Littératures et formes de socialisation
Panagiotis Christias (sous la direction de)
M@gm@ vol.3 n.1 Janvier-Mars 2005
FIGURES DU DÉSIR: L'AMOUR ENTRE DESTRUCTION ET SUBLIME, DEUX NOUVELLES DE JULIO CORTÀZAR
Mabel Franzone
mabel.franzone@wanadoo.fr
Enseignante;
Doctorante en Lettres; Membre du CEAQ et du CRICCAL (Paris III), France.
L'érotisme émane de toute oeuvre de création comme de la vie entière.
Telle une couche, une couche géologique archaïque, protohumaine,
complètement animale, il envahit le continent du langage humain
acquis et la vie psychique volontaire (Quignard, 1994, p.12) sous
les formes de l'angoisse et du rire. La société et le langage n'ont
pas cessé de se défendre contre ces deux formes de débordement qui
menacent l'ordre établi. Mais ce volcan s'exprime à sa guise dans
la création littéraire, comme d'ailleurs dans les autres arts. L'imaginaire
humain permet l'explosion de cette énergie qui nous travaille en
nous livrant mille formes du désir de l'autre, mille formes de la
quête de continuité en l'autre.
Les êtres qui se reproduisent sont différents les uns des autres,
séparés par un abîme incommensurable qui nous montre une fascinante
discontinuité. Pourtant, nous gardons en nous la nostalgie de la
continuité perdue. L'activité sexuelle de reproduction et la manifestation
humaine de l'érotisme nous portent à trouver cette continuité que
nous cherchons toujours de manière inconsciente tout comme nous
cherchons l'Age d'Or. C'est peut-être parce que notre vie a commencé
par une scène d'où nous étions absents. A l'homme, être d'images,
il manque l'image essentielle, celle de son origine: "L'homme est
un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce
qu'il voit." (Quignard, 1994, p.10) L'érotisme et la reproduction
ont non seulement un fondement biologique, mais aussi un fondement
imaginaire. Lorsque les cellules reproductrices se rencontrent,
elles meurent, et de cette mort une continuité s'établit pour constituer
un nouvel être. L'érotisme se trouve chargé de pulsions de vie et
de mort et c'est ainsi qu'il s'exprime dans les oeuvres de l'homme:
quête des limites, des confins de l'être. Le rêve restaure et fluidifie
ces confins, tandis que le langage les organise et les montre (Quignard,
1994, p.12) tout en les recouvrant de ténèbres.
Julio Cortázar [1] nous montre deux formes
du désir amoureux dans ses nouvelles "Circé" [2]
et "Orientation des Chats" [3], formes qui
vont jusqu'au désir de possession totale de l'autre et dont le dénouement
prendra un tour différent. Lorsque nous en faisons l'analyse conjointe,
l'image qui surgit en nous est celle du fil d'un équilibriste qui
serait tendu à la verticale et nous conduirait de la destruction
à l'état de sublime, du désir d'absorber et d'éliminer physiquement
pour posséder à l'ascension de l'amour comme une flèche de feu purificatrice
débouchant sur le respect du mystère de l'autre. Entre le "moi"
et le "toi" se produisent aux yeux de la conscience humaine les
premières dissensions et les premières unifications (Simmel, 1988,
p.147). Une tension qui navigue entre l'égoïsme et l'altruisme et
qui revêtira diverses modulations et formes de désir de l'autre.
Le conte "Circé" de par son nom nous place face à un archétype de
destruction. Mais si nous cherchons au-delà de la première image,
nous voyons qu'il s'agit bien d'une mise en scène de la Magna Mater.
Elle est "force, connaissance et transgression" (De Graveleine,
1993, p.51). Souvenons-nous du mythe grec: Ulysse envoie la moitié
de son équipage en reconnaissance, sur l'île d'Eole. La troupe pénètre
dans un bois et découvre un palais brillant de mille feux. Les expéditionnaires
entrent et sont reçus par la maîtresse des lieux, Circé, qui leur
offre un grand banquet. Mais à peine ont-ils commencé à se restaurer
qu'elle les effleure avec une baguette, les transformant en animaux:
cochons, lions, chiens, chacun suivant les tendances profondes de
son caractère et de sa nature. Puis elle les pousse vers une étable
remplie de ces mêmes animaux (Grimal, 1951, p.94). Sorcière et artisane
de transformations, Circé appartient à ce type de déesses qui rejettent
le mariage pour suivre un autre chemin: "celui qui conduit à apprendre
les secrets de la vie, l'envers du décor, l'autre face du visible"
(De Graveleine, 1993, p.51). Une telle décision fera des bois sacrés
élus par la Dea Mater des lieux interdits. Dans ces régions obscures
connues d'elle seule, elle pratiquera la science des herbes magiques
et des transformations. Avec elle, la sexualité est toujours présente
car la Déesse incarne aussi la femme des fontaines, la "femme-fontaine"
dont les apparitions induisent une manifestation de plaisir spectaculaire
et "ruisselante" (De Graveleine, 1993, p.46). De plus, en tant que
divinité féminine, tout animal est son allié, son serviteur, son
protégé.
Lorsque Cortázar recrée le mythe, la sorcière ne répond qu'à un
instinct assassin, le mythe originel étant brisé, en apparence,
par l'intrusion d'une pulsion mortelle dirigeant les énergies du
personnage vers la destruction des hommes et des animaux, empêchant
la métamorphose d'être un passage pour arriver au centre de soi-même.
Cette Circé n'a qu'une finalité: tuer. L'autre, celle du mythe,
change les hommes en animaux, instrument d'un retour à la vie sauvage,
étape de l'initiation vers la connaissance véritable. Mais tous
les mythes se référant à la Mère incluent la notion de mort. Les
Mystères d'Eleusis, ceux de Dionysos, Attis ou Adonis portent en
eux sang et sacrifice, mort et résurrection: "La sagesse du féminin
est là, quelque part dans cette acceptation de la mort." (De Graveleine,
1993, p.47) Mais comme partie de la vie. C'est là que se situe l'originalité
de Cortázar, en ne faisant agir son personnage que sous la pulsion
de mort, cette autre face du visible.
Delia Mañara, la Circé renouvelée, vit entre deux mondes, telle
une morte-vivante, un être de frontières, tel un ange de la mort
dont l'objectif aurait un sens unique: tuer pour pleurer la mort
et chercher de nouveaux êtres de sacrifice pour continuer à pleurer
sa souffrance. Déjà son apparence physique un peu étrange d'un être
immatériel exprime le magnétisme qu'elle exerce: "elle était blonde
et fine, très lente dans ses gestes et portait le plus souvent des
jupes claires et floues qui virevoltaient autour d'elle". Image
éthérée et féminine plus proche d'une apparition dorée de fée que
de celle d'une femme réelle. La description introduit quelque chose
d'inquiétant comme si nous abordions une région incompréhensible,
sensation grandissante au fur et à mesure que le personnage nous
est détaillé: "un chat suivait toujours Delia, tous les animaux
lui étaient aussitôt soumis, on n'aurait pu dire s'il s'agissait
de tendresse ou de pouvoir de domination, ils l'escortaient sans
qu'elle eut à les regarder. Mario remarqua un jour qu'un chien que
Delia s'apprêtait à caresser faisait un écart. Elle l'appela et
le chien vint docilement, peut-être content, tout prêt de sa main."
L'auteur pose des jalons pour nous avertir du danger. L'étrange
personnage avait d'autres troublantes activités.
Enfermée, elle préparait des élixirs, des liqueurs et des bonbons.
Elle passait ses journées à expérimenter de nouvelles formules,
mélangeant les ingrédients, gardant les bonbons dans de vieilles
boîtes tapissées de soie verte. C'est dans l'alchimie de ces breuvages
et autres douceurs que réside son pouvoir. Delia existe seule, seule
avec sa proie. Sa capacité à annuler le contexte social et familial
nous renseigne sur la vie du personnage, dans un autre temps, un
autre espace. L'amoureux-protagoniste est Mario. Mais avant lui,
il y eut deux morts: celui qui se "suicida en se jetant du haut
d'un pont et celui qui mourut de manière subite et mystérieuse en
franchissant le seuil de la maison de Delia." Tant les voisins que
les deux familles - la sienne et celle de Mario - tenaient la jeune
fille pour responsable et tentaient d'en avertir le jeune homme.
Plusieurs voix s'élèvent pour dénoncer la transgression mais, refusant
de les écouter, Mario finit par s'enfermer dans le même monde que
celui de Delia. Examinons ces voix, dont la première est celle du
voisinage qui exprime la censure sociale.
Si Delia est sourde, Mario est aveugle. Deux mondes complètement
séparés se profilent, d'un côté la ferme opposition de l'entourage,
de l'autre, celui de Delia et de son amoureux. La jeune fille dirige
le jeu-destin, mettant en oeuvre un balancement entre l'interdit
et la transgression. Elle sait que ce qu'elle fait va à l'encontre
d'une certaine loi, mais n'en continue pas moins, enfermée dans
une expérience intérieure de plaisir. C'est pourquoi les allusions
l'accusant de l'assassinat de ses deux fiancés ne l'atteignaient
pas, bien qu'elle fût consciente qu'un tel passé amoureux lui valait
de nouveaux succès. Mario ne connaissait pas ses deux prédécesseurs
mais les rumeurs étaient malignes et insistantes si bien que, lorsqu'il
se mit à fréquenter la jeune fille, il commença à recevoir des lettres
anonymes mettant en doute l'innocence de celle-ci. "Le pire vint
un samedi midi dans une enveloppe bleue lorsque Mario trouva la
photo d'Héctor parue dans Ultima Hora et les lignes suivantes soulignées
en bleu: "Seul un profond désespoir put le conduire au suicide,
d'après les déclarations de ses proches ..." Il brûla l'enveloppe
et se mit à dresser la liste des suspects, se promettant de s'en
ouvrir à Delia pour la sauver de cette bave gluante, de ce dégeulis
intolérable des rumeurs." Le doute tissé autour de ces morts mettait
en colère Mario désireux de la protéger comme le chevalier protège
sa dame. Cinq jours plus tard arriva la deuxième lettre: "Moi, à
votre place, je ferais attention au seuil de la porte." Désormais
Mario soupçonnait sa propre famille. Il s'enfermait dans cette attitude
dictée par ses sentiments sans croire ni ce qu'il voyait ni ce qu'il
entendait, devenant chaque jour plus imperméable, comme Delia. Mais
"il n'est pas sain de neutraliser cette colère collective, qu'exprime
une blessure sociale, afin de ne plus la ressentir et de ne pas
exercer en conséquence de pression en faveur du changement et de
l'évolution." (Pinkola Estés, 1996, pp.502-503)
La blessure sociale est celle provoquée par la transgression brutale
des normes de vie, mais les deux personnages neutralisent ces voix.
Le voisinage savait exactement ce qui se passait, mais comme disait
le père Mañara: "Tu ne connais pas Delia. Les lettres anonymes ne
la touchent pas... je veux dire qu'ils ne lui font ni chaud ni froid.
Elle est plus dure que tu ne crois." Les voisins essaient de réveiller
la conscience de Mario, incarnant la colère collective, accusant
l'auteur des crimes comme le font les choeurs dans la tragédie grecque.
Dans nombre de ces tragédies apparaît un contraste entre un homme
"maître de lui et un choeur formé des femmes épouvantées." [4]
L'homme c'est Mario, le choeur, le voisinage. "Le choeur doit être
tout à la fois intéressé plus que quiconque à l'issue des événements
et pourtant incapable d'y jouer lui-même aucun rôle." [5]
Le "choeur" qui dénonce Delia n'a pas de voix, au sens littéral
du mot; choeur plus moderne, il utilisera la parole écrite pour
se manifester: coupures de journaux, photos, messages d'alerte.
Mais l'homme se refusera à écouter quoi que ce soit, aveugle et
sourd aux avertissements, sûr de lui et de la raison de ses raisons.
Au contraire, plus le voisinage haussait la voix, plus Mario s'intéressait
à Delia, plus il se coupait de l'extérieur. Les autres voix qui
se manifestent, pas mieux écoutées, sont celles des parents, tant
ceux de Delia que ceux de la propre famille du jeune homme.
Les proches de Delia assumaient une attitude transgressive dans
un langage voilé: gestes, insinuations, visages désespérés, phrases
incohérentes. Signes qui marquaient un mécontentement sans toutefois
l'énoncer, comme s'ils élevaient une interdiction en maintenant
une opposition intérieure. Un jour Mario apporta des bonbons à Délia.
Papa Mañara lui dit "-Tu n'aurais pas dû acheter ça, mais vas-y,
elle est dans le salon - ils le regardèrent sortir et échangèrent
un regard... et la dame poussa un soupir en détournant les yeux.
Soudain ils avaient l'air malheureux tous les deux, perdus." Cette
tristesse est l'expression de la transgression commise, mais complice
de l'assassinat. En s'abstenant d'être clairs dans leur discours,
la révélation des faits n'a pas lieu, même si les parents n'approuvent
pas l'attitude de leur fille: "Lui qui avait pensé que les Mañara
allaient se réjouir quand il se mit à apporter des extraits à Delia;
au lieu de cela ils avaient pris un air hostile et fermé, et s'étaient
tus, sans commentaire ..." En eux tout était silence, échanges de
regards, bruissement de pages de journaux, comme pour alerter d'une
manière ou d'une autre. Le langage s'avère insuffisant. Mais ce
n'est pas seulement l'attitude d'un personnage d'un conte de Cortázar.
Pour Georges Bataille, la complexité de ces attitudes est inhérente
à la création de la loi et à sa violation. L'auteur nous dit que
le commandement "Tu ne tueras pas" suivi de la bénédiction des Forces
Armées et d'un "Te Deum" soulignent la névrose absolue des sociétés
(Bataille, 1957, p.71) qui, d'un côté instaurent une prohibition,
de l'autre la neutralisent. Comme s'il y avait deux espèces d' "ordre",
et que les deux fussent contraires. Ainsi en cherchant à atteindre
l'un, l'autre surgit comme une idée de désordre. L'ordre exprimé
par les différentes "voix" n'est pas celui de Delia ni même de Mario.
"D'une manière générale la réalité est ordonnée dans l'exacte mesure
où elle satisfait notre pensée. L'ordre est donc un certain accord
entre le sujet et l'objet. C'est l'esprit se retrouvant dans les
choses." (Bataille, 1957, p.71) Et pour le moment les deux esprits
se rencontrent, chacun sentant l'objet recherché par l'autre. Deux
ordres de réalités se sont installés: celui de Délia et de Mario
et celui de l'extérieur. Pourtant, même les voix les plus proches
tentent d'alerter Mario du danger.
Le plus dur pour Mario fut d'affronter les rumeurs de ses proches,
alors qu'il souffrait encore des allusions lancées par les êtres
qui lui étaient le plus chers: "Il ne devait pas y accorder d'importance,
mais cette fois le feu croisé des ragots, le visage servile de Maman
Céleste déblatérant à l'oreille de tante Bébé, l'expression de chagrin
incrédule sur le visage de son père... Il le dit à Maman Celeste
- vous la détestez parce qu'elle ne fait pas partie de la racaille
comme vous, comme moi - et il ne broncha même pas lorsque sa mère
fit le geste de le frapper au visage avec une serviette de toilette."
Puis c'est la rupture manifeste et Mario passe directement dans
le monde fermé de Delia, de plus en plus amoureux, nourrissant maintenant
un amour illimité pour la jeune fille. Les voix qui dénoncent les
crimes ne font qu'exacerber l'amour. L'érotisme du point de vue
de la raison, qu'elle soit collective ou familiale, est considéré
comme une "chose", comme un objet monstrueux, car il est vu du dehors
nous dit Georges Bataille (Bataille, 1957, p.43). Pour Edmond Jabès
les mots "loin" et "lointain" sont porteurs du mot "loi", la loi
est faite à partir du regard extérieur (Jabès, 1991, p.157). Si
nous nous plaçons sous l'angle de l'expérience intérieure, nous
le trouvons finalement justifié car c'est une énergie affective
qui enflamme le corps, obnubile toute logique. Le regard intérieur
jouit ou souffre des murs propres à l'érotisme, à l'amour qui se
vit à deux. Les voix extérieures qui oeuvrent comme les choeurs
dans la tragédie grecque le font sous la double impulsion de la
frayeur et du désir, c'est un érotisme condamné. Pour les amoureux,
ce sont, dans la vie, des sentiments qui permettent de passer de
l'état de chrysalide à celui d'animal parfait. L'expérience intérieure
de l'homme est donnée à l'instant où, brisant la chrysalide, il
prend conscience de se déchirer lui-même (Bataille, 1957, p.45).
La résistance opposée à partir des discours extérieurs est, pour
Mario, dénuée de sens car il veut vivre de façon ardente le jeu
de l'amour, l'expérience intime et totale de lui-même. Le jeune
homme se donne complètement.
Ce don permet à Delia de jouer avec l'intérêt du jeune homme: "Parfois
Mario s'approchait de la fenêtre de Delia et lançait une petite
pierre. Elle se montrait parfois ou bien il l'entendait rire à l'intérieur,
de façon un peu moqueuse, sans lui donner d'espoir." C'est le jeu,
toujours ce jeu érotique que Delia pratique à merveille de façon
à toujours faire pencher la balance en sa faveur. Elle trouve en
Mario la proie idéale, car lui adore cette Delia lointaine et absente
du monde, si bien que tous deux se trouvent plongés dans l'expérience
de l'érotisme. Mais cette soif d'amour platonique - jamais il n'est
question de sexe - est peut-être la quête obscure et occulte de
la femme-passage de mort. C'est peut-être une tentative pour effacer
la différence qui les sépare encore. Distance imposée par la jeune
fille jusqu'à ce que Mario la demande en mariage: "Avant de s'en
aller, il lui demanda de l'épouser en automne. Delia ne dit rien...
puis elle le regarda les yeux brillants, se dressant soudain. Elle
était belle, sa bouche tremblait légèrement. Elle fit un geste comme
pour ouvrir une porte dans l'espace, un geste presque magique -
Alors tu es mon fiancé - dit-elle. Comme tu me sembles différent,
comme tu as changé." La porte est celle de l'érotisme, désormais
déclaré, manifesté, accepté. C'est le lever de l'interdit, le feu
vert pour le tuer.
A partir de cet épisode, tout se précipite, tout se conjugue pour
l'estocade finale. Pour en appréhender le sens, il convient d'observer
le personnage de Delia-Circé de l'intérieur, depuis sa vie pulsionnelle.
Ce n'est pas une coïncidence si les animaux commencent à tomber
malades et à mourir. Avant de concrétiser chaque assassinat, elle
tue les animaux offerts par son prétendant. D'abord ce fut le petit
lapin offert par son premier fiancé, celui qui se jeta du haut du
pont. Puis ce furent les poissons offerts par les parents de son
deuxième fiancé qui succomba brusquement sur le seuil de la maison.
C'est maintenant un chat qui - annonce Delia - "a avalé trop de
poils et qui va mourir". Dans ce contexte, elle s'enfermait de plus
en plus dans son monde, s'obstinant à jouer du piano et surtout
à éteindre toute lumière dans la maison, faisant ainsi disparaître
ses parents de la scène. Royaume de l'obscurité, sa vie se fait
au milieu des ténèbres, "métaphore du versant intime et ténébreux,
satanique et inquiétant que revêt le double inconscient de l'âme
(Durand, 1984, p.102-103). Concentration de symboles nocturnes,
la salle à manger devient le lieu de la mortelle dégustation. "Delia
offrit des bonbons à Mario, comme le suppliant. Il en prit un, le
garda entre ses doigts, elle, le souffle haletant... l'encourageant
du geste, les yeux écarquillés, son corps oscillant à peine sous
l'effet de sa respiration." Expression de l'angoisse de l'acte imminent,
rappelons que cette angoisse est l'une des formes assumées par l'érotisme
comme nous l'avons signalé en évoquant Pascal Quignard. Mélange
de plaisir et de souffrance où tout déborde, la violence introduite
efface toute prohibition, dépasse la transgression, est impossible
à endiguer. Delia est en transes, elle a réussi à communiquer avec
l'abîme de la mort.
Mario tombant peu à peu dans l'abîme sera, comme Ulysse, sauvé,
in-extremis. Pour le héros du mythe, c'est la plante offerte par
Hermes, moly, qui neutralisera les pouvoirs de la sorcière et empêchera
sa métamorphose en animal; pour Mario, c'est la clarté de la lune
illuminant le plateau en maillechort [6]
et le bonbon: "il vit la menthe et le massepain mélangés aux pattes,
aux ailes et à la poudre de la carapace d'un cafard". Tout se détraque,
l'acte manqué et le sentiment de rupture consécutif dépassent toute
prévision. Mario tente d'étrangler Delia, non sous l'effet d'une
pulsion assassine "mais pour qu'elle ne pleure pas, pour la protéger
de cette horreur qui montait de sa poitrine, un borborygme de pleurs
et de plainte mêlés de rires brisé par des convulsions". Et nous
trouvons ici un autre aspect de la nuit négative, de la nuit à l'intérieur
du Régime Diurne de l'Image, selon l'archétypologie de Gilbert Durand
[7]. Ce sont les larmes, les eaux nocturnes,
matière du désespoir: "L'eau est le symbole profond, organique,
de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux
sont si facilement noyés de larmes." (Bachelard, 1942, p.113) Ce
sont elles qui ouvrent dans toute son ampleur l'éventail de tristesse
qu'est la véritable vie de Delia. Elles découvrent la zone où s'unissent
la douleur et l'abîme, la brèche fascinante et maudite, oiseau noir
voletant dans le coeur, angoisse impitoyable. Mario, amant platonique
jusqu'à la fin, veut la protéger d'elle-même en déchaînant la violence,
en réponse à une autre violence; il est le seul à comprendre le
coeur fermé de Delia, prélude à l'interdit, le fond, l'essence du
mystère de la vie. Cette vie qui est excès, prodigalité et qui,
privée de limites met elle-même fin à ce qu'elle a créé (Bataille,
1957, p.96).
Le personnage de Delia trouve sa filiation avec la mort et la féminité
qui dominaient le phénomène des Amazones. Celles-ci - race "dégénérée"
ennemie des hommes, assassin des hommes et toujours hostile au mariage-furent
toujours les gardiennes des sépulcres rupestres, depuis la Crète
à l'Arabie (Bachofen, 1996, p.713-714). Une telle filiation sera
assumée aussi par Médée, nièce de Circé; Hécate et d'autres déesses
qui mettent en évidence la lutte sans merci des ténèbres contre
la lumière. La mort et le principe féminin se prolongent par un
lignage de sorcières, toutes unies par un lien de parenté et réveillant
les structures originelles. L'érotisme manifesté ici comme destruction
est l'énergie qui cherche à détruire la vie, la sexualité et l'amour;
sorte de fascination développant une pulsion mortelle comme si,
dans la mort, résidait la façon de s'approprier la discontinuité
qui nous sépare de "l'autre". Cet autre qui, pour Delia, est l'homme,
l'animal aussi, relations prédestinées à mourir de ses propres mains:
"Derrière Delia, de la cuisine où il avait trouvé le chat se traînant
encore dans la maison, les yeux crevés par des bûchettes..." Delia
détruit tout, celui qui l'aime ou qui tombe sous son charme, ainsi
l'animal est-il lui aussi sacrifié, toute barrière d'interdit étant
définitivement levée. Dans sa transgression, Delia se rapproche
de l'animal car "dans l'animal vit ce qui échappe à la règle de
l'interdit, ce qui demeure ouvert à la violence, à l'excès, qui
commande le monde de la mort et de la reproduction." (Bachofen,
1996, p.93) Chez le chat se matérialise la mutilation dont vient
de souffrir Mario, celle de l'aveuglement. Par cette mort animale,
la jeune fille scelle son ascendant illimité sur les animaux, son
droit de vie et de mort, comme si nulle règle d'aucune sorte n'existait
à leur égard. Ce complètement "autre", tant animal qu'humain, éveille
en elle une excitation énigmatique, un désir de combler le vide
de la discontinuité, le besoin de posséder son mystère. Il s'agit
bien de l'érotisme et de la destruction qui comblent ses sens, dirigent
sa propre vie. Mais comme nous l'avons dit au début, Cortazar ne
brise le mythe qu'en apparence seulement; de nombreux auteurs ont
mis en scène cet érotisme-angoisse. Euripide dans son Cresphonte
nous donne une Méropée en tant que persona funera, essentiellement
triste, déplorant la naissance de ses enfants et se réjouissant
de leur mort (Bachofen, 1996, p.713). En grec les mots "triste"
et "déplorer" dérivent du mot "terre", ce qui fait dire à Bachofen
dans sa conclusion que l'espérance suprême mise par la foi des Mystères
dans la mort et le deuil est celle de la consolation maternelle
(Bachofen, 1996, p.927). Nous nous demandons alors si cette forme
d'érotisme, subtile et portée au summum de l'angoisse destinée à
vivre la tristesse jusqu'au bout ne serait pas une forme féminine.
C'est du moins ainsi qu'elle se présente dans ce récit.
L'AMOUR SUBLIME
Ce même auteur nous offre une autre forme de désir dans "Orientation
des Chats" [8], où, comme son nom l'indique,
l'érotisme est lié au mystère du principe féminin qui converge vers
le mystère de l'animalité dont l'homme-personnage se sent exclu
: "Quand Alana et Osiris me regardent je ne peux me plaindre de
la moindre dissimulation, de la moindre duplicité. Ils me regardent
de front, Alana son éclat bleu, Osiris son éclair vert". Les deux
éclats heurtant de manière directe les yeux du protagoniste, aucun
des deux ne se dérobant ou ne cachant d'autre intention que celle
de simplement le regarder, en se donnant comme se donne Mère Nature,
sans réserves. Le regard pur et sans ambiguïté est lu comme image
ontologique immanente, synonyme d'ingénuité, de l'immédiateté originelle,
immémoriale (Durand, 1984, p.226). Euphémisation de la femme, de
l'animal et de la Nuit, les trois éléments trouvent un autre contenu
sémantique. C'est celui offert par le ton du récit, qui vise à une
profondeur différente, une intention de parvenir au centre de la
féminité, de l'archétype de la Femme à l'intérieur d'un Régime Nocturne
[9], lié aux notions de richesse insondable:
"C'est le même regard qu'ils ont entre eux... Femme et chat se reconnaissant
depuis des plans qui m'échappent, que mes caresses ne parviennent
pas à dépasser." Ainsi l'homme, même en mettant en oeuvre toute
sa tendresse, toute son affectivité, ne peut atteindre ce lieu inconnu,
palpitant et éternel. "L'esprit des profondeurs est impérissable;
on l'appelle la Femelle mystérieuse..." [10],
où femme et animal se reconnaissent, vertige de lumières, signe
de fraternité. Cette conjonction d'éléments implique un schème de
descente marqué de rêves de retour vers les abîmes animaux, entourés
de symboles d'intimité. Cet homme, dépourvu de nom dans le récit,
comme si l'auteur avait voulu le dépouiller de toute identité, sait
déjà que ces abîmes lui sont interdits à jamais: "il y a longtemps
que j'ai renoncé à tout empire sur Osiris, nous sommes de bons amis
depuis une distance infranchissable; mais Alana est ma femme et
la distance entre nous est autre... quelque chose qui s'interpose
dans mon bonheur lorsque Alana me regarde de face, comme Osiris...".
Le mot qui domine le récit, maître-mot, est distance, accepté eu
égard à l'animal, mais combattu s'agissant d'Alana. Le principe
masculin tente de résoudre cette différence avec l'animal, par le
principe de domination, mais en homme souple, il comprend aussi
l'impossibilité d'une telle relation. Avec la femme, le problème
est autre. Le protagoniste, sans nom, considère cet éclat dans les
yeux, ce don total, comme un obstacle à son bonheur. "Et nous nous
efforçons d'accéder à la perspective de la continuité, qui suppose
la limite franchie, sans sortir des limites de cette vie discontinue."
(Bataille, 1957, p.156) Complexité de l'amour qui veut à tout prix
dépasser les limites, tout en désirant les respecter: "c'est étrange,
bien qu'ayant renoncé à pénétrer complètement dans le monde d'Osiris,
mon amour pour Alana refuse cette beauté de chose terminée, de couple
pour toujours, de vie sans secrets. Derrière ces yeux bleus il y
a autre chose. A ma manière je m'obstine à vouloir comprendre; je
l'observe sans l'épier; la suis sans méfiance; j'aime une merveilleuse
statue mutilée, un texte non achevé, un fragment de ciel inscrit
sur la fenêtre de la vie." Contradiction de l'homme-amant qui ne
veut pas d'une vie "sans secrets" et qui pourtant s'efforce de descendre
avec elle, vers elle, jusqu'au fond, et de découvrir ainsi le secret,
l'inaccessible. La sensualité est marquée par cette ligne extrêmement
subtile consistant à rester longuement devant l'objet de désir,
désirant aller jusqu'au bout, sans pourtant faire le pas nécessaire.
"Nous savons que la possession de cet objet qui nous brûle est impossible.
De deux choses l'une, le désir nous consumera, ou son objet cessera
de nous brûler." (Bataille, 1957, p.157) Si la possession complète
et totale d'Alana-Femme signifie la mort du désir, la fin de l'amour,
l'homme essaiera doucement, de l'extérieur, d'entrer sans entrer,
manière de maintenir et d'alimenter l'érotisme: "au fond des mots,
des gémissements et des silences, palpite un autre royaume, respire
une autre Alana. Jamais je ne le lui ai dit, je l'aime trop pour
briser cette surface de bonheur sur laquelle ont déjà glissé tant
de jours, tant d'années." Pénétrer le secret, le briser, objectif
qui nourrit la vie amoureuse, mais non dit, exprimer par des mots
un tel désir de possession aurait brisé quelque chose. Les Mystères
sont dans le Monde mais pas pour être pénétrés, pour être changés
en langage, pour que l'être humain puisse aller de lui-même vers
le complètement "autre" mais toujours à l'intérieur de son espace
intime et tiède, sans franchir la ligne de séparation. La quête
de l'autre devient une descente vers soi-même qui changera la violence
de la possession en lente dégustation d'intimité pénétrée, imaginée,
projetée. Tout se joue du côté du sentiment et non du côté de la
connaissance; le personnage peu à peu détaillera les obstacles rencontrés
à chaque tentative de compréhension-possession.
Il cherchera du côté de l'art, d'abord de la musique puis de la
peinture, c'est-à-dire par la sublimation du Beau, comme si c'était
là le point de passage pour arriver à la "Femelle Mystérieuse":
"Que pouvais-je faire avec Osiris? lui donner son lait, le laisser
dans son cocon noir ronronnant et satisfaisant; mais Alana, je pouvais
la conduire de nouveau dans cette galerie d'art comme je l'avais
fait hier... jamais elle ne se rendrait compte que son pas lent
et réfléchi de tableau en tableau la transformait au point de m'obliger
à fermer les yeux et à lutter pour ne pas la serrer dans mes bras
et l'emporter dans un délire, dans une course folle en pleine rue...".
Le rapt de la jouissance esthétique d'Alana ne fait qu'augmenter
la sensualité du mystère et l'homme met son espoir dans l'art comme
source de connaissance de "l'autre", comme voyage vers l'Alana secrète,
sans penser qu'au contraire "l'éternel féminin" [11]
est normalement en osmose avec le flux vital suscité par la contemplation
esthétique "Je la voyais se donner à chaque peinture, mes yeux multipliaient
un triangle fulgurant qui s'étendait d'elle au tableau et du tableau
à moi pour retourner vers elle et appréhender le changement, l'auréole
différente qui l'enveloppait un instant pour céder ensuite devant
une autre, une tonalité qui l'exposait à la véritable, à l'ultime
nudité. Impossible de prévoir jusqu'où se reproduirait cette osmose..."
Deux tableaux, deux oeuvres d'art s'ouvrent aux yeux et à la sensibilité
de l'homme amoureux, avec un effet de masse et de mouvement (Wölfflin
1988, p.76). Le cumul des images, celles du tableau et celles d'Alana
regardant le tableau, faisaient pression vers le haut. L'intention
n'est pas de chercher la perfection de l'ensemble ni d'arriver à
la beauté de la construction, mais de vivre une expérience, de se
transporter dans l'événement, d'accompagner Alana et l'oeuvre avec
le mouvement du corps. "En outre l'action n'est pas confiée à des
éléments de force isolés, mais se communique à la masse tout entière,
le corps tout entier est entraîné dans un élan du mouvement." (Wölfflin
1988, p.76) Le triangle est formé des trois corps en ascension,
celui de la femme, l'oeuvre et son propre corps embarqués dans une
ascension fulgurante, vocation pour les hauteurs, axe vertical qui
le conduira vers la cime: "combien de nouvelles Alanas m'emporteraient
enfin vers la synthèse dont nous sortirions tous deux comblés...
moi parce que je saurais que ma longue quête était arrivée à son
terme et que mon amour embrasserait désormais le visible et l'invisible...".
Telle est la cause, tel est l'effet recherché, unir visible et invisible,
deux niveaux de vie, deux niveaux de perception qui, pour être mis
en contact, requièrent une constellation féminine, sublime: "C'est
lui (le féminin) qui va, enfin, favoriser l'émotion esthétique,
suscitée par le monde, le frémissement égal par rapport à lui, c'est
lui aussi qui induit une pensée caressante sachant dire les choses
telle qu'elles sont, et non telles qu'elles devraient être." (Maffesoli,
2000, p.208-209) C'est en essayant d'éluder le mystère du principe
féminin qu'il trouve encore plus de féminin et de mystère, la jouissance
esthétique s'unissant au prélude d'une jouissance sexuelle, autre
réunion incompréhensible faite seulement pour être vécue, mais non
pensée et encore moins analysée. S'il y a bien ascension comme projection
vers l'autre, comme sublimation esthétique, au sein de l'homme se
profile un mouvement contraire, un glissement vers des zones de
fange, terrain glissant et visqueux où tout se trouve réuni, liquide
lubrifiant la cavité sexuelle. Le principe féminin finit par introduire
dans son sein celui qui se veut observateur, provoquant une vibration
érotique qui le pénètre et le consume, comme une douce Mélusine.
L'objet du désir finit par faire un avec l'homme. Il le dépasse,
le transforme en feu. La peinture devient miroir de la lumière,
reflet de l'amour. Et l'amour est celui qu'analyse Plotin, celui
de l'Aphrodite terrestre, l'âme du monde (Plotin, 1991). Il inspire
les unions et les affections du monde d'en bas, tout en offrant
le moyen de s'élever vers le monde du sublime. A cet amour s'oppose
celui de l'Aphrodite céleste, c'est-à-dire le pur esprit tendant
vers l'intelligible (Plotin, 1991). Il y a intuition esthétique
ici-bas nous dit Plotin, "quand l'objet délie en nous un moi plus
profond et nous transpose dans un autre univers: l'âme se souvient
d'elle même et de ses biens." (Plotin, 1991, p.193). Et les noces
de l'amour et de l'esthétique, union transcendante, arrive à son
climax lorsque "chaque peinture détruisait Alana en la dépouillant
de sa couleur précédente, arrachant en elle des modulations de liberté,
du vol, des grands espaces, affirmant son refus face à la nuit et
au néant, désir solaire, sa presque terrible impulsion d'oiseau
phénix." Et l'amant curieux s'élève dans la joie de contempler la
jouissance de sa femme, s'élève en vol solaire, poussé par le feu
sexuel maintenant changé en feu spirituel, tel l'oiseau de feu..
"Car j'étais cela aussi, cela était mon projet Alana, ma vie Alana,
cela avait été désiré par moi et réfréné par un présent de ville
et de parsimonie, cela désormais la fin Alana, enfin Alana et moi
dès maintenant, à partir de maintenant exactement." La peinture,
les tableaux, reflet de la lumière, du feu, ont multiplié la chaleur
pour que, accompagnant Alana, en l'observant, en l'aimant, il monte
avec elle sur un char de feu, en quête des ailes de l'oiseau, unis
finalement dans le "projet Alana". Comme sur un caducée, deux serpents
se dressent étroitement unis depuis le sexe jusqu'à l'esprit pour
transcender et partir vers un autre univers. L'amour pour Alana
est arrivé à l'union maximale et à la sublimation de l'érotisme
"j'aurais voulu la tenir nue entre mes bras, l'aimer de telle manière
que tout fût clair, dit pour toujours entre nous...". Un axe vertigineux
monte et descend touchant ce qui est en bas, effleurant les cimes,
explosion des limites, expansion corporelle. Le moment et le mouvement
sont aussi intenses que fragiles. La rupture de l'extase arrive
et l'homme se verra propulsé vers un extérieur, la barrière dressée
une fois de plus.
Quand enfin il sentait que tout "pouvait être dit", que le secret
allait se lever, que le mystère-Alana allait être résolu, pénétré,
possédé, Alana lui échappe. Entre ses doigts, liquide visqueux ne
supportant aucun contenant, le principe féminin s'en va vers d'autres
régions, régions interdites, où la femme retrouve son compagnon
de toujours, avec lequel elle partage une dimension impénétrable.
Alana va vers le tableau "que tous les visiteurs m'avaient caché,
reste longtemps immobile à regarder la peinture d'une fenêtre et
d'un chat... Je vis que le chat était identique à Osiris et qu'il
regardait au loin quelque chose que le mur de la fenêtre nous empêchait
de voir." Animal et femme regardant dans la même direction, abstraits,
compagnons de l'invisible, laissant en dehors du tableau, en dehors
du monde, les autres êtres qui soudain se révèlent étrangers au
monde de communion féminine, à la complicité des regards unis dans
un seul axe, au-delà du réel. Quiétude de deux êtres réunis dont
l'attitude corporelle traduit la magie de l'instant, universel et
absolu "Immobile dans sa contemplation il semblait moins immobile
que l'immobilité d'Alana. D'une certaine façon je sentis que le
triangle s'était brisé, elle était allée vers le tableau mais n'en
était pas revenue, elle restait du côté du chat regardant au-delà
de la fenêtre où nul ne pouvait voir ce qu'ils voyaient, ce que
seuls Alana et Osiris voyaient lorsqu'ils me regardaient de face...
". Magie brisée pour l'homme, la figure qui l'unissait à la femme
disparaît; Alana trouve Osiris, Osiris s'unit à Alana et tous deux
partent pour un voyage sans fond, dont eux seuls connaissent le
point d'arrivée ou de naufrage, la jouissance et la complicité,
la fraternité et l'amour. Le véritable Osiris et celui du tableau
ne font qu'un. Alana comprend leurs cris. Ils ne sont que tous les
trois à parler ce langage de murmures occultes, triangle formé par
le chat, la femme et le tableau. L'art nous emmène de nouveau vers
cette mémoire de l'éternel, la "voix de la conscience surnaturelle
qui siège en nous sur le fond inaliénable et perpétuel." [12]
Etres et Vie se réunissent dans le lieu primordial où nous sommes
dans l'Univers entier. Là où Alana a abandonné l'homme et découvre
l'animal, là où tous deux s'unissent en une expérience de transparence,
celle-là même qui est obscurité pour l'homme.
CONCLUSION
Pourquoi ce désir de possession se heurte-t-il à une limite infranchissable?
Le mystère du désir touche toute frontière - celle de la féminité
comme celle de l'animalité - L'érotisme est le fil qui nous lie
à l'autre dont nous espérons qu'il nous permettra de trouver la
continuité si ardemment désirée par notre âme; pourtant, il débouche
sur la discontinuité de l'être, rupture initiale et répétée à chaque
instant. Julio Cortazar nous entraîne dans un voyage vertical, tout
d'abord vers le bas, descendant avec Delia pour trouver et tenter
de comprendre, sans les juger, ses pulsions d'amour mortel allant
du sacrifice au discontinu, du discontinu à sa propre destruction,
de la destruction à l'impossible. A travers l'enfermement dans lequel
vivent les deux personnages, il y a une altération sensible du temps
et de l'espace qui va jusqu'à se réduire à l'étroitesse de l'abîme,
au momentané de la chute. Car c'est bien de cela qu'il s'agit -
chute, discontinuité de zones infranchissables qui, si on l'observe
bien, est vécue comme plusieurs ruptures abruptes, brutales que
l'âme humaine a bien du mal à comprendre. L'attitude prêtée au personnage
sectionne peu à peu le récit comme à coups de hache féroces, comme
si chaque tentative de possession devait immanquablement nous entraîner
vers un terrain vide, là où se perd tout notion d'identité-altérité,
nous précipitant dans un face à face avec la mort. La nouvelle Circé
est brûlée par l'objet du désir. Mais le voyage continue et comme
nulle chute ne saurait être suivie d'ascension - aux dires de Bachelard
- Cortazar nous montre le chemin du sublime, ascension du désir,
de l'image, de la jouissance se hissant sur le plan esthétique et
rencontrant l'Absolu.
Dans "Orientation des Chats" le chemin est celui de l'acceptation
d'une barrière infranchissable, d'abord vis-à-vis de l'animal, puis
le cheminement de l'amour vers l'amour sublime, du sublime au momentané,
du momentané au discontinu et de celui-ci à la descente. Nous ne
parlerons pas ici de chute mais de descente car l'attitude de l'homme
amoureux est celle du respect, de l'acceptation du mystère insondable
du principe féminin, de la séparation existant entre l'autre et
le moi. Cette différence est acceptée sans drame, comme si une sagesse
venue de temps antérieurs à l'être s'en venait noyer l'âme.
La création littéraire nous apparaît alors comme une façon d'exorciser
nos angoisses, de mettre en scène cet érotisme, pulsion de vie et
de mort. Erotisme véhiculé par les mythes, l'imaginaire et le rêve,
par la plume qui, comme le dit si bien l'auteur [13],
tantôt sauve du pire, tantôt est une corde pour se pendre. Ainsi
cette verticalité montrée par l'auteur nous conduit-elle, à travers
deux figures du désir amoureux, au plus noir de notre âme pour y
découvrir notre double ténébreux et, de là, monter comme une flamme
vers les confins de l'image et de l'Absolu, dans une quête passant
par l'esthétique pour bientôt rejoindre l'expérience mystique, le
sublime, la hauteur totale et complète, même momentanée, suivie
d'une descente en douceur, provoquée par le respect du "toi".
NOTES
1] Ecrivan argentin (1914, Bruxelles- 1984, Paris)
qui résida à Paris à partir de 1951, date à laquelle il abandonna
l'Argentine à la suite de désaccords avec le péronisme. Parmi ses
oeuvres on peut citer: Los Reyes, Bestiario, Queremos tanto a Glenda,
Octaedro, Los Premios, Rayuela, 62/Modelo para Armar, El Libro de
Manuel.
2] Dans son livre Bestiario, Editorial Sudamericana,
Planeta. Buenos Aires, pp.91-115.
3] Dans Queremos tanto a Glenda, Ediciones B. Libro
Amigo, Narrativa, Barcelona, 1984, pp.7-12.
4] En "Les Suppliantes", "Perses" y "Sept contre
Thèbes". Jacqueline de Romilly. La Tragédie Grecque, Quadrige, Paris,
Presses Universitaire de France, 1970, p.28.
5] Ibidem.
6] Métal obtenu par l'alliage de l'argent et de
l'étain.
7] Régime de l'antithèse, double polarisation des
images autour de l'opposition lumière-ténèbres. La nuit et ses valeurs
assument une valorisation négative. Durand G., Les Structures Anthropologiques
de l'Imaginaire, Op. Cit., p.69.
8] Julio Cortázar, Queremos Tanto a Glenda, Op.
Cit., p.7-12.
9] Ce Régime se caractérise par une captation des
forces vitales du devenir, une transmutation des figures de Cronos,
l'incorporation de figures constantes qui rassurent, l'arrivée de
cycles qui au sein-même du devenir assumeront un dessein d'éternité.
(Durand, 1984, p.219)
10] Tao-Te-King, VI, cité par Gilbert Durand, Ibidem,
p.225.
11] L'expresssion est de Goethe.
12] Roupnel cité par Gaston Bachelard, L'Intuition
de l'Instant, Paris, Denoël, 1985, p.98.
13] Ernesto Gonzalez Bermejo, Conversaciones con
Cortazar, Barcelona, 1978, p.190, cité par R. Bozzetto in "Circé":
Cotazar devant le mythe" in Julio Cortazar, la troisième rive du
fleuve. Drailles, n.9, p.128-129.
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