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  • Le corps comme sujet et objet d'une herméneutique de l'éducation
    Magali Humeau (sous la direction de)
    M@gm@ vol.2 n.3 Juillet-Septembre 2004

    LE CORPS DE LA SORCIÈRE



    Georges Bertin

    georges.bertin49@yahoo.fr
    Docteur en Sciences de l’Education; habilité à diriger activités de recherche en Sociologie; Directeur général de l’I.Fo.R.I.S. (Institut de Formation et de Recherche dans l’Intervention Sociale, Angers); Directeur du CNAM d’Angers (Consortium Nationale des Arts et Métiers); dirige recherches en Sciences de l’Education à l’Université de Pau, Pays de l’Adour; enseigne à l’Université d’Angers, Maine, à l’Université Catholique de l’Ouest et de Bourgogne, à l’Ecole Normale Nationale Pratique des Cadres Territoriaux; membre du GRECo.Cri (Groupe Européen de Recherches Coordonnées des Centres de Recherche sur l’Imaginaire) et de la Société Française de Mythologie; fondateur du GRIOT (Groupe de Recherche sur l’Imaginaire des Objets symboliques et des Transformations sociales); Directeur scientifique des Cahiers d’Herméneutique Sociale; Directeur d’Esprit Critique, revue internationale francophone en sciences sociales et sociologie.

    "Nous pensons trouver à l'origine de la magie la forme première de représentations collectives qui sont devenues depuis les fondements de l'entendement individuel." (Mauss, 1950)

    "Apprends, jeune homme, que le jeteur de sorts doit accomplir certains actes en des lieux consacrés depuis des milliers d'années. Ces lieux sont ou des cavernes ou des sommets élevés que fréquentent les sorciers certains jours de sabbat aux environs de minuit, par des nuits sans lune." (Vimond, 1938)

    I Contexte

    Le sabbat des sorciers, que nous le connaissions par les traditions populaires (Bertin, 1992), par les minutes des grands procès de sorcellerie des 16ème-17ème siècles ou encore que nous l'observions aujourd'hui dans certaines sociétés traditionnelles d'Afrique ou d'Amérique du Sud, procède de la revendication de l'Inconscient à conserver "les objectifs du principe de plaisir déchu par la répression, le retour du refoulé constituant l'histoire souterraine et taboue de la civilisation." (Marcuse, 1968, page 26-27) C'est l'époque où l'érotisme condamné va tomber dans le domaine profane, où Dionysos revit dans le diable des sabbats, lesquels, "voués dans les solitudes de la nuit au culte clandestin de ce dieu qui était l'envers de Dieu, ne purent qu'approfondir les traits d'un rite qui partait du mouvement de renversement de la fête". Phénomène bien connu du retour du refoulé, l'élimination du sensible de la religion ne trouvait-il pas son exutoire dans les fêtes noires où les préceptes admis, l'institué de la société rurale, étaient battus en brèche? La danse tournoyante ne formait-elle pas le lieu et la nuit le temps d'une fête où s'exacerbaient les désirs dans la rencontre des corps et d'une mythologie venue du fond des âges?

    Manifestation particulière, le sabbat nous semble le modèle parfait de transgression des rituels festifs, de cet état de déséquilibre qui permet de renouer l'harmonie entre soi et le monde extérieur, accomplissant comme un déparasitage des participants quand la musique des violons, instruments du diable, vous entraîne irrémédiablement hors de vos limites. Ne permettait-il pas ces relations libidineuses, libres, durables et sociables qui, selon le mot de Herbert Marcuse (Marcuse, 1968, page 183), "sont à l'origine d'une autre civilisation, non répressive"? Il était profondément empreint de la notion de sacrifice à tel point que les sorcières payaient de leur vie cette transgression orchestrée tant au niveau individuel qu'à celui de la subversion sociale. Le sabbat n'originait-il pas, dans l'imaginaire radical et social, de nouveaux rapports basés sur le mécanisme du sacrifice et de la violence qui l'accompagne, fondatrice de culture?

    Particulièrement ce cadre particulier permet d'interroger la question du corps de la sorcière, laquelle nous semble centrale dans les récits de sorcellerie à la fois comme support identificatoire et comme lieu de savoir sur le statut du corps dans les sociétés considérées où l'homme est mêlé à sa communauté, ne s'en sent pas différent. Le corps de la sorcière ne serait-il pas, ainsi, lieu du dire social?

    II Le sabbat, lieux et acteurs

    Au Bocage normand, comme ailleurs, les traditions populaires nous permettent d'identifier de nombreux lieux dits de "sabbats" ou "d'esbats" [1]. Réunions de sorcières ou d'initiés, il s'agissait vraisemblablement d'antiques cultes de possession, à forme extatique, aisément comparables dans leurs diverses fonctions (festives, thérapeutiques, sociales, religieuses) à ce que l'on a pu observer de tous temps, sous toutes les latitudes et dans toutes les civilisations, lorsque l'identité d'une ou de plusieurs personnes, d'un groupe, d'une communauté locale, s'altère au point de rendre nécessaire un contact entre monde profane et monde sacré. Ces cultes se déroulaient en des lieux retirés, généralement sur une éminence ou au plus profond d'un bois, Jules Michelet l'a très bien traduit dans un langage littéraire mais évocateur:

    "Représentez-vous, sur une grande lande, et souvent près d'un vieux dolmen celtique, à la lisière d'un bois, une scène double:
    d'une part, la lande bien éclairée, le grand repas du peuple,
    d'autre part, vers le bois, le choeur de cette église dont le dôme est le ciel.
    J'appelle choeur un tertre qui domine quelque peu. Entre les deux, des feux résineux à flamme jaune et de rouges brasiers, une vapeur fantastique.
    Au fond, la sorcière dressait son Satan, un grand Satan de bois, noir et velu ... ténébreuse figure que chacun voyait autrement; les uns n'y trouvaient que terreur, les autres étaient émus de la fierté mélancolique où semblait absorbé l'éternel exilé."
    (Michelet, 1966, page 127)

    Sur les Landes du Sabot Doré, en Domfrontais, le Grand Léonard aimait venir prendre place sur une éminence qui en a gardé son nom: La Chaire au Diable. Les descriptions populaires prennent en compte, dans la plupart des récits, comme l'a bien vu Jean-François Detrée (Detrée, 1975), trois moments très repérables dans ces cérémonies nocturnes:
    - le départ ou envol: les adeptes se véhiculant sur le lieu du sabbat par voie aérienne à des vitesses qui dépassent l'imagination, parfois sur le dos d'un animal, parfois par la vertu d'un onguent magique dont ils s'enduisaient le corps;
    - la cérémonie elle-même: sorte de messe noire, dite "à rebours" en présence d'un bouc, d'un berger, d'une sorcière, ou encore du diable lui-même. Cette cérémonie pouvait être suivie d'une adoration du diable ou de son suppôt, un énorme bouc noir, que l'on venait baiser au cul et d'un sacrifice animal ou encore de celui d'un nouveau-né dans les versions les plus féroces. A l'issue de cette phase étaient admis les nouveaux sorciers qui faisaient là pacte avec le diable qu'ils signaient de leur sang. Quant aux sorcières elles recevaient sur-le-champ l'hommage bestial du Grand Léonard;
    - la "Ronde-Danse" ou "Rondanse": danse de groupe, autour des feux, soit une ronde échevelée, qui pratiquait la confusion des genres et des sexes, des classes sociales et des hiérarchies, d'ordinaire admises, autorisant toutes les transgressions. Elle se terminait par une sorte de transe généralisée souvent conduite par les violons, instruments du diable.

    III Le Temps des sabbats

    Le calendrier des sabbats est bien connu (Glass, 1972): si les sabbats mineurs avaient lieu aux solstices et équinoxes, les sabbats majeurs étaient célébrés à La Toussaint, à la Chandeleur, la veille du Premier Mai et le Premier Août. Notons au passage que nous avons là une prise en compte des grands rythmes naturels solaires et une référence explicite au calendrier celtique lunaire (Le Roux et Guyonyarch, 1990); Toussaint (Samain, fête des immortels), Chandeleur (Imbolc, fête de la grande déesse ou de la lactation des brebis), 1er Mai (Beltaine et Walpurgis, fête du renouveau) et 1er Août (Lugnasad, grande fête royale, fête des récoltes).

    La Nuit de La Saint Jean, était aussi particulièrement propice au combat contre les sorts et les plus âgés des Bocains se souviennent encore avoir vu, dans leur enfance, ces rassemblements au cours desquels on entassait sur les Monts les plus élevés de la région des monceaux de fagots et d'arbres résineux de toutes espèces auxquels on boutait le feu dès l'apparition des premières étoiles. De coteau à coteau, les airs se répondaient, les chants s'entendant merveilleusement à de longues distances dans l'air calme de la nuit. Quand le soleil, après être monté de plus en plus haut dans le ciel, atteignait son point critique et s'apprêtait à redescendre, lors de la nuit de la saint Jean, les jeunes gens des deux sexes s'assemblaient pour danser autour et sauter par dessus les feux, ceux qui y parvenaient en couple étant sûrs d'avoir un enfant dans l'année. On avait aussi pris l'habitude de faire des processions autour des champs avec des torches, de faire rouler des roues enflammées à l'image de la roue solaire dans sa course. Les danses circulaires, ou rondes dansées elles-mêmes, ne tentaient-elles pas de reproduire la course du soleil en l'imitant? Elles se poursuivaient jusqu'au petit matin.

    Cette nuit passait également pour être consacrée à la tenue des sabbats de sorciers, quand ceux-ci initiaient, dans des lieux écartés, sur des éminences, leurs nouveaux adeptes. Les femmes y étaient en plus grand nombre que les hommes. Nuit de l'irruption de tous les possibles dans une existence ordinairement adonnée aux travaux les plus rudes, elle renvoyait, en figure inverse, à l'autre saint Jean, celle d'hiver, placée au 27 décembre, également période des fêtes de la lumière (Noël) ou du soleil invaincu dans la Rome Antique.

    Ne raconte-t-on pas que les plus grands seigneurs et les plus grandes dames du royaume, sous l'Ancien Régime, auraient recherché la compagnie de sorciers, allant jusqu'à se faire initier dans leurs sectes et partageant ces "esbats" avec les autres classes sociales sous les auspices du grand Cornu? Ceux-ci se terminaient par des rituels sauvages marqués d'anthropophagie, d'adorations démoniaques et bestiales et d'orgies sexuelles, thèmes sans cesse récurrents qui seront être reprochés aux participants du sabbat dans les procès de l'Inquisition (Ginzburg, 1992, page 88-89). Ces rituels universellement répandus ont été christianisés par l'église impuissante à les abolir et le choix de saint Jean d'été comme patron chrétien de l'ondoiement (c'est lui le Baptiste) indique bien une parenté symbolique entre les coutumes païennes et la fête religieuse. Saint Jean Baptiste, encore appelé "le Précurseur", fut décapité sur les ordres d'Hérode à la demande d'une courtisane, Salomé, fille d'Hérodiade [2], la concubine d'Hérode, qui avait exigé sa tête pour avoir dansé nue devant le roi.

    IV Le statut des danses sabbatiques

    "Il faut du jouir et du divin pour se soumettre." (Legendre, 1976)

    Les traditions populaires, collectées et archivées par J.J. Von Görres (Görres, 1992), à la fin du 19ème siècle, par J.G. Frazer (Frazer, 1983) et A. Van Gennep (Van Gennep, 1949) décrivent assez précisément les danses qui avaient cours en ces occasions, travaux corroborés par les travaux des érudits locaux du bocage au XIXème siècle et par les témoignages recueillis auprès des personnes âgées: la Société de Mythologie Française poursuit ce travail;
    - d'abord les pas de danse en étaient forcément désordonnés, prenant le contre-pied des danses ordinaires "car elles devaient exprimer un rapport faux et désordonné" (Görres, 1992), ainsi la musique qui les guidait en était dissonante, confuse et désagréable, donnant à la danse l'apparence d'un charivari;
    - les instruments utilisés étaient faux, soit un bâton ou la houlette d'un berger tenant lieu de flûte, un crâne de cheval en guise de guitare, une massue frappée contre un chêne pour tambour. Les violons rendaient des sons suraigus, les tambourins étaient battus par des aveugles, les choeurs étant ceux des démons, aux voix rauques et insupportables;
    - les danseurs, nus ou en chemise, dansaient en rond, en tournant le dos au maître à danser, chaque sorcière ayant son démon à côté d'elle. Ils se tenaient les mains posées sur le dos, tournant du côté gauche (senestrogyre), avec les mouvements les plus obscènes.

    Lancre, inquisiteur au XVIIème siècle, disait que dans ces danses "ce sont les boiteux et les estropiés qui y étaient les plus habiles". "La danse tournoyante, la fameuse ronde des sabbats, suffisait bien pour compléter ce premier degré de l'ivresse. (...) Ils tournaient dos à dos, les bras en arrière, sans se voir, mais souvent les dos se touchaient. Personne ne se connaissait bien, ni celle qu'il avait à côté. La vieille alors n'était plus vieille, miracle de Satan? Elle était femme encore, et désirable, confusément aimée (...) la foule unie dans ce vertige se sentait un seul corps" (Michelet, 1966, page 129):
    - le maître à danser, assis, contemplait les évolutions auxquelles il se mêlait parfois, murmurant le reste du temps des sons inarticulés, les chants les plus grossiers accompagnant les danses, rythmées par les invocations "diable, diable", "saute ici, saute là! sabbat, sabbat!";
    - l'ensemble du public y paraissait dans le plus simple appareil en signe d'égalité et de liberté et parce que le corps nu est supposé producteur de force, cette énergie grâce à laquelle la magie pouvait opérer. Conserver le vêtement, ç'aurait été, dans l'esprit des initiés, se couper du magnétisme terrestre, du courant "bioénergétique" augmenté par la danse circulaire. Le tout contribuait à renforcer la puissance des participants, rites que les conduites sexuelles partout évoquées venaient également renforcer. Elles semblaient d'ailleurs décupler les énergies des participants puisque plusieurs danseurs pouvaient, après y avoir participé, faire des bonds de géants allant jusqu'à deux lieues, variantes des voyages aériens également mentionnés (l'envol).

    Von Görres distinguait trois sortes de danses sabbatiques, lesquelles renvoient d'ailleurs à trois formes de stigmatisation sociale:
    - les danses des bohémiens, au statut marginal dans les sociétés occidentales qui firent figures de boucs émissaires, avec juifs, cagots et lépreux et furent soupçonnés de façon quasi permanente de conspiration. Carlo Ginzburg a montré comment ces persécutions ont participé de la formation des stéréotypes du sabbat (Ginzburg, 1992, page 1-87);
    - celles du Labourd, (province basque). On doit cette assignation à un juge de sorcières du 17ème siècle Pierre de Lancre qui, à lui seul, en 1609, fit brûler, en 4 mois, 80 sorcières. Il expliquait que les femmes du pays basque, frustrées de l'absence de leurs époux marins pêcheurs, passaient leur temps en allant au sabbat, grande fête, vaste bal masqué à "déguisements fort transparents". S'y donnaient "les danses moresques, vives ou languissantes, amoureuses, obscènes, où des filles dressées à cela paradaient les choses les plus provocantes ...". "Ces danses étaient, rapporte encore Michelet, l'irrésistible attrait qui, chez les Basques, précipitait au sabbat tout le monde féminin, femmes, filles, veuves (celles-ci en plus grand nombre)."

    Et l'auteur de décrire la stérilité des amours sabbatiques "l'amour sans l'Amour" et les cris qui s'en échappaient "que le fruit en soit au diable" s'attardant sur, à l'issue de ces danses, les scènes de fécondations simulées de la sorcière, leur froide purification, les rapports incestueux auxquelles elles se soumettaient (Michelet, 1966, page 174):
    - la ronde composée de sauts (celle des paysans précise-t-il), que Görres décrit ainsi: "les danseurs sont en ligne droite les uns après les autres, l'homme et la femme se tournent le dos, puis s'éloignent et se rapprochent au pas cadencé pour se heurter brutalement de l'arrière train." Une variante, indiquée par Görres, recoupe les enquêtes bocaines: "les partenaires sont placés en cercle de telle sorte que chaque partenaire à son tour tourne son visage vers le dehors et l'autre vers le milieu et ils dansent ainsi en rond tous ensemble, cette manière de se tourner le dos exprime bien, commente Görres, le désordre qui préside à ces danses." (Görres, 1992, page 580)

    Enfin, les danses sabbatiques portent les traces, pour nous tout à fait évidentes, d'états altérés de conscience tels les faits décrits, au milieu du XVIIème siècle, par l'évêque Marco Blandini en Moldavie: "après s'être choisis un espace approprié, ils commencent à marmonner, à faire tournoyer leur tête, à révulser les yeux, à tordre la bouche, à faire des grimaces, à trembler de tout leur corps; puis ils tombent à terre, les bras et les jambes écartés et ils restent immobiles , semblables à des morts, pendant une heure." (Ginzburg, 1992, page 188) On voit, dés lors, comment les formes de la danse sabbatique ont pu émigrer après la fin des persécutions vers les danses villageoises. Celles-ci en tireront ainsi la réputation sulfureuse qui était la leur. Ceci est manifeste dans l'attitude de l'évêque de Troie, coadjuteur de Marseille qui, en 1541, défendait, comme contraire aux bonnes mœurs, les danses où l'homme embrasse la femme, menaçant d'excommunication les musiciens qui jouaient pareilles danses. De même, Jean Bodin, dans son célèbre ouvrage "de la démonomanie des sorciers" (Bodin, 1850), après avoir fustigé les danses en rond des sorcières rappelle que ceux qui ont été incriminés pour sorcellerie ont "dansé avec Satan", qu'ils servent et adorent le diable. Ces mêmes stéréotypes faisaient encore vitupérer contre les bals de villages, un curé d'Ars au XVIIIème siècle.

    Ainsi l'anathème jeté par l'Église sur la danse, c'est à dire l'expression des corps, "donne la mesure du malentendu qui l'oppose à la sexualité et au monde naturel dont elle n'a qu'une perception fautive. Malgré l'intuition chrétienne du monde comme corps du Christ, l'univers naturel a été considéré comme séparé de Dieu et même opposé à lui faute d'être précisément perçu comme un corps." (Watts, 1958, page 209-210) Il rend compte de cette idée naïve qui considérait que "le mouvement n'a pas de véritable existence", celle-ci étant nécessairement statique et stable, optant pour la mise au ban du plaisir dont on sait bien qu'il naît de la relation entre l'homme et le monde. Remi Hess (Hess, 1989, page 65-66) rappelle justement à ce propos que les juges ecclésiastiques du XVIème siècle rendaient la volta, danse importée d'Italie, "responsable d'infinités d'homicides et d'avortements", discours repris par Praetorius en 1688.

    Les processions circulaires du bocage normand que nous avons étudiées, en prenant le relais de ces cultes, marquent l'ambiguïté de ces démarches populaires collectives où l'attrait de pratiques réprouvées le dispute sans cesse à celles que l'Église tolère quand les saints protecteurs du bétail viennent prendre la relève du Grand Cornu. Les scansions des processions, l'aspect incantatoire des chants, l'engagement physique même qu'elles demandaient, cette figure circulaire dont on s'efforce de reproduire la forme, renforçaient la dominante pulsionnelle de ces gestes collectifs originés dans une rythmique sexuelle, unanimement sublimée, sinon assumée.

    V Le corps de la sorcière

    D'abord décrivons le sort que lui font subir les inquisiteurs dans les procès de sorcellerie. Von Görres rend bien compte du statut qui lui est assigné dans la tragique sabbatique. Les inquisiteurs envoyés au pays basque racontent, dans leurs procès verbaux, que les jeunes filles ont coutume de se tenir le corps renversé en arrière, des inquisiteurs italiens, à la même époque, montrent qu'elles faisaient preuve de force surhumaine. Marie de la Parque d'Hendaye, âgée de 19 ans, raconte qu'elle fit le pari de sauter à deux lieues de l'endroit où se tenait le sabbat et qu'elle y parvint. Les femmes qui allaient au sabbat étaient tenues d'apporter un enfant au diable qu'elles lui présentaient en lui jurant fidélité. Celles qui n'en amenaient pas étaient punies de fouet, d'où la coutume prise d'en enlever dans d'autres villages. Lorsque les sorcières étaient déférées au juge, le traitement physique qu'elles subissaient est également intéressant à rappeler.

    Dans les procès de sorcellerie, en effet, rapporte Görres (Görres, 1992, page 632), "on regardait comme preuve de culpabilité certains signes que les sorcières portaient sur leur corps et qui y avaient été empreints lors de leur réception au sabbat. C'était surtout à gauche que ces signes se trouvaient, dans l'oeil gauche ou sur la joue, ou sur l'épaule, le coude, le côté, le genou, le pie (on observe ici une attention au côté gauche, en latin sinistre). Quelquefois cependant ils existaient à droite, d'autres fois, on les imprimait sur la lèvre inférieure en la mordant, ou sur le coeur. Lorsque l'on trouvait ces signes, on les faisait examiner avec la sonde par les hommes de l'art. Si le sang coulait sans que la personne soumise à l'opération ressentit aucune douleur, ou jugeait aussitôt qu'elle était coupable (...).Ces signes, ajoute le texte, nous offrent la contrepartie de ceux que l'Eglise a constatés plus d'une fois sur le corps des stigmatisés. Ils peuvent donc être produits réellement par le démon, tout aussi bien que ces derniers le sont par une opération divine. Le signe extérieur n'est en ce cas, que le voile ou l'expression intime de l'état de l'âme". Et d'ajouter que, "dans le Labourd, plus de trois mille personnes portaient ces signes et tous affirmaient avoir été au sabbat. Ils indiquaient alors qu'il y avait dans le peuple une prédisposition visionnaire qui avait pris le mauvais chemin."

    Une autre façon de s'assurer de l'identité de la sorcière était de la soumettre à l'épreuve de l'eau froide (puisque de nature chaude). On lui liait le pouce de la main droite avec le gros orteil du pied gauche et vice versa et on les plongeait trois fois dans l'eau. Si elles nageaient, elles étaient déclarées coupables, si elles s'enfonçaient, on les croyait innocentes. A une vieille femme qui, à Innen, ayant demandé à être soumise à cette ordalie, s'était mise à nager, l'inquisiteur demanda pourquoi elle était si ennemie de son propre corps, elle répondit que le démon l'avait poussée à demander cette épreuve en lui promettant de la délivrer. Elle échappa au supplice en se donnant la mort en prison. En Hollande on pesait les sorcières et lorsqu'elles ne pesaient plus de 13 à15 livres, on les croyait coupables car les sorcières pour voyager à travers les airs devaient être très légères. On voit à quelles conjectures se livreraient les inquisiteurs confrontés de nos jours aux danseuses de nos modernes ballets d'opéra!

    Ces vérifications procédaient de l'idée répandue chez les inquisiteurs que les hommes arrivés à un certain degré dans le bien ou le mal ont dépassé les limites de la nature et sont entrés dans le royaume de la lumière ou dans celui des ténèbres. Ils peuvent être affranchis des lois qui gouvernent le monde corporel. Toutes ces preuves se révélant insuffisantes, on employa la question, et les aveux ne manquèrent pas, par milliers, de profanations d'hosties, de sacrilèges, de voluptés dites abominables, de blasphèmes et d'hommages rendus aux démons dans les sabbats. Ces aveux s'accompagnaient de nombreuses dénonciations exploitées avec empressement par la haine, la méchanceté et l'envie des juges ecclésiastiques. Peu échappaient au soupçon, une conduite irréprochable pouvant passer pour de la dissimulation et de l'hypocrisie. Puis les accusés livrés au bras séculier étaient brûlés en place publique. Et Görres de conclure parlant des nombreux procès allemands au moment de la Guerre de Trente ans : "la misère du temps, la détresse du peuple, la désolation du pays n'étaient que le juste châtiment des désordres de cette époque. Mais le peuple plutôt que de reconnaître la source du mal et de s'avouer coupable, aimait mieux le rejeter sur les sorcières."

    VI Essai d'interprétation: la danse des sabbats

    "Au fumier que nous appelons l'Histoire, c'est d'abord la Mère qui surgit." (Legendre, 1976, page 9)

    Pour tenter de mieux comprendre le phénomène sabbatique, nous essaierons d'en évoquer d'abord les fonctions individuelles, groupale et institutionnelle de la danse sabbatique puis évoquerons le statut du corps de la sorcière.

    a) L'individu

    L'individu qui s'adonne au sabbat des sorciers semble profondément affecté d'un état particulier ou altéré de conscience que l'on désigne communément sous le nom de transe tout en sachant bien qu'il faut en distinguer deux formes:
    - la transe chamanique est le passage obligé des adeptes voulant accéder eux-mêmes au statut de chaman, de sorcier, d'initié, de celui qui tout à la fois guérit, prophétise, et possède les savoirs secrets du groupe, est sa mémoire archaïque, et va être chevauché, le temps de sa transe, par des esprits, ancêtres totémiques du groupe;
    - la transe de guérison: déclenchée par le sorcier, elle a pour but de procurer mieux-être, épanouissement, de répondre à certains problèmes de santé physique ou mentale. On cite le plus communément la dépression nerveuse, certaines formes de paralysie, les ulcères, les maladies de peau, etc. Elle se manifeste par un état paroxystique et assure la purification de l'être (sa catharsis) en assumant la lutte archaïque d'Éros et de Thanatos. Son passage obligé est la mort initiatique, "mort individuelle, dit Amable Audin (Audin, 1945, chapitre 3) suivie d'une renaissance dans la nouvelle collectivité par le moyen d'un échange de substance." Condition de toute régénération spirituelle, la mort initiatique, consacre, pour Mircea Eliade (Eliade, 1976) "la fin de l'homme naturel, non culturel, le passage à une nouvelle modalité d'existence, celle d'un être né à l'esprit qui ne vit pas immédiatement, partie intégrante du processus par lequel on devient un autre façonné par les dieux et les ancêtres mythiques".

    Nous remarquons la constatation fréquemment faite dans les récits de sabbats sur la place qu'y tient la colonne vertébrale. On représente nous l'avons vu la ronde des sorcières comme une danse où tous les individus se trouvent amenés dos à dos, comme si "la possibilité pour un participant d'émerger comme sujet, passait par un contact avec le voisin." (Anzieu, 1990, page 29) De même, lorsqu'on rend hommage au diable, ou à son représentant, c'est au bas de l'épine dorsale que l'on vient le baiser. Lorsque le chaoucha berbère masse, comme je l'ai vu en Kabylie, le danseur pour le libérer de la transe, c'est encore le dos qui est concerné. La colonne vertébrale, comme nous l'apprend tout manuel de sciences naturelles, a, en effet, trois fonctions:
    - statique, comme protecteur de la moelle épinière de l'électricité cellulaire;
    - dynamique, elle sert de bras de levier répartiteur de forces, est notre principale source de verticalité;
    - énergétique, les cordons étoilés, établis de part et d'autre de la colonne, distribuent l'énergie du système nerveux autonome sympathique et assurent le contrôle et l'adaptation des organes par un jeu d'influx stimulants ou freinants. Les chercheurs en psychophysiologie la comparent volontiers à un barreau aimanté bipolarisé dont dépend en grande partie le tonus des muscles vertébraux. Les Yogis enseignent qu'un serpent endormi se trouve à l'extrémité coccygienne de la colonne vertébrale. Si on le réveille, il se déroule, monte progressivement en spirale le long de l'axe vertébral stimulant au passage les centres énergétiques (chakras).

    Ces différentes perspectives viennent se conforter; avec Gilbert Durand (Durand, 1979, page 35) estimant que "l'initié est un anthropocosmos à qui rien de cosmique n'est étranger. Sa conscience est systématisée, sa conception du savoir unitaire. Il s'éprouve multiple, divers, (corps-âme-esprit), intermédiaire. La pluralité de sa psyché s'unifie, s'individue parce qu'elle éprouve comme un ordre comparable à l'ordre du cosmos tout entier". Rôle considérable assumé de fait par les sorcières, sortes de pontifes, de médiatrices.

    Dans une dimension anthropologique psychanalytique, France Schott-Billman (Schott-Billmann, 1989, page 115-166) rappelle la référence à l'animalité fondant ces pratiques, qui perpétuent "le dionysisme, c'est à dire une célébration de l'essence de l'homme comme dimension dépassée". Elle y voit la "représentation divine de l'homme qui prend en compte son altérité, la fissure par où le pôle sauvage de la nature, de la transgression, de la mère et de l'inconscient tisse avec le pôle civilisé de la culture, de la loi, du père et du conscient, la toile invisible du rythme". Encore, la transgression des limites corporelles, construite par l'exercice ou subie dans la transe, ne conduit-elle pas à des états limites qui apparente les danseurs et danseuses aux dieux de l'Olympe? En faisant des demi-dieux proposés comme modèles? Le rapport aux démons des sabbats en déterminant la signification.

    b) Groupe et danses sabbatiques

    Mais la danse de sabbat, ne saurait se réduire, dans ses effets, au seul individu. Comme le dit Françoise Gründ, "la transe a une fonction thérapeutique sociale, elle réconcilie l'homme avec la société" elle appartient à l'ordre du bio-psychique. De nombreux travaux sur l'individu dans son groupe social (intégration de l'individu dans son lignage, pratique du géno-sociogramme), ont amené les praticiens à reconstituer chez les malades mentaux des liens abandonnés, une expression sociale, l'importance de la valeur du groupe sécurisant soit une fonction orthopédique et pédagogique (Gründ, 1985, page 52). La société moderne, en spécialisant de plus en plus les savoirs, isole les individus de cette protection du groupe. Michel Lobrot rappelait à ce sujet, que les thérapies émotionnelles pratiquent plus ou moins la transe (Lobrot, 1985) et France Schott-Billmann définissait le fou inguérissable comme "quelqu'un qui n'a pas de famille." (Schott-Billmann, 1985)

    On constate, dès lors, l'importance des phénomènes de groupe comme facilitant la crise sabbatique dont la fonction sociale serait de perpétuer et de renouveler la vie du groupe. En témoignent ces récits sans cesse renouvelés, dans les traditions populaires, comme dans les minutes des grands procès de sorcellerie, de mélange des genres, des conditions et des sexes au sein du sabbat, où tout ce qui est en haut bascule et tombe, où l'on danse à l'envers, sur des musiques dissonantes, où la danse est le médium avoué de ces rencontres fusionnelles. La disposition en cercles "tend à reproduire la figure de l'oeuf, à reconstituer une enveloppe narcissique collective." (Anzieu, 1968, page 29) Jacques Ardoino rappelle que "pour éviter l'aliénation, l'homme doit surmonter deux contradictions: avec la nature, et avec ses semblables. Il se fait, poursuit-il, à travers ce qu'il fait. Autrui est pour chacun, facteur possible de médiation. Dans un groupe, chacun est à la fois partenaire et membre qui unifie, membre médié en même temps que médiateur. Le Tiers-médiant permet l'accomplissement d'un être." (Ardoino, 1973)

    Les groupes de danses sabbatiques utilisent pour leur part largement "les organisateurs du fonctionnement groupal inconscient" (Anzieu, 1968, page 29) manifestés par trois moments repérés par Didier Anzieu:
    - l'illusion groupale: moment de chaleur fusionnelle, de communication émotionnelle intense, en fait procédé de défense qui consiste à nier les différences entre les membres, les affrontements, pour faire face, chacun, à l'angoisse de solitude, à renoncer au moi individuel pour préserver le moi groupal. C'est l'indifférenciation sans doute à l'ordre du jour au sein de populations rurales très pauvres qui sentaient peser, de tout son poids sur leurs épaules, l'ordre des choses;
    - l'imago: représentation inconsciente d'un idéal unificateur commun, figure abstraite, hallucinée (ici, le Diable, la Sorcière) qui est investie en dehors d'un sujet réel et entraîne les membres du groupe à une recherche subtile de conformité à un modèle, amenant chaque participant à renoncer à être sujet pour imiter ou poursuivre une nouvelle chimère. Ce trait est particulièrement mis en évidence dans la description du sabbat que donne Michel Subiela dans un ouvrage composé à partir des minutes du dernier des grands procès de sorcellerie du Cotentin (Subiela, 1976);
    - les fantasmes originaires: séduction, scène primitive, castration. Une origine fantasmée partagée (re-naissance?) vient permettre une nouvelle différenciation de chaque membre sans l'aval de cette source commune passée et sa reconnaissance.

    Aujourd'hui, la danse populaire villageoise n'est-elle pas relayée par les nombreux ateliers de danse dont nous observons la prolifération, des danses de jazz au primitif et au folk, via les danses de salon, la salsa, le renouveau du tango, la techno? Les nouveaux groupes de transe, (bioénergie, gestalt, cri primal, "Transe Terpsychore Thérapie" ...) n'ont-ils pas retrouvé la thérapie des Africains? N'assiste-t-on pas à la fin de cette prescription d'austérité sur les corps et leurs masques, qui était celui de la rationalité capitaliste et productiviste, quand l'homme cherche à faire reculer ses propres limites? Ne danse-t-il pas avant de parler et même de penser? La théâtralisation, le jeu des participants n'aident-ils pas à amplifier les émotions, à s'identifier aux autres? Dans les groupes de danse et d'expression, ne redécouvrons-nous pas ce qui était au centre des psychothérapies de groupe à l'entrée de notre civilisation, dans la Grèce Antique, à Rome, dans les sabbats de sorcières et qui s'est maintenu en Afrique?

    Décrivant une expérience d'animation de danses de salon, Amandine Dewaele écrit: "chacun peut avoir la sensation qu'il s'est enrichi et ouvert à une dimension nouvelle et, en même temps, qu'il a repris contact avec son corps et quelque chose à la fois d'universel et de très ancien de son histoire personnelle." (Dewaele, 1995, page 110) Dans ce jeu des "corps interdits", l'implication profonde du moniteur de danse, (nouvelle figure du sorcier?), avec ses désirs, avec ses inhibitions refoulées, celles de son public, le contact qu'il entretient avec ceux des autres, lui permet d'engager un dialogue au niveau inconscient, est de fait, une condition de changement. Ne s'agit-il pas d'expériences limites dont Maurice Blanchot nous dit qu'elles sont la réponse que rencontre l'homme lorsqu'il a décidé de se mettre radicalement en question? (Blanchot, 2001, page 302)

    c) La danse, figure de l'institution dans la fête

    L'histoire même de l'institutionnalisation de la transe et du sabbat, les conditions social-historiques de l'instauration de ces rites, l'analyse du sens refoulé qu'ils recèlent nous amènent à poser la question du sabbat-institution. Dans la mesure où la société est toujours "fondée sur le conflit, sur le refoulement du sens, les institutions sont les lieux de ce refoulement." (Lapassade, 1977) Commémoration de la crise sacrificielle, la fête vivifie et renouvelle l'ordre culturel en répétant la violence fondatrice (Girard, 1980), en réinstaurant une origine perçue comme la source de toute vitalité et fécondité. Au moment où l'unité de la communauté était étroite, la fête évitait de retomber dans la violence qui supposait la continuité de la crise sacrificielle et sa résolution. Dans les périodes d'austérité, apparaît l'anti-fête, le sabbat. Il a en commun avec la fête d'être le lieu des rites d'expulsion sacrificielle et, pour prévenir les menaces de conflits violents, reproduit les effets bénéfiques de l'unanimité violente en faisant l'économie des étapes terribles qui la précèdent. Il s'agit alors d'une violence collective, fondatrice (Girard, 1980), libératrice, qui restaure l'ordre collectif menacé. Dans le sabbat, l'inspirateur tragique (tragos ôdè= le chant du bouc), dissout les valeurs mythiques et rituelles de la violence réciproque.

    Cette crise sacrificielle aboutit à l'effacement des différences dont témoigne la figure de la rondanse, ce cercle magique qui abolit les hiérarchies, les différences entre les sexes, entre le transcendant et l'homme, fait de tout possédé un autre Dionysos, savoir redoutable que celui qui guette les adeptes au-delà des limites de la transgression [3]. Ainsi ces cultes dionysiaques apparaissent-ils toujours aux époques des grands ébranlements politiques et sociaux. Jusqu'au XVème siècle, le nombre de procès de sorcellerie est rare, il augmente brutalement vers 1455-1485 [4], leur paroxysme se trouvant noté par les historiens (Muchembled , 1979) entre 1560 et 1630 (60 000 exécutions dont 70% de femmes en Europe occidentale). "La chasse aux sorcières permit de cristalliser sur les sectateurs du démon la notion de déviance par rapport aux normes sociales nouvelles que l'on voulait imposer." (Muchembled , 1979, page 171) De fait l'époque connaît des mutations socio-économiques et démographiques de grande ampleur: démographie en dents de scie, pression fiscale accrue, domination d'une élite paysanne, importance accrue de la famille conjugale, perte de repères liés à la découverte d'autres mondes. Le corps de la femme dans le procès de sorcellerie et la ritualisation violente dont elle est l'objet, constitue le lieu symbolique où viennent converger pulsions insatisfaites, ébranlements sociaux, mal être généralisé y trouvant exutoire et projections institutionnelles.

    Au XVIème siècle, en même temps que l'Eglise de la Contre-Réforme, appuyée par l'État absolu, lance ses milices contre le paganisme, émerge le sabbat, figure cyclique au propre (la rondanse) et au figuré d'inversion de la vie réellement vécue lorsque les fêtes des Fous, le Théâtre en rond, et les réjouissances populaires n'ont plus été tolérées par une société devenue répressive et productiviste. L'idéal de l'époque est fondé sur la mesure, la tempérance et la modération. S'organise alors un vaste mouvement de répression sexuelle tandis que les minutes des procès insistent sur les contenus sexuels des danses: "les sorcières allaient au sabbat chacune avec leurs amoureux diaboliques que l'on nommait verds gallands. Tous dansaient alors au son des violons, dos contre dos avant l'orgie finale." [5]

    Ceci explique le fait que ces pratiques souterraines, produites du refoulé social aient été réprimées sur une base fantasmatique stigmatisante: acharnement sur les corps notamment féminins, bouc-émissarisation de la classe paysanne. Les sorciers et sorcières sont alors identifiés à ceux et celles qui ne se coulent pas dans le monde élaboré par la Contre-Réforme et la législation royale. Muchembled pointe, à ce propos, les édits promulgués à partir de 1580: interdiction de fréquenter les tavernes, condamnation des chansons, des jeux indécents, limitation du nombre de convives dans les repas de mariage, prohibition des danses villageoises sous peine de lourdes amendes. Le sabbat est alors, et va le demeurer pendant deux siècles, contemporain des jacqueries paysannes. C'est Colbert qui, en 1782, interdira qu'on brûle en France pour fait de sorcellerie. Pour Muchembled, les persécutions des sorcières cessent lorsque l'Eglise identifie de nouveaux ennemis, les philosophes, le sabbat peut alors s'extérioriser en fête populaire. La danse explose sur la place publique, elle rencontrera d'autres détracteurs, écrivains physiocrates et clergé éclairé.

    Si religion populaire et religion instituée s'opposent bien, dialectiquement, lorsque au XVIIIéme siècle, les cadres de pensée de la société globale tendant à évoluer, classe urbaine et classe paysanne vont s'affronter, il est non moins manifeste que de cette relation antagoniste vont sortir, non pas des modèles culturels consensuels, mais des pratiques populaires. On aura tendance à laisser entrebâillée plus fréquemment la porte derrière laquelle rôdent le chaos, l'excès, le désordre, la rixe, la catharsis, ce que la société policée tolérera difficilement, tandis que la religion catholique mettra ostensiblement en scène des rituels de plus en plus figés, coupés de toute référence au réel et donc vidés de leur symbolique, prônant une unanimité de façade. Il n'en reste pas moins que les uns corrompent les autres ce qui nous paraît très significatif de l'altération des modèles.

    Analysant l'évolution des fêtes paysannes françaises, l'historien Yves Marie Berçé assigne au XVIIIème siècle, à la fête paysanne, la fonction de démonstration de l'unanimité sociale et culturelle; la campagne française connaît alors une aisance nouvelle au moment des règnes de Louis XV et de Louis XVI. Le souvenir des temps d'insécurité et de famine, la foi chrétienne et la vie autarcique des communautés paysannes conduisent à cette affirmation de la solidarité et de l'unanimité par la fête, preuve de solidarité. Cependant, notre historien (Bercé, 1973) discerne, dès la fin du XVIIème siècle, les premières scissions de la communauté traditionnelle du fait de deux facteurs:
    -"la religion s'intériorisant, les élites religieuses imposent leur pratique,
    - la diffusion de l'instruction et de la morale sécularisée va s'amplifier à l'époque des Lumières; en conséquence, les élites abandonnent leur participation aux réjouissances du plus grand nombre".

    La fête locale met environ trois siècles à se désagréger, en dépit de toutes les tentatives des pouvoirs institués. Déjà, écrivains physiocrates et prélats réformateurs ne voient plus que "temps perdu dans le folklore et, dans les rites de fécondité, sottises grossières (...) La fête a perdu tous ses caractères rituels et elle tourne mal en ce sens qu'elle retourne à ses origines violentes, au lieu de tenir la violence en échec, elle amorce un nouveau cycle de la vengeance." (Girard, 1980, page 188) L'analyse multiréférentielle nous éclaire sur les origines, l'utilité sociale et humaine, les conditions de développement du sabbat. Comme pour la fête dont il constitue un cas singulier, elle met bien en évidence que toute approche de ces problèmes ne peut faire l'économie de la question du plaisir non plus que de la relation de l'individu au groupe-faisant-la-fête. Modèle de l'anti-fête, il a persisté pendant plusieurs siècles, étant comme la conscience institutionnelle de cet affaiblissement énergétique qu'a connu la fête locale.

    Le changement de plan que les danses sabbatiques opéraient était bien de nature subversive puisque minant, à leur racine même, les fondements d'une société théocratique tout en tendant à lui substituer, au fond, son image inversée non moins référée au transcendant. Les sabbats parce qu'ils se servaient des tendances contradictoires présentes au cœur de toute société, en les conjuguant, en les transmuant en forces régénératrices, nous semblent avoir joué pleinement leur rôle au sein des systèmes culturels qui leur étaient contemporains et participaient de ce fait à l'auto-organisation permanente des sociétés, à leur "institution imaginaire." (Castoriadis, 1975) Pour y parvenir, ils devaient assumer le double héritage, présent en doses jamais quantifiables, des composantes de l'Imaginaire individuel et social et du projet politique qui pesait sur elles.

    d) Le corps de la sorcière et l'imaginaire

    Le corps de la sorcière est une fiction bien réelle, admise et acceptée par la société de son temps. Dans les sociétés traditionnelles, le corps n'est pas l'objet d'une scission corps/esprit, corps/sujet car l'homme est mêlé à sa communauté. Il est inséré dans un cosmos dont il ne se sent pas différent. D'où, le corps de la sorcière va symboliser le rapport de la société à elle-même (par exemple le passage dans les rituels de reconnaissance de la sorcière du système des eaux à celui des airs, la sublimation finale venant de la disparition de ce corps en fumée sur le bûcher). Le savoir que les gens en ont est, ici, efficace comme lieu de projection/identification, lieu de catharsis sociale où s'exprime la violence du groupe embarrassé de répondre à deux systèmes également prégnants, celui des eaux, de la matrice primordiale, de la Nature Mère et celui des airs, lié à l'élévation spirituelle, à la Culture. De même le lieu de la Fête passe des sous bois et des grottes des sabbats, lieu des chaos, de la confusion des genres à la place publique des exécutions, où se reconstitue l'ordre social. La sorcière, bouc émissaire est curieusement lieu de coïncidence de ces deux régimes, elle exprime les contradictions du groupe qu'elle dépasse en sa personne. Elle est un pourvoyeur central de significations.

    Avec la Modernité, (l'édit de Colbert en signe en quelque sorte l'advenue), l'homme est coupé de lui-même, des autres, de la nature tant la bourgeoisie met le corps à distance. La fin des procès de sorcellerie signe en même temps la désolidarisation de son existence en même temps que s'affirment les philosophies mécanistes et que l'homme moderne est dépossédé d'un savoir sur son corps. La sorcellerie n'est plus chose sociale mais affaire de spécialistes protégés par leur discours. Le statut du corps asservi au sentiment individualiste dominant ne sera plus envisagé qu'isolément. La sorcière peut disparaître de la scène publique, elle n'a plus de fonction sociale. Elle va devenir une affaire domestique, privée même si elle a encore des effets sociaux, sa prise en charge sera réduite, chez Favret Saada, à la triangulation ensorcelé/supposé sorcier/désencraudeur. Pour la sociologie, la sorcellerie est un fait social total: l'observatoire idéal du contexte social, une condensation de significations sociales. Elle rendait compte de dimensions collectives elle n'intéressera plus que des trajectoires individuelles à l'époque moderne et sera du ressort du psychiatre qui prendra la relève du juge. A la fois présente et oubliée, disparue du champ de conscience sociale, la sorcière a semblé se dissoudre dans la vie courante.

    Conclusion

    Comme cela a pu être établi à propos d'autres pratiques, le sabbat, activité ludique profane, religieuse, donnait à chacun la possibilité de jouer efficacement avec la dynamique d'un monde dont émergeait une figure archétype, la sorcière, acteur principal de cette rondanse. Ces rites, parce que réprouvés, participaient de l'idée de mana, soit "l'invisible, le merveilleux, le spirituel, et en somme l'esprit en qui toute efficacité réside et toute vie." (Mauss, 1950, page 105) Dans leur rapport au sacré, ils nous enseignent, pour qui veut bien s'y attarder, que "la religion contient en elle, dés le principe, mais à l'état confus, tous les éléments qui, en se dissociant, en se déterminant, en se combinant de mille manières avec eux-mêmes, ont donné naissance aux diverses manifestations de la vie collective." (Durkheim, 1889)

    Le sabbat était ainsi un des lieux où se cristallisait les figures de l'interdit, il le devait à son caractère sacré, à la violence institutionnelle qui présidait alors à la mise en forme des rapports sociaux, il nous donnait aussi, par les capacités de protestation qu'il révèle, une image finalement toujours exaltante de la capacité des sociétés à résister. "L'interdit écrivait Georges Bataille, dans le monde chrétien fut absolu. La transgression aurait révélé ce que le christianisme voila: que le sacré et l'interdit se confondent, que l'accès au sacré est donné dans la violence d'une infraction." (Bataille, 1938, page 139-140) Le problème de notre époque où refleurissent les sorciers sous des formes variées est peut-être de renouer avec la dimension groupale de nos ébats, en leurs diverses formes et en même temps avec la perte d'énergie, celle-là même qui présidait et aux sabbats et à leur résolution sacrificielle.

    A contre courant des modèles mécaniques assignant des limites précises et fonctionnelles aux corps redressés, asservis à un idéal de contrôle, le corps sabbatique parce qu'il mettait l'accent sur les positions limites (ce que l'on reprochait d'ailleurs aux sorcières), était véritablement corps mystique, tel que le définissait Jean Marie Brohm (Brohm, 1991, page 91): "médiateur symbolique entre la corporéité, singulière d'un individu et le corps social, double du corps biologique, à la fois sa transfiguration, sa sublimation et sa négation."


    NOTES

    1] Selon certains auteurs de l'école anglaise (M. Murray, J. Glass) les esbats seraient au sabbat ce que les réjouissances populaires sont aux fêtes sacramentaires.
    2] Laquelle, ainsi que le rapportaient de nombreuses traditions populaires européennes, patronne les sabbats. Dans les procés inquisitoriaux, les femmes avouent s'être rendues "au jeu de Diane que vous appelez Hérodiade". cf Ginzburg C. Le sabbat des sorcières (p.101) qui pense que cette attribution des pouvoirs de la déesse nocturne des sabbats à Hérodiade proviendrait d'une mauvaise lecture de "Héra-Diana" (p.117).
    3] Notons que, pour les anthropologues anglais, (Justine Glass, Margaret Murray), la danse sabbatique n'est pas diabolique, elle est le lieu de symbolisation d'une religion païenne, celle de la Déesse-Mère, manifestée dans le Covent, dont la Witchcraft est l'église et les sorcières les prêtresses. L'effacement des différences y étant marqué par la nudité rituelle et les formes que nous repérons dans le sabbat. Le satanisme supposé des réunions sabbatiques n'est pour elles que construction inquisitoriale.
    4] Institoris et Sprenger publient le Marteau des sorcières , manuel de la persécution des sorciers, en 1486.
    5] Aveu de Marie Cornu 14 2 1611, à Fenain (Nord), Muchembled, 1979.


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