisation du corps: Une archéologie
de la rationalisation instrumentale du corps , de l'Age classique
à l'époque hypermoderne, L'Harmattan, 1997.
Marcelle Bourgat, Technique de la danse, Paris, Presses universitaires
de France, 1945.
Michel Bernard, «De la corporéité comme anti-corps», De la
création chorégraphique, éditions Centre National de la Danse,
2001.
Solomon Volokov. Conversations avec George Balanchine, Variations
sur Tchaïkowski. Paris, l’Arche, 1988.
Wilfride Piollet, Barres flexibles, Lassay-les-Châteaux, éd.
L'une et l'Autre, 2008.
William Forsythe, “Transcripts of the Forsythe Lectures” in
William Forsythe Improvisation Technologies, A Tool for the
Analytical Dance Eye, Köln, ZKM Digital Arts Edition, 1999.
William Forsythe, entretien avec Steven Spier, “Engendering
and Composing Movement” in William Forsythe and the Ballett
Frankfurt, London, Division of Architecture, School of Urban
Development and Polisy, South Bank University, 1999.
William Forsythe, entretien avec Dominique Frétard, «Les stratégies
de l'illusion» in Le Monde, le 7 décembre 1989.
William Forsythe, entretien avec Roslyn Sulcas, «William Forsythe
both subverted and enlarged the boundaries of classical dance
trough the consistent use of Language » in Ballettanz, janvier
2004.
William Forsythe, interview avec John Tisa, BBC Radio 3, le
2 février 2003, Archives The Forsythe Company.
Vassileva-Fouilhoux, Biliana. L'improvisation chez William
Forsythe: une approche singulière. Thèse de doctorat soutenue
en 2007 à la Sorbonne Nouvelle - Université de Paris III,
mention: très honorable.
Isabelle Launey, Isabelle Ginot, "L'école, une fabrique d'anticorps"
in Art Press, n spécial 23, Medium de danse, 2002, pp. 106-111.
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