Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (sous la direction de)
M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009
LES MASQUES DE LA MASCULINITÉ DANS LE RECOURS À LA CHIRURGIE ESTHÉTIQUE
(Traduit par Stéphane Heas)
Michael Atkinson
michael.atkinson@utoronto.ca
Senior Lecturer School of Sport
and Exercise Sciences Loughborough University, UK.
Introduction
Depuis la fin des années 1990, un nombre croissant de Canadiens
ont recours à la chirurgie esthétique comme véritable projet
corporel. Un problème sociologique central émerge de ce recours
massif. Pourquoi une pratique traditionnellement féminine
devient-elle une pratique hautement signifiante pour ces Canadiens?
La chirurgie plastique comme pratique culturelle équivaut
à une mesure physique de l’évolution des pouvoirs entre les
genres dans des pays comme le Canada. En outre, elle sert
d’indicateur corporel de la manière dont les hommes vivent
la crise actuelle de la masculinité. A la suite de Douglas
(1970) ou Sontag (1991), le bouleversement normatif des corps,
leurs modifications et leurs représentations publiques sont,
en effet, des mesures corporelles des changements des relations
de pouvoir entre hommes et femmes. Ces évolutions au Canada
déstabilisent réellement les modèles de masculinité hégémonique,
et sont directement observables à travers les modifications
à même la peau de ces hommes. Ces recours chirurgicaux permettent
de révéler les doutes, l’anxiété et l’anomie qui parsèment
les cultures contemporaines. Ils redéfinissent les formes
de ce travail corporel traditionnellement féminin. Il s’agit
donc d’analyser comment les corps masculins modifiés par la
chirurgie constituent une mesure aiguë du genre et un révélateur
d’identités dans les sociétés comme le Canada.
Hommes, technique de passage et crise de la masculinité
La chirurgie esthétique est devenue pour une part croissante
de Canadiens une technique de passage et de protection directement
adressée au déficit contemporain d’identification masculine.
Avec la description par Goffman (1963) des points de «passage»
par le corps comme clef essentielle de la gestion de soi,
les problématiques corporelles révèlent les identités spoliées,
stigmatisées. L’apparence physique peut s’avérer problématique
socialement à raison du poids, des cheveux, de la peau ou
de la taille. En modifiant la structure corporelle (en l’élargissant,
la réduisant par exemple) parfois d’une manière radicale,
des individus s’efforcent de remédier durablement au discrédit
occasionné par un attribut physique stigmatisant.
Alors qu’elle est exclusivement associée à la féminité, la
chirurgie esthétique participe maintenant aux modifications
corporelles de nombreux hommes. Elle leur permet de réduire
leur âge, leur poids, voire leur apparence disgracieuse. La
chirurgie esthétique redessine littéralement un corps culturellement
plus acceptable et parfois dans une version hyper masculine.
Elle leur permet de dépasser (surpass) le corps naturel, perçu
comme limité ou déficient suivant les canons du genre. La
focale sur ces recours esthétiques, invasifs ou non, souligne
comment ces Canadiens modifient leurs corps suivant une véritable
esthétique des «masques de masculinité» en lien avec les doutes,
les contestations, l’anxiété face aux normes. L’analyse directe
des discours des opérés, à l’aide de la notion de passage,
mesure la crise de la masculinité à même les corps comme «signe
furtif» au sein de l’ordre des genres (Goffman, 1963).
De 1996 à 2006, près de 10.000 Canadiens ont eu recours à
ce type de chirurgie. Le taux de croissance avoisine les 20%
entre 2003 et 2006. Ce recours est en lien direct avec des
problèmes d’ordre professionnel. Se développe une volonté
pour de nombreux hommes d’apparaître plus jeunes, attirants
et en bonne santé. Ce qui indique comment les sensibilités
et les habitudes changent (Elias, 2002), comment aussi sont
remodelés les paramètres de construction des performances
masculines, comment ce recours obligatoire permet d’appartenir
aux «Etablis» (Established) et non aux «Marginaux» (Outsiders)
(Elias, Scotson 1965). En termes goffmaniens, cet «idiome
corporel» parmi ces hommes indique que les constructions sociales
de la masculinité changent sous nos yeux (1959).
Les sociologues ont rarement étudié les recours chirurgicaux
comme mesure physique de la crise de la masculinité. Horrocks
(1994) et Whitehead (2002) soulignent qu’avec les bouleversements
dans la famille, l’économie, la politique, l’éducation, les
sports et les loisirs, les technologies et les médias, les
masculinités sont questionnées, contestées, par de nombreuses
institutions. Aussi longtemps que les hommes possédaient le
pouvoir sur les rôles sociaux, ils ont conservé les bastions
établissant la masculinité hégémonique. Pour Hise (2004) et
Tiger (2000) la présence accrue des femmes dans la plupart
des institutions a induit une «anxiété masculine». Cette dernière
couplée à la prolifération des mouvements en faveur de l’équité,
l’idéologie du politiquement correct, et la misandrie répandue
par les médias populaires (Nathanson, Young 2000), explique
comment certains ont pu percevoir une guerre culturelle contre
les hommes et la masculinité en général, dans des pays comme
le Canada; explique aussi comment ont été redessinés les paramètres
de la masculinité corporelle.
Le plus souvent, la crise de la masculinité est appréhendée
suivant des approches, comme l’interactionnisme symbolique
(Grogan, Richards 2002), qui minimisent la structuration de
genre dans ses aspects publics les plus spectaculaires, comme
l’apparence physique. Très peu ont étudié par exemple comment
au jour le jour les hommes engagés dans ces modifications
corporelles tentent d’apparaître communs (regular guy), ou
comment ils relient ce travail sur eux-mêmes à une critique
culturelle globale (Monaghan 2002). Ici, les corps redessinés,
refondus, par la chirurgie sont appréhendés comme suite ou
au contraire comme proposition de véritables alternatives
aux codes de la masculinité. A partir de ces discours sur
le corps, en suivant Frank (1995), ces modifications traduisent
un malaise au regard de la masculinité.
Dans Stigmate (1963) Goffman met en lumière comment des individus
discrédités ont du mal à dissimuler leur physique pour apparaître
normaux. Depuis le milieu des années 1990, une résurgence
d’analyses sociologiques pointe les passages corporels comme
partie intégrante des usages quotidiens dans certains milieux
(Renfrow 2004). Ces passages sont mobilisés par les individus
dans le cadre de challenges physiques (Acton and Hird 2004),
des personnes sans domicile (Roschelle, Kaufman 2004), des
contextes ethniques ou raciaux (Alexander 2004), des préférences
sexuelles (Alexander 2004), ou des sous cultures marginales
(Atkinson 2003); à chaque fois, ils permettent de souligner
les efforts de contrôle des informations des identités déviantes
dans la vie de tous les jours.
En règle générale, ces analyses soulignent comment ces «passeurs»
restructurent d’une manière proactive ou au contraire camouflent
leurs corps pour qu’ils concordent avec les attentes en termes
de rôles et de statuts genrés. La cartographie récente de
Renfrow (2004) élargit la portée théorique de ces passages
de plus en plus créatifs, réflexifs et réactifs dans ce processus
de gestion identitaire. Les passeurs réussissent à la fois
à retourner le stigmate qu’ils ont pourtant fortement intériorisé,
et conviennent du caractère inapproprié de l’application même
de ce stigmate à leur encontre.
Pour une partie des hommes, le recours à la chirurgie esthétique
comme technique de passage est en lien avec une peur commune,
ciblée autour de leur déficience. Ce recours est un outil
pour apparaître conforme à la masculinité virile, jeune, intelligente,
autoritaire. Renfrow souligne que «masquer une identité discréditée
au profit d’une identité plus acceptable offre aux individus
la possibilité d’échapper aux attentes imposées par les autres,
et ainsi éviter la stigmatisation» (2004: 4).
La singularité de l’image du corps masculin dissimule la pluralité
des constructions sociales de la masculinité. Les masques
élaborés par chirurgie permettent de dépasser la crise en
créant une présentation personnelle plus confiante. Les récits
collectés à propos des opérations chirurgicales en disent
long sur cette nouvelle incarnation masculine.
Les enquêtés ont entre 19 et 65 ans, une légère majorité est
célibataire. Ils appartiennent largement aux catégories moyennes
de la population canadienne, avec un revenu annuel moyen de
120,000 $. Ils sont en majorité des hommes blancs (of Anglo-Saxon
heritage) (Medicard, 2004). Leurs expériences de la chirurgie
esthétique sont variées. La plupart des enquêtés en Ontario
relatent un ou deux traitements, une petite minorité enregistre
une transformation corporelle plus importante avec trois,
quatre ou parfois beaucoup plus d’opérations. Les plus courantes
sont la rhinoplastie, les injections de Botox, la microdermabrasion
[1] et la liposuccion (lipectomie).
Cependant, d’autres opérations sont rencontrées: l’implantation
de cheveux, la réduction ou bien la reformation de la poitrine
(gynecomastie ou mastopexie), le lifting des yeux (blepharoplastie),
la réduction des bourrelets abdominaux (abdominoplastie),
le lifting du visage (rhytidectomie) et dans de rares cas
les implantations musculaires dans les pectoraux, les biceps
ou les mollets.
Hommes, anxiété, passage esthétique et chirurgical
«J’ai regardé pendant trop longtemps mon cou s’affaisser
avant d’oser le faire. Maintenant, j’ai l’air d’avoir 20 ans
à nouveau. Désormais, plus personne ne peut m’appeler « cou
de vieux » (turkey neck), jamais… vous n’avez aucune idée
de combien de fois j’ai dû porter un col roulé pour éviter
la dérision. Je ne peux acheter assez de chemises pour montrer
combien j’ai un beau cou!» (Tom, 46 ans, lifting du visage
et du cou).
Tom travaille dans le milieu publicitaire à Toronto. Bien
que personne ne l’ait jamais suspecté, il est fier de son
corps et se sent bien avec sa «nouvelle peau». Le discours
sur son opération esthétique est typique. Il parle d’une libération
corporelle, d’un vecteur de changement, d’une technique de
construction de soi. Pour lui, cette technique couvre ses
craintes, ses doutes, son anxiété, sa masculinité fragile.
Selon Frank (1995), la chirurgie esthétique devient le moyen
de parler de la masculinité en rémission. Dans le cadre du
récit de Tom, l’opération permet de devenir invisible aux
yeux des autres (unrecognized), normal.
Pour beaucoup, cette invisibilité sociale à conquérir est
la motivation première. Autrement dit, l’acte de chirurgie
esthétique devient un processus de conquête du pouvoir sur
les autres (regards), soit une tactique quant à l'image donnée
aux autres à travers son apparence physique. A ce titre, elle
constitue une rupture délibérée dans leur histoire de vie.
Elle est contingente d’une prise d’autonomie corporelle et
sociale. Comme le suggère Goffman (1963), ce travail corporel
permet de minimiser les condamnations publiques de soi. Il
n’est pas ego maniaque. Il ne vise pas à attirer les regards,
au contraire, il permet de passer inaperçu. Patrick, 37 ans,
patient liposucé, le décrit bien:
«C’est très confortable de pouvoir sortir incognito de
chez soi tous les jours, sans risquer d’attirer le regard.
Quand les gens vous ignorent, c’est que vous êtes une personne
moyenne, un gars normal. J’étais gros, enfant, et gros adulte,
j’ai toujours voulu paraître normal. Vraiment quand les gens
vous ignorent, quel pied!»
Comme beaucoup d’interviewés, l’histoire de Patrick est marquée
par l’idée d’apparaître normal, ordinaire (regular), sans
sortir de la moyenne. Ici, le corps tonique, liposucé, devient
la mesure de la valeur sociale. Il illustre sa place et son
(nouveau) pouvoir en tant qu’homme. La capacité à façonner
son corps soigneusement dans les canons actuels devient une
mesure de sa position sociale. Elle révèle un pouvoir de contrôle
sur une partie de son image publique. Mais comme nous le verrons,
ce moyen est enchâssé par des contraintes en termes d’images
et de discours sur la masculinité aujourd’hui. Analysons la
recherche d’un corps moyen sous l’angle des institutions de
contrôle et de la production de savoirs.
Le contrôle institutionnel des corps masculins
Bien que des écarts importants existent entre les établis
(hommes) et les outsiders (femmes, minorités) dans les institutions
(Brinkgreve 2004), les hommes interrogés dans cette étude
estiment que leur position en tant que représentants de l’autorité
établie a été affaiblie par la participation des femmes aux
domaines économiques et politiques. Dans les récits sur leurs
motivations, environ les trois quarts (74%) des hommes interrogés
ont le sentiment d’être menacés au travail par les jeunes,
plus intelligents, par la santé éclatante des femmes, en particulier
dans les milieux d'affaires dans lesquels image extérieure,
compétences intellectuelles et valeurs morales vont de pair.
Les femmes jeunes, actives, sont devenues à leurs yeux des
concurrentes redoutables. Toujours selon Frank (1995), l’autonomie
sociale et économique des femmes est un élément clé dans les
histoires des Canadiens opérés. Logiquement, des changements
ont affecté ces hommes effrayés et notamment leur rapport
au corps. Peter, 54 ans, l’indique à sa manière:
«Ma boite a engagé trois nouveaux gestionnaires l'an dernier,
et deux d'entre eux n'ont pas l'air d’avoir plus de 25 ans.
Ce qui empire les choses, c'est qu'ils parlent bien, sont
vifs, les femmes sont magnifiques. Dans ce contexte, moi,
on dirait un vieux, un gars qui a manqué plusieurs nuits de
sommeil. La superficialité de ce raisonnement me rend malade...
mais ces gens ne voudront pas de moi si je ne m'adapte pas,
à moins que je change».
Peter a peur et cette menace l’encourage à envisager un changement
corporel radical comme une solution à son angoisse, si ce
n’est à son incompétence. La masculinité de Pierre est en
partie ancrée dans sa capacité à apparaître physiquement compétent
sur le lieu de travail; comme Sennett (1998) aurait pu le
prévoir, elle est restaurée grâce à l'intervention physique
à la surface de son corps. Ici, la capacité à aller bien par
le biais de l’opération remplace les préoccupations sur sa
capacité à exercer une activité intellectuelle en tant qu’administrateur.
Sa valeur sur le marché se mesure à son apparence plus qu’à
ses capacités intellectuelles.
Pour d’autres, la position sociale en tant que travailleurs
dans un milieu d'interdépendance dense est menacée par de
subtiles insinuations sur leurs corps, pas ou peu masculins.
L’étude de Connell et Wood (2005) sur les cultures d'entreprise
masculines montre que le sens de la masculinité est souvent
validé par les pairs à travers des commentaires positifs concernant
l’image du corps et le style au travail. Par conséquent, le
corps d’un homme dérogeant aux mesures physiques de la masculinité,
avec de la graisse, insalubre, impuissant, risque d’être considéré
comme socialement inadéquat. Dans le cadre des interactions
sociales, cette image masculine est décodée comme déficiente
(Cooley 1902).
Dans un tel contexte, le manque de reconnaissance comme «expert»
par ses pairs indique leur interprétation collective de son
image corporelle déficiente; ce qui le conduit à se faire
passer pour " normal " par le biais de la chirurgie. Andrew
(33 ans) explique:
«Avec mon travail, je dois manger la plupart du temps
des repas sur le pouce... ça n’est pas forcément très sain.
Et, il est difficile de perdre du poids. De sorte que la liposuccion
a donné un petit coup de fouet au processus. Maintenant, je
ne suis pas le type que tout le monde taquine au bureau ou
ignore. Les gens m'écoutent et suivent mes opinions sur presque
tout. Un mec gros n’est pas vu comme un véritable battant...
au contraire, on dit de lui : il est paresseux, sans motivation,
sans valeur, cuit quoi.»
Le récit d’Andrew comporte des mises en retrait, véritables
auto-effacements, en raison de sa grosseur: avoir un gros
corps n’est pas valorisé sur les lieux de travail. Sa grosseur
(bigness) confirme son infériorité sociale. La taille du corps
est devenue, pour les hommes comme Andrew, inversement proportionnelle
à la compétence et à la valeur. Andrew parle souvent d’un
avant opération, avec son ancien corps comme une maladie qui
doit être corrigée par une intervention. Pour lui, la chirurgie
esthétique est un acte pour (sur)passer sa maladie/masculinité,
et les menaces sociales qu’elle comportait. Pour ces hommes,
il s’agit d'une approche plus rationnelle et plus saine que
la restriction alimentaire observée chez les jeunes hommes
décrits par Braun et al. (1998). C’est une réponse calculée
à la détresse émotionnelle qui a duré souvent longtemps. Le
corps masculin produit "après" (l’opération) devient la véritable
identité masculine.
Les hommes qui décrivent les menaces au travail comme un facteur
de motivation pour la chirurgie esthétique utilisent aussi
certaines techniques de neutralisation concernant leurs projets
corporels (Sykes, Matza, 1956). Lorsqu’ils ressentent une
perte de contrôle au travail, ces hommes arguent du fait que
le recours chirurgical n’est ni moralement, ni physiquement
dangereux. D’autres encore mettent en évidence combien ils
sont prêts à sacrifier leur corps pour lui redonner de la
valeur et réussir. Faire la balance entre coûts et profits
escomptés colle à la mentalité actuelle, en ce sens la solution
à leur manque de contrôle au travail doit être immédiate.
Derrick, 52 ans, spécialiste marketing, qui reçoit régulièrement
des traitements de Botox et de microdermabrasion dit:
«Je ne peux pas attendre vingt ans pour prendre des mesures.
Je dois être l'homme qui avance et personne ne doit pouvoir
dire : « putain il a l'air fatigué ! ». Si cela continue à
se produire, je serai à la porte. Je pourrais utiliser des
plantes médicinales, des crèmes ou des lotions pour effacer
les années sur mon visage, mais cela prendrait des années,
même si ça fonctionne. Pourquoi attendre quand je peux avoir
de meilleurs résultats en un seul jour?»
Pour Derrick, tout risque ou effets potentiels à long terme
sont secondaires; seul compte l'immédiat et le quantifiable,
le mesurable, i.e. les gains pour devenir jeune à nouveau.
Cette mentalité est, bien entendue, directement le reflet
de la consommation dans les pays occidentaux où l’approche
des problèmes du corps est rationalisée de manière très économique
(Elias, 2002). Le corps masculin modifié est le point culminant
de la narration. Tout service qui couvre les problèmes de
la masculinité publique se justifie en particulier lorsque
le service est acheté auprès d’un professionnel de la santé
qualifié.
Les discours recueillis indiquent un processus où les hommes
écrivent et réécrivent leur masculinité, à travers leur corps
modifié par la chirurgie. Ils répondent activement à une menace
de perte de contrôle. Pour eux, il s’agit d’un effort très
masculin: faire face à un défi par le biais de la chirurgie
est la mesure d’une puissance masculine de contrôle, de courage
et de leadership (Sargent, 2000). White, Young et McTeer (1994)
décrivent comment les athlètes reconsidèrent la blessure comme
un terrain d'expérimentation de la masculinité. Avec la chirurgie
esthétique les patients racontent souvent des histoires sur
leur façon d’endurer les chirurgies invasives pénibles, confirmant
leurs capacités à répondre à d’autres difficultés d’une manière
masculine.
Connaissances et corps masculins
A cette menace sur le lieu de travail et dans les milieux
institutionnels s'ajoute leur type de travail: ils doivent
être performants et manquent de temps pour pratiquer un exercice
physique. Avec plus d’hommes que jamais au service des industries
de transformation ou de l’information, la génération actuelle
est peut-être la plus sédentaire de notre histoire culturelle.
En outre, la baisse des temps libres, les habitudes alimentaires
hautement caloriques (fast-food), et le temps libre dominé
par la consommation et l’inactivité, impliquent des effets
physiques évidents sur leurs corps (Critser 2002). L’économie
postindustrielle et ses modes de vie ne sont pas faciles à
concilier avec l’image traditionnelle du mâle puissant et
dominant (Faludi 1999).
Les hommes interviewés expriment un sentiment de frustration
sur la forme et le contenu de leurs responsabilités au travail.
Pour ces hommes, l’ordinateur a facilité l’exécution du travail,
mais il encourage une séparation corps-esprit et une certaine
négligence physique (Potts 2002). Les mots de Roger (45 ans)
sont emblématiques de la désaffection de certains hommes face
à leur travail:
«Tout mon travail, l'ensemble de choses, mobilisent mon
esprit, mais pas mes muscles. Assis à une table de travail
10 heures par jour, puis en voiture pour 2, puis sur mon canapé
pour 3, cela précipite mon corps vers le bas. Sans oublier
que ma peau voit à peine la lumière du jour. Parfois, je sens
mon visage littéralement s'affaisser à cause de ma posture...
Regarder dans le miroir quand vous avez quarante ans et vous
voyez une carte routière à la place du visage! Ce n’est pas
surprenant. Ce n'est pas qui je suis, ce n'est pas l'image
de moi, je veux avoir un autre projet!»
Les hommes comme Roger refusent que leur apparence soit en
décalage avec leur sentiment d’eux-mêmes. Le corps de Roger,
instrumentalisé par la chirurgie esthétique, apparaît comme
le lieu par excellence de la gestion de soi, de son identité.
Une telle interprétation du corps ne fait qu’exacerber les
craintes actuelles à propos d’un corps socialement non-masculin.
Une fois de plus, la chirurgie esthétique offre une manière
rapide, efficace, et mesurable d’atténuer ces tensions psychologiques
et sociales:
«Depuis mes 15 ans, j'ai pris du poids. J'ai fait attention
à mon alimentation et j'ai essayé de travailler, mais j'ai
conservé cette enveloppe. Quand j'ai obtenu mon diplôme et
j’ai commencé le travail de bureau [programmeur], ça s'est
aggravé. La liposuccion m'a sauvé de l'autodérision et du
ridicule face aux autres. C'est comme avoir réinitialisé le
temps, ou comme agiter une baguette magique. Hop, vos problèmes
ne sont plus là!» (Ray, 43, patient liposucé)
Les récits sur le rôle de la chirurgie esthétique en éliminant
les effets secondaires malheureux des modes de vie sédentaires
font également référence aux constructions du corps masculin,
victime durable des attentes culturelles. Les hommes sont
obligés de travailler pendant de longues heures. Pour ces
hommes souvent le travail ou les responsabilités liées au
travail sont l'ennemi du corps masculin, et leurs récits contiennent
une série d'indices relatifs à ces constructions antagonistes.
Pour les hommes comme Léon (37 ans), un graphiste vivant à
London en Ontario, les chirurgies du visage sont nécessaires
face à la pression pour subvenir aux besoins de sa famille
élargie:
«C'est pas comme si je pouvais quitter mon emploi, ou
y être moins de douze heures par jour… C’est obligatoire si
je veux gagner de l'argent. On ne me paie pas pour m'asseoir
sur mon cul et ne rien faire, ils me paient pour m'asseoir
et faire de la conception ! Si je choisis de ne pas travailler,
je choisis de ne pas nourrir ma famille... Nous venons d'une
famille traditionnelle italienne, et je suis le seul à subvenir
aux besoins de tous ... Il y a une règle tacite: un homme
qui ne peut pas fournir n'est pas vraiment un homme!»
Depuis près de dix ans, les habitudes de travail de Léon ont,
en utilisant ses termes, «altéré» son corps. Souvent Léon
compte les rides sur son visage: elles mesurent, selon lui,
la manière dont il devient progressivement non masculin. Ses
trois chirurgies du visage lui ont permis de supprimer temporairement
les marques indésirables qui affaiblissaient, selon lui, sa
masculinité. Comme d'autres hommes, les interventions chirurgicales
de Léon symbolisent sa recherche de mieux-être, même dans
le contexte social et professionnel de forte pression. Pourtant,
les hommes utilisent un autre ensemble de techniques de neutralisation.
Pour la plupart, il s'agit des récits classiques du type «déni
de la victime». Steve (48 ans) nous dit:
«Pourquoi quelqu'un d'autre dirait quelque chose à cela
(injections de Botox)? Je n’ai blessé personne, pas même moi!
De quoi s’agit-il alors? Personne n’a le droit de me dire
quoi faire avec mon propre corps!»
La posture agressive adoptée par Steve pourrait paraître masculine,
du moins traditionnellement. Steve refuse de voir ses choix
sur son corps interrogés, et quand cela se produit, il répond
par un contrôle puissant. D'autres préfèrent «condamner ceux
qui condamnent», comme Alan (50 ans); il réoriente les critiques
adressés à ces recours chirurgicaux vers la source de la critique:
«Toutes les personnes qui m’utilisent comme souffre douleur
pour avoir refait ma peau, je parie qu’ils n’ont jamais pensé
aux millions de façons dont ils changent leur corps tous les
jours en allant à la gym ou en se nourrissant avec une alimentation
à faible teneur en glucides, voire en se tuant à jeûner!»
Paradoxalement, alors que les hommes comme Alan se positionnent
souvent comme des victimes du travail, ils nient avec véhémence
la victimisation par la chirurgie esthétique. A la suite de
Davis (2002), ces hommes ne pathologisent jamais leurs interventions
invasives sous la forme d’une auto-victimisation. Au lieu
de cela, ils préfèrent parler de l’intervention chirurgicale
comme une construction masculine. Le courage associé à ces
interventions de chirurgie esthétique devient une réponse
autocontrôlée et puissante à leur identité et/ou à leurs problèmes
corporels.
Recadrage de la crise de la masculinité
Ces hommes fournissent un cadre conceptuel composite de ce
qu'ils considèrent comme modèle idéal ou «établi» du corps
masculin dans une période de crise culturelle. Un corps à
la fois ferme, en forme, souple et sans matières grasses.
Plus que jamais, ce corps masculin est quantifiable et… réduit.
C’est un intéressant changement dans les pays occidentaux
où le corps masculin hégémonique de la deuxième moitié du
XXe siècle était large, musclé et résolument non féminin.
La crise de la masculinité, apparemment, a en partie rétréci
physiquement le corps masculin. Mais peut-être plus important
encore, avec Frank (2003), l’intervention chirurgicale, en
tranchant le corps, mobilise un sentiment de prise de conscience
culturelle et une acceptation de l’évolution de l’identité
masculine. Soit, une forme de conscience profonde de la perception
de l’évolution des rôles, des statuts et des identités du
«nouvel homme». Le mâle modifié par la chirurgie est un corps
économiquement / numériquement investi dans les normes culturelles
actuelles de la masculinité (Schmitt, 2001).
Pourtant, ces hommes expriment généralement comment la chirurgie
esthétique n’est pas considérée comme une performance masculine
mainstream au Canada, et la façon dont la stigmatisation plane
toujours autour de cette pratique. Les hommes se perçoivent
eux-mêmes comme déviants (Goffman, 1963), dont la prédilection
pour la chirurgie pourrait compromettre la mise en valeur
de leurs statuts de "vrais" hommes. En réponse, ces opérés
s'abstiennent d'exprimer des émotions sur la chirurgie esthétique,
et préfèrent plutôt parler des douleurs physiques de l’opération
et souffrir… en silence. L’élargissement de l’utilisation
de la chirurgie esthétique chez les hommes permet de renvoyer
une image collective de travail, de pouvoir masculin. Dans
une culture saturée et obsédée par l’image, ces hommes attirent
beaucoup d’attention et gagnent une reconnaissance sociale
améliorée par leurs formes physiques. L’embellissement des
hommes à travers cette chirurgie réductrice (éliminant les
bourrelets, les rides) pourrait être considéré comme le braconnage
d’une technique traditionnellement féminine, dans la mesure
où les hommes pourraient coloniser, voire contrôler, cette
sphère traditionnellement dominée par les femmes. Fait intéressant,
les formes, les tailles et les contours des corps des hommes
et des femmes – i.e. leurs anthropométries mêmes - sont de
plus en plus proches. Est-ce là un prélude vers une forme
androgyne (Sarwer, Crerand, 2004)?
Notes
1] Technique qui permet de
renouveler les couches supérieures de l'épiderme.
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