Le corps comme étalon de mesure
Jérôme Dubois (sous la direction de)
M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009
LA MESURE DES PERFORMANCES CORPORELLES EXTRAORDINAIRES DANS LES MÉTIERS DU SPORT, DU LUXE ET DE L’ART
Stéphane Héas
stephane.heas@univ-rennes2.fr
Sociologue, maître de conférences
habilité, Université Européenne de Bretagne, Université de
Rennes 2, France.
Introduction
«Avec la modernité, nous vivons dans une société de plus
en plus métrisée ou s’affirme la supériorité du nombre, de
la mesure, où l’individu semble réduit à l’existence statistique
pour constituer un effectif, un marché, un public, un électorat
ou tout simplement un échantillon de sondage. Le recours anthropologique
permet de réintroduire la considération qualitative, de reporter
l’accent sur le rapport du social aux valeurs, aux symboles,
à l’imaginaire et aux croyances, sur l’exigence de différenciation.
Ce recours conduit à traiter de la question du sens du point
de vue de l’individu et des collectifs, et non pas seulement
de s’en tenir à l’efficace et à la performance» (Balandier,
1993, 297).
La mesure des performances est aujourd’hui omniprésente dans
les sports. Cette quantification corporelle n’étonne plus
outre mesure. Elle est devenue sociologique. Les affaires
de dopage ne fragilisent pas cette tendance. Les performances
sportives de l’élite mondiale sont devenues très éloignées
de ce que le commun des mortels peut envisager. Elles sont
incroyables et pourtant réelles. Parfois, une fraction de
seconde seulement sépare le bonheur de la victoire de la désillusion
d’une défaite. En dehors des arènes sportives, d’autres performances
sont réalisées. C’est le cas par exemple des équilibristes,
des «nez» dans de nombreux secteurs (viniculture, cosmétique,
etc.), des contorsionnistes, des imitateurs, etc. A travers
21 entretiens, nous esquissons l’étendue des performances
réalisées, donc leurs mesures multiples. Comment ces performances,
le plus souvent chiffrées (en nombre de fragrances testées
par jour, en minutes d’équilibre maintenu sur un rouleau,
etc.), sont-elles vécues? Les exercices et les excès corporels
sont devenus leur quotidien, la mesure, leur étalon… qu’ils
tentent de maintenir ou de varier avec l’âge, à mesure que
leurs capacités déclinent.
La mesure nouvelle?
La mesure des corps humains n’est pas une nouveauté. Elle
peut même être considérée comme l’une des avancées majeures
des sciences occidentales. La mesure objective (en fait culturelle!)
avec les centimètres, les secondes, etc., spécifie le rapport
au corps humain en Occident par rapport aux usages corporels
dans d’autres aires culturelles. Le corps occidental a été
progressivement mis à plat, objectivé, en distendant ses relations
avec la Nature, avec les Autres [1]
et finalement avec l’Individu lui-même. Ce processus d’objectivation
au long cours a permis l’émergence de cet objet scientifique:
le corps anatomisé (Le Breton, 1985, 1992a, 1993). Les progrès
de l’anatomie et plus généralement de la médecine et de la
biologie ont précisé les arcanes corporels. A tel point qu’aujourd’hui
«la problématique des performances corporelles (est) indissociable
du discours médical» (Carrive, 2008, 131). Ces mesures foisonnent
dans les situations de dépendances importantes comme les enfermements
sanitaires justement. Chaque malade, notamment si son «état»
[2] se dégrade ou se chronicise,
est mesuré à longueur de journée. Ses liquides corporels (sang,
plasma, lymphe, etc.) et les rapports entre ses millions de
cellules sont considérés comme satisfaisants, rassurants ou
au contraire inquiétants. Les résultats de ces mesures induisent
immanquablement la modification de ses interactions avec l’environnement,
avec autrui (notamment les soignants), avec ses proches et
finalement avec lui-même.
En dehors des situations pathologiques, la mesure ne perd
pas de son aura, loin s’en faut. C’est le cas notamment lorsque
des performances hors du commun sont réalisées. Les prouesses
contemporaines sont mesurées dans tous les sens, qu’elles
concernent les sports, les métiers des secteurs du luxe ou
des arts. Au point que la mesure est l’étalon de nombre de
ces pratiques professionnelles mobilisant l’excellence corporelle
contemporaine (Héas, 2008). La mesure constitue un point de
repère et un moyen d’évaluation, donc un élément de formation.
Le professionnel est conscient de son niveau d’expertise.
Tel imitateur reproduit 60 voix différentes, dont les deux
tiers de femmes. Tel nez expert (senior perfumer) a établi
sa propre grille de codage des fragrances qu’il a imposé progressivement
à son entourage, voire à ses concurrents. La mesure intervient
logiquement lorsqu’il s’agit d’évaluer les performances des
uns par rapport à celles des autres. L’imitateur capable de
reproduire plus de quatre cents voix dans différentes langues
laisse pantois la vedette nationale limitée par ses compétences
linguistiques, son bagage artistique. La différence entre
ces deux professionnels peut aussi provenir, avec l’âge qui
passe, d’une nouvelle vision de la carrière artistique où
il ne s’agit plus seulement d’imiter tel personnage célèbre,
mais de proposer un spectacle scénarisé, original, où l’imitation
prend progressivement moins de place. La mesure intervient
aussi lorsqu’il s’agit de diffuser les performances auprès
du public par exemple ou bien auprès de spécialistes ou de
futurs spécialistes (conservatoires, concours artistiques,
académies, etc.): les notes musicales et leurs arrangements
complexes, les variations sur un même thème de danse ou de
chant, etc., peuvent constituer de véritables programmes de
formation, d’éducation, de sélection. In fine, dans nos sociétés
marchandes, la mesure établit qu’on le veuille ou non des
comparaisons en termes de solvabilité de telle ou telle prouesse
professionnelle qu’elle soit sportive, experte ou artistique.
Comment ces performances, le plus souvent chiffrées (en enchainement
de figures complexes, en pourcentage de réussite, etc.), sont-elles
établies et surtout vécues par les premiers concernés, les
professionnels, experts es corps?
L’analyse esquissée ici de vingt et une histoires de vie souligne
la culture corporelle mise en place pendant des années, voire
des décennies. L’entrainement quotidien, les tentatives réussies
ou infructueuses parcourent la vie de ces grands singuliers
(Heinich, 1999, 2005), les blessures, les souffrances aussi,
parfois. Leurs rapports au corps, objet de tout leur soin,
bouleversent nos repères usuels: ils sentent/ressentent différemment
l’air, l’espace, la pesanteur, etc. Certains développent des
projets de vie originaux, souvent décalés par rapport à la
vie normale. L’exception, si ce n’est l’excès, parsème leur
quotidien, alors même que la mesure est devenue leur étalon.
Pourtant, l’âge aidant peut aussi mesurer le déclin de leurs
capacités... au moins aux yeux des autres, à ceux des concurrents
plus jeunes. Nous présenterons dans un premier temps la mesure
sportive et son importance de plus en plus patente, puis dans
un second temps la place de la mesure dans les métiers artistiques
et du secteur du luxe.
Les sports en corps
Analyser les sports et l’ensemble des exercices physiques
est devenu aujourd’hui une activité de spécialistes au sein
de nombreuses sciences. Les modifications physio, psycho ou
sociologiques des corps (des) sportifs sont l’objet de recherches précises
où la mesure est omniprésente.
Dans le sport de haut niveau et les confrontations intensives,
les corps humains sont soumis à rude épreuve; ils semblent
participer à des contraintes, des expériences, voire à des
expérimentations toujours plus poussées en termes de sollicitations
musculaires, thermiques, respiratoires, alimentaires, d’alternance
de veille et de sommeil, d’endurance et de résistance, de
stress, de doute, de relations genrées, de domination, voire
d’exploitation. Chaque niveau renseigne le phénomène pluriel
d’adaptation du Sportif et plus généralement de l’Homme à
son environnement qu’il soit humain, animal, végétal ou minéral.
Avec le recul, ces analyses prennent en compte les modifications
corporelles dans le court terme et sur de plus longues périodes.
Elles permettent, d’une part, d’accroître le rendement humain:
les records s’améliorent, la médecine sportive renseigne le
sportif mais aussi tout un chacun sur les additifs et compléments
alimentaires efficaces. Le dopage ne fragilise pas cette tendance,
au contraire même, puisqu’il permet l’avènement de nouveaux
records, voire indirectement qu’il exige la mise en place
de nouveaux outils de mesure pour départager efficacement
les pratiquant(e)s. D’autre part, ces avancées scientifiques
améliorent sensiblement la gestion des risques propres aux
sports (surentraînement, spécialisation précoce, à outrance,
etc.) et à ses activités annexes (fatigue liée aux déplacements
nombreux, aux sollicitations médiatiques, etc.). La iatrogénie
[3] sportive est, ainsi,
progressivement et de plus en plus souvent, éclairée par des
recensions systématiques au sein des clubs, des laboratoires
spécialisés ou plus largement à partir de la comptabilisation
des accidents de la vie courante. Les données chiffrées permettent,
idéalement, de mettre en place les recommandations préventives
ad hoc: lois ou décrets visant la protection des jeunes sportifs,
campagnes de sensibilisation à la violence valorisant le respect
de l’autre ou bien le fair play (Bodin, Robène, Héas, 2004).
Les acquis scientifiques concernant les sports apparaissent
ainsi largement ambivalents, oscillant entre l’accroissement
de la productivité corporelle d’une élite sportive et le développement
harmonieux de l’activité corporelle pour la masse des pratiquants,
auprès de personnes plus sédentaires, voire la tentative d’émergence
d’une activité chez celles qui demeurent toujours réticentes
malgré le risque morbide avéré de leur mode de vie inactive…
La quantification des records sportifs
Les performances des (corps) sportifs sont de plus en plus
quantifiées. Cette caractéristique n’est pas nouvelle et existait
au moins dans son principe dans le cadre des Jeux antiques
en Grèce, celui des cirques de l’empire romain ou des pratiques
corporelles au cours du Moyen Age ou de la Renaissance. Par
contre, l’association de la performance avec la notion de
record est plus récente (Brohm, 1993).
Souvent l’objectif d’une pratique sportive se mesure à l’aune
d’une performance traduite en mètre ou centimètre, en heure,
minute ou seconde. Depuis plusieurs décennies, la seconde
n’est plus suffisante pour départager les sportifs. Désormais,
la dixième ou le centième de seconde est nécessaire. Le bilan
annuel des sports n’échappe pas à ce cadrage es mensura. La
première page du «Livre de l’année 2008» de L’Equipe confirme
l’étendue de la mesure sportive. Chaque sous-titre des six
photographies de la couverture souligne cette importance de
la mesure; sont indiquées tour à tour, le temps du record,
le nombre de records et de titres, l’âge de l’impétrant, son
rang dans le classement mondial. Le nageur A. Bernard «vient,
pour onze centièmes de seconde, de conquérir le plus beau
titre de la natation». «A 23 ans, le Britannique (L. Hamilton)
devient le plus jeune champion du monde de la Formule 1»,
etc. Lorsque le temps n’est pas véritablement l’étalon, les
mesures sportives concernent les mouvements corporels réalisés
et codifiés à l’avance, elles font l’objet d’un classement
hiérarchique. Surtout, aujourd’hui, chaque action sportive
ou parasportive est susceptible d’être chiffrée. Des statistiques
enregistrées en temps réels pour les sports les plus valorisés
précisent désormais le nombre de balles jouées, de passes
décisives (i.e. qui permettent un but par exemple), de «rebonds»
sous le panier, etc. Le temps de pratique n’est plus seulement
valable pour les équipes qui se confrontent, mais aussi pour
chaque joueur. Ses performances sont calculées au prorata
de son temps effectif de jeu, ouvrant ainsi la porte à des
calculs de plus en plus complexes. Etre un sportif remplaçant
n’exonère pas de ces calculs statistiques. Les (télé)spectateurs,
aussi, sont jaugés. Une rencontre sportive est évaluée aussi
à l’aune de la présence importante ou non de spectateurs,
de téléspectateurs. L’intérêt de la rencontre est calculé
à partir de cette présence corporelle massive ou non... ce
qui limite considérablement l’ouverture aux pratiques minoritaires,
voire ostracisées comme les sports féminins ou les pratiques
en dehors des institutions fédérales (Héas, 2005). Cette sportivisation
des sociétés modernes se développe au détriment d’autres activités
culturelles. Parfois, les sports monopolisent l’attention
et les crédits du niveau local au niveau international au
point de diligenter par exemple certaines modes vestimentaires,
les rencontres amicales, les relations entre adultes et enfants
ou encore entre conjoints. Cette prééminence contemporaine
est alors analysée d’une manière critique comme une «utopie
sportive (qui) conjugue: l’omnipotie (le sport est partout)
et l’omnichronie (le sport est toujours là)» (Redeker, 2002,
75).
Le nombre dans les arts et les métiers du luxe comme
principes directeur?
Les interviewés (N= 21) [4],
professionnels du luxe et des métiers artistiques, ne peuvent
assurément être réduit à la mesure de leur activité. Toutefois,
la mesure notamment des performances de leur propre corps
est essentielle à prendre en compte pour mieux saisir leurs
comportements, et finalement leurs trajectoires professionnelles.
L’importance des nombres est tapie parfois dans des professions
où on ne l’attend pas: le monde professionnel des odeurs par
exemple. Dans les métiers de la parfumerie, en effet, les
plus grands spécialistes des odeurs, les «nez», n’hésitent
pas à mettre en avant leur mémoire comme compétence professionnelle
exacerbée. En ce sens restreint mais influent, être parfumeur
revient à être capable de mémoriser des centaines, voire des
milliers de combinaisons:
«Dans la société où je travaille actuellement, on distingue
quatorze familles olfactives clés, mais on peut compter jusqu’à
dix mille matières premières. Toutefois, actuellement, ce
nombre est réduit à environ trois mille cinq cents (produits
naturels et produits de synthèse). Mais la capacité de mémorisation
d’un bon parfumeur peut aller jusqu’à cinq mille odeurs, avec
toutes leurs nuances!» Alain Garossi, parfumeur, « nez
», dans la filiale américaine de la société Quest International,
11/2004.
Le travail quotidien de tel ou tel «nez» dans une grosse entreprise
de cosmétique comporte, ainsi, la mise en équation de dizaines
de fragrances, l’évaluation de dizaines d’odeurs par jour!
Les matières premières sont grosso modo les mêmes entre les
entreprises de parfumerie. Les odeurs synthétiques ont pris
le pas sur les odeurs de la nature qui «de toute façon ne
sont pas si intéressantes » selon cette professionnelle de
40 ans, dont près de 20 ans en Allemagne et en France au service
d’entreprises célèbres. Une formule olfactive est censée guider
chaque projet soumis à des tests multiples. Or, ces professionnels
mènent différents projets de front: vingt projets en simultanée
par nez est une moyenne dans les plus grosses entreprises
de la parfumerie mondiale. Les équations doivent être constamment
adaptées aux nouvelles évaluations qui du commanditaire et
de ses contraintes de temps, d’argent, etc., qui de la nouvelle
étude de marché soulignant l’appétence de telle population-cible
pour telle odeur. Les variations sont comparées, les équations
modifiées à moult reprises. Des ratios mesurent la persistance
ou la «coloration» d’un parfum, ils peuvent se substituer
au travail corporel du reniflement de telle ou telle fragrance.
Au point que certaines expertes interviewées ont parfois l’impression
d’être de «véritables poules pondeuses (dixit)», dont l’objectif
professionnel se réduit à un rendement pécuniaire de l’odeur
mise sur le marché. Le plus difficile à vivre pour ces nez
est sans doute que les règles d’évaluation de leur expertise
changent constamment, que la plupart de leurs travaux d’expertise
sont voués à l’échec, c’est-à-dire à l’arrêt brutal en cours
de construction. A tel point que perdre 90% des projets proposés
par un expert olfactif et son équipe est considéré comme normal,
le seuil critique avoisine les 95% de refus par an et au-delà!
Chaque nez et son équipe sont évalués et rémunérés avec force
de primes à l’aune de ces réussites. Les odeurs sont soumises
à des indicateurs dans le cadre d’un «système de notations»,
à première vue objectif… qui n’en demeure pas moins soumis
à des jugements subjectifs in fine. Surtout, difficile de
s’en tenir à ces cases préétablies lorsque le professionnel
considère son travail comme un «bricolage subtil», un métier
où l’intuition prend un sens particulier, véritable artisanat
de haut vol. Cette difficulté s’accroit a fortiori pour ceux
ou celles qui vivent leur métier comme une élection culturelle,
transmise de génération en génération au sein d’une famille
renommée dans la capitale du parfum, Grasse. Il devient plus
aisé de comprendre que face à de telles sollicitations, parfois
contradictoires, l’épuisement professionnel touche, parfois,
de plein fouet ces expert(e)s sur entrainé(e)s et, en quelque
sorte, sur exploité(e)s.
Les prouesses artistiques en mesure
Les artistes soulignent aussi l’accroissement considérable
des performances réalisées dans leur spécialité ces dernières
décennies. Le nombre agit ici comme un juge de paix, voire
comme un couperet professionnel. Ainsi, en jonglerie, manier
5 balles n’est plus un horizon indépassable, loin s’en faut.
En quelques années, le jongleur B. Lantérie souligne comment
les difficultés artistiques se sont considérablement accrues
au point que les meilleurs n’hésitent plus à jongler avec
9 ou 10 balles aujourd’hui, ou alors avec 12 cerceaux en même
temps. Ces performances étaient, selon lui, impensables il
y a quelques années encore [5].
La concurrence est surtout devenue omniprésente. Désormais,
jongler avec 5 massues par exemple n’est plus l’apanage d’une
minorité: des centaines d’artistes réalisent cette prouesse
dans leur spectacle à longueur d’années de par le monde. Il
s’agit aujourd’hui de manier 7 massues sous peine de ne pas
attirer l’œil intéressé des mass médias, des managers, des
offreurs de spectacles.
Un autre artiste, P. Rousseau, aujourd’hui reconnu pour ses
numéros d’équilibrisme indique précisément cette concurrence
incroyable entre les jongleurs au milieu des années 1990 en
France et en Europe; elle a été pour lui un vecteur de changement
de spécialité. Après 9 ans de jonglage professionnel, il décide
d’entreprendre une nouvelle carrière en raison à la fois de
la difficulté qu’il avait à améliorer sans cesse ses propres
performances techniques et face à la concurrence «des tonnes
de jongleurs de haut niveau (dixit) ». Sur les 100 meilleurs
jongleurs de l’époque, il s’estimait au niveau de la vingtième
ou trentième place en termes de performances comptables (c’est-à-dire
en nombre de balles utilisées). De son propre aveu, c’était
largement insuffisant pour espérer continuer à faire carrière
dans de bonnes conditions. Il a tenté un virage vers l’équilibrisme
qui l’a incité à proposer une nouvelle attraction inédite
sous la forme d’un montage technique novateur: un fil tendu
sur une planche, elle-même en équilibre sur un rouleau. Cette
invention technique lui a permis de se distinguer et d’être
médiatisé internationalement. Face à cet engouement, il a
tenté de battre le record mondial de l’époque d’équilibre
sur «rouleaux américains». Avec cinq rouleaux sous les pieds,
il a définitivement marqué le marché de l’équilibre mondial.
Ces deux numéros artistiques nouveaux lui ont demandé au total
cinq années de travail en coulisses, loin des plateaux, à
force d’exercices quotidiens de coordination motrice, d’assouplissements,
de séances de massage pour récupérer son corps sollicité à
outrance. Depuis, en raison de son âge, il ne peut plus réitérer
cet exploit, mais navigue toujours sur cette vague de popularité,
et module progressivement ses spectacles. Il espère toujours
être au top de l’équilibrisme pour ses 50 ans, ce qui constitue
à ses yeux le combat de son milieu de carrière artistique:
«je suis en bataille permanente avec mon vieillissement!».
Les artistes de la voix (chanteurs, imitateurs, beat boxers
[6], etc.) ne sont pas
en reste, loin s’en faut. Bien qu’ils s’en défendent mollement
parfois au cours des entretiens, chaque professionnel est
capable et n’hésite pas à indiquer sur son site professionnel
le nombre de voix qu’il ou elle peut imiter. Les paniers de
voix de ces artistes de l’imitation s’échelonnent de 30 à
plusieurs centaines de voix différentes. Ils sont toutefois
assez rares à atteindre les centaines de voix (comme A. P.
Gagnon, «l’homme aux 400 voix»). Cette pléthore d’imitations
est parfois l’objet de véritables performances d’endurance
lorsque l’imitateur s’engage à imiter sans arrêt, au cours
d’une même chanson par exemple, plusieurs voix. Le tour de
force vocal est à son comble lorsque par exemple l’imitateur
masculin alterne voix masculines et féminines au sein d’une
même chanson.
Les beat boxers sont, eux aussi, soumis à ce traitement quantitatif
qu’ils le veuillent ou non. Leur maniement des sons étonnent
ou énervent selon la culture de leurs auditeurs. Avec l’alternance
des rythmes sur un mode accéléré et le phénomène d’illusions
acoustiques, il est parfois étonnant de sembler entendre en
même temps plusieurs mélodies, couplées à différents instruments
de musiques (cordes, cuivres, percussions, sons électroniques,
etc.). Le doute a ainsi pu surgir dans le cadre d’émissions
télévisées où s’opère justement une sélection pour déterminer
le ou les chanteurs de l’année. J. Poolpo a connu son heure
de gloire lorsqu’au lieu de chanter devant le jury, il a exécuté
des sons de beat box, somme toute classiques, mais qui ont
ébahi les membres du jury, professionnels du chant peu accoutumés
à ce type d’exercices vocaux et buccaux [7].
La répétition et le rythme effréné de certaines performances
sont parfois hallucinants. Les commentaires sur ces performances
oscillent entre admiration et sarcasme: «mi ventriloque, mi
homme orchestre, le nouveau candidat n’est pas là pour amuser
la galerie!». Chaque beat boxer a ses spécificités et est
reconnu pour imiter parfaitement tel ou tel son: charleston,
son électronique, grosse caisse, etc. Comme souvent pour ces
pratiques issues de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler
les cultures urbaines, plus ou moins underground, les performeurs
se rencontrent au cours de joutes, de batailles (battle).
Un beat boxer exécute généralement une vocalise pendant quelques
minutes. Les muscles des joues, de la langue, du larynx, les
effets sur la respiration sont intenses, cet exercice soumet
l’ensemble du corps du chanteur à une forte contribution.
Depuis ces premiers duels en face à face, de plus en plus,
ces chanteurs-imitateurs construisent des scénarios, des mélodies,
ménagent le suspens de leur intervention scénique, etc. Leurs
performances durent immanquablement plus longtemps: le temps
de la pratique vocale s’allonge et devient un nouvel étalon
de mesure. Avec l’âge, les beat boxers s’interrogent aussi
sur leur capacité à durer comme artiste vocal. Certains hésitent
à se lancer corps et âme dans la carrière, avec la peur de
ne pouvoir à la fois maintenir le niveau de leur performance
corporelle, mais aussi face à la concurrence, risquer de ne
plus pouvoir vivre de cet art buccal (faiblement reconnu par
les institutions musicales et culturelles). D’autres n’hésitent
pas à franchir des frontières symboliques en s’associant avec
des chanteurs plus classiques (Ezra par exemple et la chanteuse
Camille, double victoire de la musique en 2006, interprète
féminine de l’année 2009), voire avec des orchestres symphoniques
comme le Philarmonique de NY ou dans le cadre d’universités
prestigieuses comme Columbia pour le «roi du beat box K. Muhammad».
Le nombre prend ici aussi toute son importance symbolique.
Le beat boxer adulé par ses pairs peut savourer le plaisir
d’avoir imaginé sa performance vocale au sein d’un ensemble
de musique classique. Ce faisant, il propulse cette technique
au-delà de la rue et des sans grades de la musique, au sein
d’antres de la musique classique… un moment au moins. Il permet
au beat box d’être écouté, si ce n’est apprécié, par un plus
grand nombre. Les beat boxers qui n’arrivent pas à s’aligner
sur ces nouveaux credo abandonnent souvent la pratique, faute
de pouvoir maintenir l’attention de l’auditoire, faute de
pouvoir continuer à intéresser des professionnels du spectacle…
En guise de conclusion
Cette frénésie quantitativiste ou quantophrénie est désormais
intégrée par les sportifs eux-mêmes, par les experts es corps
et par les artistes quelle que soit leur spécialité: le moindre
ratio permet d’évaluer une progression ou une déclinaison
de leurs performances, un «retour de forme» ou de créativité
ou au contraire une baisse ponctuelle ou inéluctable. A la
manière de la Physiognomonie qui interprétait à partir des
traits morphologiques tel ou tel caractère, les mesures veulent
préciser, programmer, si ce n’est prévoir les performances
de ces professionnels d’exception (Le Breton, 1992b, 84).
Ces mesures pléthoriques rassurent, elles fonctionnent comme
des moyens de réassurance pseudo scientifiques.
En effet, l’usage des statistiques dans les sports et dans
les arts contemporains détrône les autres manières de présager
de la valeur de la vie des êtres humains, et notamment de
la vie des professionnels enquêtés ici. Il fonctionne largement
sous le couvert d’une pensée magique où l’efficacité symbolique
entre en ligne de compte au niveau individuel et collectif.
J’appelle ce processus articulant les contraintes et les possibilités
collectives aux désirs individuels mâtinés de symboles: l’individualisation
symbolique. Comme toute pratique, les statistiques sont polysémiques,
la mesure est ambivalente. La mesure sportive ou artistique
devient «fétiche - faitiche» selon le jeu de mot de B. Latour
(1996). L’auteur rappelle ainsi que dans la culture occidentale
comme dans toutes les civilisations, des événements qui se
répètent notamment font partie intégrante de croyances, ou
à tout le moins d’usages fétiches. En Occident, les découvertes
et les avancées scientifiques peuvent être utilisées aussi
dans ce sens mythologique.
La mesure soutient le sens des actions individuelles et devient
une allégorie d’un ensemble de pratiques progressivement rationalisées.
Les sports et les arts quantifiés sont en ce sens rassurants,
car ils apparaissent contrôlés et contrôlables, ils renvoient
surtout à l’image de performances corporelles toujours améliorées,
en progression quasi infinie. Ces usages professionnels deviennent
des parangons du progrès humain ; leur mise en scène par les
médias et par les professionnels eux-mêmes, souligne cette
facette du corps actuel, une facette essentielle de la culture
contemporaine…
Notes
1] Entendre ici les autres
humains, mais surtout ceux qui sont différents d’un point
de vue culturel; d’où l’utilisation du «A» majuscule pour
les caractériser. Idem pour Individu, noté ici avec une majuscule.
2] Qui bien sûr n’en est
jamais un!
3] La iatrogénie exprime
l’ensemble des conséquences négatives ou indésirables sur
le corps humain, sur la santé.
4] A ce jour, nous avons
réalisé des entretiens avec un acrobate, deux apnéistes, deux
beat boxers, une chanteuse lyrique, un copiste, une contorsionniste,
un équilibriste, un funambule, deux jongleurs, un fakir, deux
imitateurs, deux mimes, deux nez, une œnologue, un yogi.
5] Il omet au moins un illustre
prédécesseur E. Rastelli capable de telles prouesses aux débuts
du XXème siècle. Ce dernier n’a d’ailleurs «jamais été dépassé!
(dixit)» selon Henry’s le funambule, lors de son entretien
avec nous en janvier 2009.
6] Le Human Beat Box consiste
à reproduire des sons d’instruments, des boites à rythme avec
la bouche et le souffle.
7] Emission La Nouvelle Star,
2007. Les vidéos de cette performance en beat box et les réactions
du jury sont disponibles sur l’Internet.
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international éditeurs.
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